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tome 1, Chapitre 82 « Face à face » tome 1, Chapitre 82

Lorsque l’eau commence à refroidir, je m’extirpe enfin de la baignoire. Je m’essuie avec une large pièce de tissu qui n’a pas grand-chose à voir avec une serviette, mais qui fait l’affaire malgré tout. Je ne peux m’empêcher d’éprouver un certain sentiment de culpabilité en songeant que pendant que je bénéficie de ce précieux fragment de confort, Charles demeure enfermé dans cette boîte de planches.

Les vêtements, bien que rêches et grossiers, m’offrent malgré tout un véritable cocon de chaleur. J’attache les derniers boutons, puis glisse mes pieds dans des godillots un peu trop grands pour moi. Enfin, je me sens prête à affronter Éva.

Dès que je quitte le couvert du réduit, je me trouve face à ces yeux minéraux, qui ne brillent qu’en surface. Éva est assise sur l’une des deux chaises devant la petite table, qui supporte une bouilloire, une théière et deux tasses. Cette mise en scène ne fait rien pour adoucir ma méfiance. Après avoir été traquée et maltraitée, me voir offrir ce traitement de faveur éveille une sourde inquiétude. À présent que je suis face à elle, je ne peux plus me permettre de montrer mon appréciation pour ses dons ambigus. Je m’assois, très raide, étrangère à moi-même dans, cette tenue qui ne me ressemble pas. Mes mains resserrent instinctivement les pans de l’épais châle.

Nous restons face à face, silencieuses durant un long moment. Enfin, la villageoise prend la parole :

— Souhaitez-vous une tasse de thé ?

Je hausse un sourcil :

— J’ignorais que vous connaissiez assez le thé pour l’apprécier.

Je me morigène alors même que les mots quittent ma bouche. Éva éclate de rire, un son étrangement velouté. Le feu des lampes à huile éclaire les reliefs élégants de son visage ; je m’étonne qu’elle ait su se rendre assez terne, voire ingrate, pour se fondre dans les ombres avec une maestria consommée.

— Vous vous sentez supérieure, n’est-ce pas ? Voyez où cette supériorité vous a menée, susurre-t-elle.

Un frisson parcourt mon dos. Malgré tout, je tente de garder une façade aussi digne que possible.

— Je ne saisis pas en quoi réprouver vos actes me ferait sentir supérieure !

— Vous ne pouvez pas comprendre… »

Je me redresse, prête à protester, mais un seul geste de sa main suffit à me couper dans mes paroles.

— Vous vivez avec une mémoire courte, mademoiselle Chaveau. Vous comme vos semblables… Ici, les choses sont différentes. Votre cousine a cru s’arroger cette mémoire, mais elle n’a fait qu’usurper ce qui nous revenait de droit !

— Qu’est-ce que je viens de faire dans tout cela ?

Ma voix sonne dure, métallique, même à mes propres oreilles. Éva se lève pour verser du thé dans les deux tasses. Je regarde celle qui m’est destinée d’un œil soupçonneux. Rien ne me dit qu’elle n’y a pas versé une quelconque substance avant de la remplir.

La femme doit suivre le cours de mes pensées, car elle m’adresse un sourire froid :

— Vous pouvez boire, ce n’est pas empoisonné. Si j’avais voulu vous tuer, j’aurais pu le faire plus de dix fois depuis que nous vous avons capturée. Ne vous privez pas du plaisir d’un bon thé à cause de bêtes soupçons. Il est excellent…

Son sourire s’élargit :

— Je l’ai volé chez monsieur Célestin.

Je baisse les yeux vers ma tasse, les mâchoires crispées. Sans doute le père de Charles aurait-il souri de ce larcin mesquin, si les méfaits d’Éva s’étaient arrêtés là… mais Éva a pris la peine de piller sa victime avant de tenter de la brûler vive. Je réprime autant que possible la rage qui m’envahit face à son cynisme. Bien entendu, elle se méprend sur ma réaction :

— Je comprends que la mort de monsieur Célestin vous gêne. Je l’aimais bien, vous savez. Si j’avais pu l’épargner, je l’aurais fait, mais les choses ne sont pas si simples.

Malgré ses paroles, rien dans sa voix ne trahit le moindre remords. J’affronte son regard :

— Je vais boire ce thé, mais uniquement pour rendre hommage à monsieur Célestin.

— Faites comme il vous plaît.

Dès la première gorgée, je m’aperçois qu’elle ne sait pas aussi bien le préparer que le vétéran. Elle en a mis une quantité excessive et l’a laissé infuser trop longtemps, dans une eau brûlante. Malgré tout, le liquide brun et amer dans ma tasse conserve un peu de ce parfum divin qui m’avait séduite lors de ma première visite chez Célestin. Je le bois lentement, comme si je pouvais de cette manière reculer l’échéance, quelle qu’elle soit, vers laquelle je me dirige contre mon gré. Au moins, je ne peux reprocher à Éva de manquer de patience. Une fois que j’ai reposé la tasse, elle m’adresse un large sourire :

— Bien. À présent que vous vous sentez mieux, je pense vous convier à une petite cérémonie…

À ces mots, le sang dans mes veines se change en glace. Le type de cérémonie qui me vient à l’esprit implique des participants qui ne sont pas vraiment volontaires pour terminer leur vie dans un bassin d’eau trouble.

— Et si je ne veux pas m’y rendre ?

— Oh, vous pouvez refuser… Mais dans ce cas, je ne peux répondre du sort de Charles Noual.

C’est le coup le plus bas qu’elle pouvait trouver. Je me lève brusquement, heurtant la tasse qui tombe au sol et se brise sur le plancher disjoint. Éva fait claquer sa langue contre son palais et se penche pour ramasser les fragments.

— Dommage, je ne pourrai plus vous offrir de thé…

Elle lâche un par un les morceaux scintillants sur la surface de bois, puis tourne et retourne pensivement le dernier entre ses doigts. Une fois encore, la peur projette mon cœur au bord de mes lèvres. Mon premier réflexe serait de me réfugier sous la table, ou de lui envoyer la chaise dans la figure, mais ses sbires se trouvent toujours derrière la porte, avec leurs armes à feu et leurs gourdins.

Je l’imagine déjà en train de m’entailler le visage avec le tesson, ou même pire, mais le fragment tombe à son tour, avec un tintement qui m’arrache à ma torpeur désespérée.

— Je vous ai fait peur...

Éva s’est levée. Penchée au-dessus de la table, elle me contemple avec malice. Cette femme est complètement folle.

Enfin elle se redresse et hausse les épaules :

— C’était l’effet escompté… J’aurais aimé vous voir plus combative, mais, dans le fond, votre passivité m’arrange.

Je lui lance un regard méfiant :

— Que me voulez-vous ?

— Je souhaiterais que vous jouiez le jeu… un peu plus longtemps.

— Quel jeu ?

— Vous le savez très bien… Vous faire passer pour Armance… comme si elle était revenue d’entre les morts.


Texte publié par Beatrix, 20 mai 2022 à 00h07
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