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tome 1, Chapitre 80 « Captifs » tome 1, Chapitre 80

Charles tourne la tête dans toutes les directions, comme pour chercher une ouverture entre les rangs des villageois. Je n’ai pas envie qu’il m’entraîne au hasard dans ce dédale souterrain. Je me sens bien trop fatiguée pour cela. Avec douceur, je me détache de son étreinte. Même si je tremble de terreur, je m’accroche au fait que notre diabolique adversaire semble nous vouloir vivants.

— C’est bon, Charles… Je… je vais y aller.

Mes yeux rencontrent ceux d’Éva :

— Je vous en supplie, ne lui faites rien. C’est moi que vous voulez, non ? Vous avez déjà tué monsieur Célestin. Vous devez cesser de vous en prendre à ceux qui n’y sont pour rien…

Un sourire sans joie étire les lèvres d’Éva :

— Personne n’est innocent ici. Pas même lui…

À son geste, deux hommes quittent les rangs, dont Bertrand, pour encadrer Charles et l’emmener vers ce que j’espère être un lieu de réclusion. Quand ils tentent de le saisir par les épaules, mon compagnon se défend vigoureusement ; il échappe à leur prise et envoie un violent coup de coude dans la face du second sbire. L’individu recule, la main pressée sur son nez dont commence à couler un épais filet de sang. J’essaye de lui crier d’arrêter, mais rien ne sort de ma gorge.

Même dans la pénombre, je peux distinguer l’expression jubilatoire de Bertrand, qui brandit à bout de bras son lourd bâton, comme s’il n’attendait que ce moment. Il se précipite vers Charles, le gourdin levé. Le jeune homme parvient à lui attraper le poignet avant que l'arme ne l'atteigne, mais il ne peut que freiner le coup, qui le touche à la tempe. Étourdi, il tombe à genoux sur le sol rocheux, en portant la main au côté gauche de son visage. Je vois sourdre entre ses doigts la sombre brillance du sang. Le cœur au bord des lèvres, je m’élance vers lui, mais Éva saisit les longues mèches de ma chevelure défaite et me tire brusquement en arrière. En m’entendant crier, Charles se redresse, mais avant qu’il ait pu se mettre sur ses pieds, un nouveau coup s’abat sur son dos, puis un autre au creux de ses reins. Le bruit des chocs, amplifié dans l’espace de la caverne, me semble assourdissant.

— Arrêtez !

Enfin, ma voix accepte de sortir, en un hurlement qui me déchire la gorge. Même Éva paraît surprise.

— Charles, je vous en supplie… arrêtez. Ça ne sert à rien. Ils vont finir par vous tuer...

Avec effort, il tourne la tête vers moi. La moitié gauche de sa figure ressemble à un masque écarlate. Sa respiration est rauque et hachée.

Des frissons incontrôlables parcourent mon corps. La veste de Charles ne me réchauffe plus. Personne ne prend la peine de me retenir, cette fois, quand je me précipite vers mon compagnon pour vérifier son état. Sans craindre que le sang tache mes doigts, je saisis son visage entre mes mains, avec douceur pour ne pas le faire souffrir davantage. Son arcade sourcilière est fendue et une ecchymose gonfle sur sa tempe. Malgré la douleur de ses blessures, le regard qui rencontre le mien reste franc et clair.

— Ça va aller, murmure-t-il.

Il s’efforce de sourire, mais le résultat semble plus effrayant que rassurant. Nous nous relevons ensemble, lentement ; je peux voir qu’il serre les dents.

— Vous êtes certain ? Vous avez reçu de sacrés coups…

— Ça va. Je n’ai rien de cassé, si c’est ce qui vous inquiète.

Je ne suis pas convaincue qu’il me dit la vérité, mais il doit savoir mieux que moi dans quel état il se trouve… Du moins j’espère. Quand les hommes de main d’Eva Rochère resserrent les rangs autour de nous, nous ne nous sentons plus, ni l’un ni l’autre, l'énergie de résister. Ils nous entraînent sans ménagement. Bertrand marche juste derrière nous, prêt à jouer de nouveau de son gourdin si l’un de nous deux dévie d’un pas.

En cet instant, mes seules inquiétudes se portent vers Charles. Pour le reste, je suis bien trop épuisée, désormais pour y accorder de l’importance. Chaque seconde où nous nous trouvons encore en vie ressemble à une petite victoire. Pourquoi se préoccuper des minutes ou des heures à venir ?

Les bâtiments autour de nous, vus de plus près, semblent avoir été maintes fois réparés depuis des décennies, voire des siècles : des planches recouvrent d’autres planches, jusqu’à rendre leurs parois presque aussi épaisses que des murs de briques. Enfin, notre étrange procession s’arrête devant l’un d’eux, pas le plus grand, mais le plus robuste. Des ferrures renforcent la porte. Selon toute évidence, c’est là qu’ont été gardés les captifs avant de subir leur terrible sort.

Avant d’entrer, nous sommes soigneusement fouillés ; après avoir perdu nos lampes et nos maigres provisions, ils ne peuvent nous arracher que le couteau de Charles. Ils nous précipitent alors dans la pièce où se mêle l’odeur acide des eaux du lac et des relents de renfermé. Castanier est emprisonné avec nous, à mon profond dégoût. La porte se referme derrière nous avec un grincement plaintif qui semble déjà pleurer notre destin. La dernière trace de lumière disparaît dans l’encoignure de l’espace aux murs aveugles.

Un parquet aussi épais que disjoint branle à chacun de nos pas. J’espère qu'il ne lâchera pas sous notre poids. Je ne voudrais pas me retrouver noyée dans cette substance qui conserverait mon corps comme une relique cachée dans ses profondeurs glauques. Castanier s’est traîné dans un coin où il a dû se recroqueviller comme une araignée morte. J’entends sa respiration paniquée et ses sanglots à demi étouffés. Ces sons érodent mes nerfs ; je dois me retenir de le précipiter à travers le plancher. La main de Charles serre mon épaule.

— Restez tranquille, souffle-t-il à mon oreille. Nous ne pouvons pas faire grand-chose d’autre. Vous êtes encore trempée, vous devez être frigorifiée.

Je ne peux le nier. À présent que le pire du danger semble s’être éloigné de nous, je me sens de nouveau saisie par un froid intense.

— Venez, murmure-t-il.

Son bras entoure mes épaules ; il m’entraîne avec lui vers le plancher, où nous nous retrouvons assis côte à côte, appuyés contre le mur. Ce n’est pas une position confortable, d’autant que le dos de Charles doit le faire souffrir après les coups qu’il a reçus. J’ôte ma veste et, en tâtonnant dans le noir, je la drape autour de nous, même si elle est encore moite. Je me presse alors contre son flanc pour profiter de la chaleur de son corps. La présence de trois adultes dans un espace qui ne doit pas faire beaucoup plus de deux mètres carrés va rapidement réchauffer l’atmosphère dans ce lieu confiné. Je ferme les yeux et laisse ma tête sombrer sur l’épaule de Charles, en écoutant le bruit distant de son cœur.


Texte publié par Beatrix, 17 mai 2022 à 23h53
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