Nous sommes en vie…
Je murmure ces mots, encore et toujours. Même si nous sommes enfermés dans le noir, et que je sens Charles frémir de douleur chaque fois qu’il change de position. Même si j’ai l’impression que je n’aurais plus jamais chaud de toute mon existence…
Nous sommes en vie.
Au bout d’un moment, la fatigue me terrasse. J’ai perdu tout sens du temps. Il pourrait être midi comme minuit. Le plancher grossier, les murs aveugles et la présence de Charles contre moi constituent toute ma réalité en cet instant. Pour une fois, j’aurais aimé être visitée par l’un de ces songes étranges dont j’ai le secret. Cela m’aurait distraite de ma situation. Si je rêve, c’est d’un espace clos et sombre dont je ne peux m’évader. Finalement, je ne sais si j’ai réussi à dormir ou si j’ai juste somnolé sur l’épaule du jeune homme.
Quand je m’éveille pour de bon, je referme aussitôt les yeux, décidée à trouver de nouveau l’oubli dans le sommeil. Un grincement me tire hors des sables qui m’engloutissent déjà. Je me redresse, pour voir une fine ligne de lumière apparaître le long de la porte.
Une forme féminine se détache en contre-jour ; je n’ai pas besoin qu’elle parle pour reconnaître la maîtresse incontestée de ce royaume souterrain. Je me tourne vers Charles, mais elle secoue négativement la tête, puis me fait signe de la suivre. Avec un soupir, je me lève sur des jambes instables. Tout mon corps me fait mal et j’ai une nouvelle fois le sentiment que plus jamais je n’aurai chaud.
J’espère en mon for intérieur qu’elle a osé venir seule. Je suis certes affaiblie, mais je sens la rage et la détermination relever leur gueule féroce au fond de moi. Déjà, je me ramasse pour bondir, quand j’aperçois ses deux sbires derrière elle. À supposer que je parvienne à l’atteindre, je ne pourrai pas résister aux hommes qui veillent sur elles, à leurs fusils et leurs gourdins. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine : est-ce qu’ils sont venus me chercher pour m’éliminer, ou dans un tout autre but auquel je ne veux même pas songer ? Je le saurai bien assez vite.
Machinalement, je me tourne vers Charles, comme pour trouver pour la dernière fois un contact humain avant de plonger vers le pire… mais au dernier moment, je me retiens. Je n’ai aucune envie d’attirer l’attention vers lui. Peut-être lui reste-t-il une chance infime de s’en sortir. Après tout, il n’est pour rien dans tout cela. Il n’y a que moi à être impliquée par les liens traîtres du sang.
Lorsque j’émerge de la cabane, la seule lumière provient de la lanterne que brandit l’un des sbires d’Éva Rochère, mais elle m’éblouit comme si je regardais le soleil en face. À travers la brume aveuglante qui filtre sous mes cils, je vois les deux hommes s’avancer vers moi, mais la femme les arrête d’un geste :
— Ce ne sera pas la peine. Je suis certaine que mademoiselle Chaveau nous suivra sans faire d’histoire. Est-ce que je me trompe ?
Je cherche quelque chose à rétorquer, mais rien de percutant ni de spirituel ne traverse mon esprit. Il ne me reste plus qu’à acquiescer. En dépit de l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de ma tête, j’espère toujours. Malgré tout, je ne me sens pas prête à supplier. Pas encore.
Encadrée par Bertrand et un autre comparse, je titube sur la succession de roche glissante et de planche mal jointées et à moitié pourries qui constituent les allées du village lacustre. Après quelques marches grinçantes, une porte s’ouvre devant moi, pour me donner accès à une nouvelle cabane… ou plutôt, à une véritable maisonnette, au parquet propre et net, éclairé par des lampes à pétrole qui y projettent une vive clarté. Dans un coin, un poêle répand une douce chaleur ; elle éloigne un peu cette maudite humidité qui s’insinue partout.
Éva me désigne un espace isolé par une paroi de bois.
— Allez vous nettoyer. Nous discuterons après.
Je la fixe d’un regard incrédule, mais l’un des hommes me pousse violemment dans le dos.
— Quand elle parle, tu obéis, la sorcière… »
Dès que je reprends mon équilibre, je me retourne pour protester, mais la femme est plus rapide.
— Ce n’est pas la peine. Je suis certaine que mademoiselle Chaveau sera raisonnable, n’est-ce pas ? Dépêchez-vous. Un bain chaud vous attend…
Cette fois, je reste pour le moins interloquée. Avant de me souvenir que c’est le genre de faveur qu’on accorde en général aux condamnés. Mes entrailles se nouent douloureusement :
— Qu’est-ce que vous comptez faire de moi ?
Un sourire froid étire les lèvres d’Éva :
— Nous allons commencer par parler. Cela ne peut pas faire de mal.
Son regard brille d’une ruse que j’ai refusé de voir jusque-là. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Des dizaines de questions traversent mon esprit. Quel sort réserve-t-elle à Charles ? Et à Castanier ? Même si le cantonnier est un pleutre alcoolique, qui s’est rendu complice des crimes de ces fous furieux, je ne souhaite pas avoir sa mort sur ma conscience.
Avec un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule, je me dirige vers l’espace réduit. Le nuage de vapeur qui en émane m’attire comme une bougie pour les papillons de nuit. Je n’y trouve qu’une vieille baignoire en fer blanc qui a connu des jours meilleurs, mais remplie d’eau chaude, ainsi que des toilettes de fortune qui ressemblent à une caisse trouée. Malgré tout, j’éprouve autant de soulagement que si j’entrais dans la plus luxueuse des salles de bains. Je remarque des vêtements déposés à mon attention : une robe de lainage sombre un peu rapiécée, des bas épais et un châle tricoté. La parfaite tenue de paysanne que ma cousine n’a sans doute jamais accepté de porter. J’ignore si ces habits appartiennent à Éva, à une de ses complices ou de ses victimes. Je vais flotter dedans comme un épouvantail dans une blouse, mais peu importe. La perspective d’enfiler des vêtements propres et secs m’emplit de réconfort, même s’il sera forcément de courte durée.
Après avoir répondu à l’appel de la nature, je me plonge dans l’eau fumante. Je ne me relève que pour me frotter avec le savon rude et malodorant, mais qui me débarrasse efficacement de la saleté accumulée de ce périple. Peu à peu, mon corps se réchauffe, et je reprends vie.
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