Des centaines de questions se bousculent dans mon esprit. Je m’efforce d’en formuler une à la fois :
— Vous croyez qu’Armance l’a retrouvé… ou que les villageois connaissaient déjà son existence ?
Charles demeure un long moment silencieux, avant de souffler :
— Qui sait… Venez, ça ne sert à rien de traîner ici.
— Mais si nous suivons ce sentier, nous serons à la vue de tous. Peut-être devrions-nous emprunter un passage moins fréquenté…
— Je ne préfère pas. Les ruines ont l’air trop fragiles. Cela risque d’être encore plus dangereux de s’écarter du chemin.
Mon regard erre sur les murs à demi disloqués. Même si la végétation qui les couvre comme un manteau en loque doit les maintenir en partie, certains ne semblent tenir que par miracle. Charles a raison. Bien entendu…
Je sens une large main calleuse saisir la mienne :
— Allez… ce n’est pas le moment de reculer. Il faut juste espérer qu’il existe bien une issue pour quitter ce gouffre.
J’opine en me laissant tirer vers le sentier qui se glisse entre les carcasses torturées des maisons anciennes. La plupart ne comportent plus que leur rez-de-chaussée de pierre, parce que l’étage en torchis a depuis longtemps disparu sous l’assaut des siècles et des éléments. Parfois, les pans de bois pointent encore comme des chicots noircis.
Il n’y a eu aucun miracle au Palluet. La ville s’est évanouie avec le serpent dans les profondeurs de la terre, emportée dans l’étreinte de mort entre Madeleine et le corps luisant de la bête tellurique. Ou peut-être que je me trompe complètement. Si Célestin se trouvait là, sans doute parviendrait-il à une déduction plus juste de la mienne… ou a fortiori Imbach, qui avait consacré tant d’énergie à tenter de percer le secret du marais. Je sens un frisson me parcourir en pensant à ce qu’il a dû éprouver quand Armance l’a menée dans ce lieu incroyable. Il devait jubiler en songeant qu’il avait enfin atteint son but, pour s’apercevoir qu’il avait été conduit dans un piège impitoyable. Il ne mérite pas ma compassion… pourtant, en cet instant, l’évocation de ce terrible destin me soulève le cœur.
Je tente en vain de chasser de mon esprit l’horrible évènement à la base de tous les drames qui se sont déroulés ces derniers jours. Tant de morts… Armance. Le maire et son épouse. Marthe. Sans oublier Célestin qui a failli s’ajouter à cette liste tragique. Charles et moi sommes sans doute passés à deux doigts, nous aussi, de les rejoindre. Je ne suis pas encore certaine que nous en réchapperons. Pourquoi ai-je tenu à me lancer dans cette aventure improbable ?
Le sol de glaise luisante, couverte çà et là d’une couche de mousse et de fougères, absorbe le bruit de nos pas. L’air semble saturé d’humidité, ce qui ne me surprend pas. Après tout, le soleil doit rarement atteindre cet endroit, contrairement à la pluie. La visite serait presque agréable sans le froid qui perce mes vêtements, la fatigue d’une nuit inconfortable et la crainte de voir nos poursuivants surgir au moindre détour.
Je laisse l’étrangeté des lieux subjuguer mes sens, non seulement la vision surréelle de ce village perdu, figé dans le temps, mais aussi le chant de l’eau qui se faufile en ruisselets entre les vieilles pierres, le martèlement cristallin des gouttes qui le ponctue en sourdine, l’odeur de la végétation qui se mêle à celle de la terre et de l’humus, des champignons qui colonisent les coins les plus sombres. Je peux même sentir sur ma peau les courants d’air complexes et ténus qui filent entre les murs disloqués et les parois du gouffre. Au bout d’un moment, ces perceptions prennent le pas sur ma pensée consciente. Mon corps avance en automate, tandis que la fatigue, le froid et la faim qui recommence à m’accabler sont repoussés au second plan. La lumière décline de plus en plus rapidement ; j’ai l’impression qu’une énorme gueule se referme sur l’ancien Palluet.
— Il va faire nuit. Nous devrions installer notre camp.
La voix de Charles me fait sursauter, même s’il a presque chuchoté. Je regarde autour de moi, comme si je m’attendais presque à ce que ce lieu fantasmagorique, qui ressemble presque à ceux que je fréquente en rêve, s’évanouisse d’un coup.
— Il devrait être facile de trouver un coin isolé, et pas trop inconfortable.
À cet instant, je donnerais dix ans de ma vie – à supposer qu’elle ne s’éteigne pas dans les heures qui suivront – pour me retrouver dans une pièce chauffée, installé dans un fauteuil moelleux. Un tel bonheur me semble bien loin, au point de me faire croire que je n’aurai plus jamais chaud de toute mon existence. Même la petite maison d’Armance m’évoque un paradis perdu…
Petit à petit, les bâtiments – et les tas de pierres – se raréfient. Nous quittons la zone dégagée pour retourner dans l’espace stérile de la caverne. Cependant, ce n’est un boyau comme celui dans lequel nous avons si longtemps voyagé, mais une vaste salle à demi ouverte sur le gouffre, et qui abrite un lac. L’étendue aquatique ne possède pas la transparence si particulière aux nappes souterraines. Elle présente une eau trouble, d’un vert brunâtre, alimentée par les coulures qui dégoulinent des parois. L’odeur du marécage me prend à la gorge. Instinctivement, je me couvre le nez, sans grand effet. Malgré tout, ce n’est pas tout à fait la même puanteur ; les effluves malsains qui nous cernent exsudent un relent plus acide, plus métallique. Du regard, j’interroge Charles, mais mon compagnon ne le remarque pas ; ses yeux demeurent braqués vers le centre du lac, d’où émerge un îlot. Dessus se dresse une église, qui ressemble comme une jumelle à celle des marais et à sa sœur effondrée du bosquet.
Le bâtiment ne souffre d’aucun des dommages qui affectent le reste du village. Il ne constituerait qu’une curiosité de plus, sans les cabanons de bois qui s’élèvent à côté : au nombre de quatre ou cinq, ils semblent avoir été construits à la va-vite à partir de planches dépareillées et autres matériaux de récupération. D’un des tuyaux faisant office de cheminée, s’échappe un fin plumet de fumée blanche.
À pas lent, pour ne pas risquer de nous faire repérer si l’un des occupants quitte sa cahute, nous retournons dans les ruines. Au bout d’un moment, Charles finit par trouver un espace dégagé à l’écart du chemin principal, assez éloigné des murs branlants pour éviter d’être écrasés en cas d’effondrement. Même si le confort n’est toujours pas au rendez-vous, au moins pouvons-nous nous asseoir pour parler et envisager la suite.
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