Lorsque nous approchons du mur, je m’aperçois avec soulagement qu’il n’est pas aussi haut que j’avais pu le craindre : il m’arrive à l’épaule. Élevé en pierre brute, il présente assez de prise pour l’escalader. Cependant, quand j’essaye de le franchir, je ne réussis qu’à me meurtrir les doigts.
— Laissez-moi passer en premier, me lance Charles, juste derrière moi.
Il se propulse au-dessus avec une facilité déconcertante, surtout pour un homme de sa stature, puis me tend la main pour me hisser à côté de lui. Une fois assis sur le muret, nous pouvons contempler ce qui s’étend derrière l’église.
Un cimetière. Ou, du moins, ce qui y ressemble, sauf qu’aucune tombe n’est recouverte. Nous surplombons une vaste dalle de pierre naturelle, percée d’excavations en forme de cercueils : des rectangles plus étroits à l’une des extrémités. Il doit y en avoir une bonne centaine. Bizarrement, un réseau de rigoles les relie les unes aux autres, comme un système d’irrigation.
J’observe un long moment ces cuvettes, non sans perplexité. Pourquoi les remplir d’une eau fangeuse totalement impropre à la consommation, voire au nettoyage ? Un mystère de plus dans une histoire qui en comporte un peu trop à mon goût.
Charles se laisse glisser au bas du mur puis me tend les bras pour m’aider à descendre. Une nouvelle odeur agresse nos narines, sensiblement différente de celle des marais, plus acide, presque chimique.
Nous avançons lentement, en scrutant les alentours pour repérer tout mouvement suspect. Si les relents de fumée ne se mêlaient pas aux effluves bourbeux, nous pourrions tout aussi bien nous trouver seuls dans cet endroit si étrange, où la lumière déboulant du sommet du gouffre peine à parvenir. Nous nous nous dirigeons d’un commun accord vers la tombe la plus proche. L’odeur acide est de plus en plus forte, au point de nous prendre à la gorge. L’excavation semble très ancienne : ses bords érodés par le temps portent encore la marque d’outils grossiers. De prime abord, je ne distingue que la surface lisse et brillante d’une eau trouble. Cependant, plus je la contemple, plus je crois apercevoir quelque chose plongé dans le liquide : une masse sombre, oblongue, qui occupe l’essentiel de la cavité.
La sueur me trempe le dos, en dépit du froid ambiant. Machinalement, je glisse la main dans ma poche à la recherche de la lampe-torche. Après un bref regard autour de moi, j’appuie sur l’interrupteur avant de braquer le faisceau vers la tombe.
Quand la lumière surgit, Charles s’avance pour m’arrêter, mais il se fige en voyant ce que j’ai tiré de l’ombre. Même si la lampe n’en éclaire qu’une partie, nous reconnaissons une silhouette humaine. Un corps noirâtre, racorni, comme découpé dans du vieux cuir. Je ne distingue pas grand-chose d’autre, mais cela suffit à me faire reculer précipitamment, en serrant les dents pour ne pas hurler. Charles, qui se tient derrière moi, me saisit par les épaules avant de me prendre doucement la torche des mains. À son tour, il se penche pour examiner la forme immergée.
— Mon dieu… Depuis combien de temps est-il là ?
Après avoir pris quelques profondes inspirations – et lutté pour ne pas rendre mon maigre et écœurant repas –, je commence à me calmer. Cette trouvaille, si je peux appeler cela ainsi, ne relève sans doute que d’une tradition ancienne. Il doit s’agir d’une relique lugubre, au même titre que les ossuaires en plein air ou les restes de saints exposés dans les églises.
— Cet homme semble avoir traversé les âges, murmure mon compagnon d’un ton incrédule. Même ses vêtements sont encore là.
— Malgré toute cette eau ?
— Je dirais plutôt… grâce à cette eau. Les marécages possèdent de singulières capacités de conservation. On a retrouvé des corps étonnement préservés dans les tourbières. Cette eau a peut-être des propriétés similaires. Comme une sorte de… saumure.
Le comparatif ravive ma nausée. Malgré tout, au-delà du dégoût et de l’horreur, j’éprouve une étrange fascination qui me pousse à regarder de nouveau ce mort vénérable. Comme l’a remarqué Charles, il appartient clairement à une époque lointaine : une courte cape de lainage à capuche couvre sa tête et son torse. Il porte en dessous une tunique de toile grossière et un pantalon serré par des lanières autour de ses mollets, ainsi que des souliers de cuir souples. Même dans cet état, qui le fait ressembler à un épouvantail racorni, il dégage une impression de rudesse. De son vivant, il devait m’arriver à peine à l’épaule.
— Un paysan médiéval murmure Charles. Je me demande qui sont les autres…
J’éprouve un peu de soulagement : l’ancienneté du cadavre le rend moins menaçant, moins effrayant, comme s’il n’était déjà plus qu’un objet de musée, comme une momie égyptienne ou un crâne préhistorique. Un peu déshumanisé aussi, tel un vêtement abandonné. Mon dégoût fait place à une curiosité morbide ; je me redresse pour gagner la tombe la plus proche. Charles me suit pour l’éclairer à son tour. À sa longue robe et la coiffe qui couvre sa tête, c’est une femme, cette fois. À travers l’eau trouble, son visage semble plus doux et serein.
— Quel âge avait-elle, à votre avis ?
— Aucune idée. Dans cet état, c’est dur à dire. Elle pouvait avoir vingt ans comme quatre-vingts ans…
— Quatre-vingts ans ? Les gens ne vivaient pas si vieux, au Moyen Âge !
— Certains y parvenaient… Mon père vous dirait que de tout temps, des gens ont atteint un âge vénérable. De véritables survivants qui avaient résisté à tout… À la mortalité infantile, aux décès en couche, aux épidémies, au manque d’hygiène et de connaissances médicales. Le sire de Joinville, le compagnon de Saint-Louis, est mort à plus de quatre-vingt-dix ans.
Le sérieux absolu de son explication, ainsi que les circonstances incongrues dans lesquelles il la délivre, m’arrache un rire nerveux.
— L’histoire semble vous passionner !
— Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu mon père ressasser pendant des années.
Sa voix tremble un peu, comme à chaque fois qu’il évoque le vétéran. Je réprime un soupir : j’espère que Célestin, en constatant notre absence prolongée, n’a pas pris le risque de quitter sa retraite.
L’examen rapide des autres cavités révèle le même genre d’occupants. À mon grand soulagement, nous ne trouvons aucun enfant parmi ces cadavres macérant dans le liquide. Alors que nous parvenons dans une zone où les tombes sont vides, parfois inachevées, ma main attrape la manche de Charles :
— De quoi sont-ils morts, à votre avis ?
— Difficile à déterminer. Je n’ai pas vu de traces de violences, mais cela ne veut pas dire pour autant que leur décès a été naturel.
Je reviens auprès d’un des derniers corps médiévaux, celui d’un homme vêtu de haillons, et braque le rayon de la torche sur les restes racornis, à la recherche d’un signe d’agression. C’est alors que je remarque un cordon à peine visible, serré autour du cou décharné.
— Étranglé…
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