Mes yeux se posent sur les restes d’un piédestal identique à celui de la statue de la femme au serpent, dans l’église du marais. Comme s’il saisissait ma pensée, Charles prend la parole :
— D’après mon père, cet endroit a été incendié à la fin du Moyen Âge. On peut encore distinguer les traces de suie sur la pierre.
— Vous croyez qu’on a voulu détruire ce culte ?
— C’est probable. La chrétienté a tenté de reconquérir le terrain. C’est à cette époque qu’a été bâtie l’église du village. C’est pour cela que le culte s’est replié dans le marais.
Je demeure un moment silencieuse, le temps d’assimiler ces informations.
— Personne ne vient ici ?
— Juste les enfants qui font l’école buissonnière… Mais je doute que par les temps qui courent, les parents les laissent vagabonder. Cet endroit a mauvaise réputation dans ce coin. C’est pour cela que j’y allais souvent. Je n’avais pas beaucoup d’amis. Je passais mon temps à explorer les environs du Palluet. Je les connais mieux que n’importe lequel de ces imbéciles.
Cet aveu me renvoie à mes propres souvenirs. Dans mon enfance, j’ai eu quelques camarades avec qui parler et parfois faire le trajet de l’école à la maison, mais jamais d’amitié durable. Personne ne s’intéressait à moi : j’étais trop pensive, timide et renfermée. À la mort de mon père, je me suis retrouvée piégée dans une relation fusionnelle avec une mère endeuillée. Quand elle est décédée, le mal était fait : j’avais perdu l’essentiel de mes facultés sociales.
Nos yeux se rencontrent, dans une compréhension muette. Charles esquisse un petit sourire :
— Et puis, c’est ainsi que j’ai découvert ça…
Il se lève et ramasse une branche longue et robuste, avant de se diriger vers l’autel. Il s’arrête près d’une large dalle un peu de travers et coince l’extrémité de la branche dans un interstice sur le côté de la dalle, puis s’arc-boute sur ce levier improvisé. Le bloc de pierre se déplace avec un grincement sourd ; il révèle une cavité dans laquelle s’enfonce une volée de marches usées.
Curieuse, je vais le rejoindre. Une bouffée d’air froid à l’odeur de cave me souffle au visage.
— Vous y êtes déjà descendu ?
— Oui… Mais je n’ai jamais osé parcourir plus d’une vingtaine de mètres. Au-delà, la maçonnerie est instable. Je n’avais pas envie de me retrouver enterré vivant. Pourtant, je suis sûr qu’on y trouverait des choses intéressantes… je pouvais entendre le bruit de l’eau qui coulait.
— Comme sous la maison d’Armance ?
Malgré la pénombre, je vois ses sourcils se froncer :
— Maintenant que vous le mentionnez… C’est vrai. Il doit s’agir de la même rivière souterraine.
Je réfléchis un instant avant de reprendre :
— Vous m’avez dit vous-même qu’Armance avait tenu à s’installer dans cette maison, alors qu’elle était à moitié en ruine et que personne ne voulait s’en approcher. Est-ce que cela pourrait avoir un rapport avec la rivière ?
Le jeune homme marque un temps d’arrêt et s’apprête à me répondre, quand il s’immobilise et me fait signe de me taire. Ses paupières se plissent, comme s’il écoutait avec attention un bruit éloigné. Soudain, il se penche vers moi pour me souffler à l’oreille :
— Ne dites plus rien et venez avec moi !
Sans lâcher la branche qu’il garde comme arme de fortune, il prend ma main pour m’entraîner dans le sous-sol. Alors que je m’engage dans l’escalier, je perçois une rumeur lointaine de voix énervées et des pas hâtifs. La terreur me prend au ventre. Je la repousse en me concentrant sur les marches luisantes d’humidité, dans lesquelles je risque à chaque instant de glisser. Nous parvenons dans un couloir maçonné, encore faiblement illuminé par la lumière du jour.
Quand la clarté naturelle ne nous atteint plus, mon compagnon allume son briquet pour éclairer le souterrain. L’odeur de terre et de renfermé s’intensifie. Même si l’air n’est pas plus froid qu’en surface, sa moiteur me fait frissonner.
Charles me guide sur une dizaine de mètres. À cet endroit, la galerie s’élargit ; sur le côté droit, j’aperçois une masse qui ressemble plus à un amas de pierres qu’à un mur, même en ruines.
— Il y a un passage derrière, me murmure Charles.
À la lueur ténue de la flamme, je découvre une alcôve sous un arc voûté, qui abrite un banc de maçonnerie. Je lève les yeux avec inquiétude.
— Ne vous en faites pas, reprend mon compagnon. Ça ne risque pas de s’effondrer !
Une fois que nous sommes assis sur le banc, il éteint son briquet. L’endroit est étroit que je me retrouve pressée contre lui.
— Vous croyez qu’ils vont descendre ici ?
Ma voix se limite à un souffle presque inaudible, mais il saisit parfaitement mes paroles. Il me répond, à la même hauteur :
— À mon avis, ils se contenteront d’un coup d’œil et ne verront pas l’ouverture dans le sol… Et ils n’ont pas dû emporter de lanterne avec eux. Je doute qu’ils puissent trouver cette cache… J’espère juste qu’ils ne vont pas essayer de nous chercher chez les Ferrand.
Charles retombe dans le silence ; je comprends son inquiétude. Que se passera-t-il si nos poursuivants découvrent que Célestin est vivant ? Est-ce qu’ils tenteront de le faire parler pour savoir où nous sommes ? Ou, pire encore, de le faire taire parce qu’il a trouvé les clichés compromettants ? Certes, le vétéran a de la ressource. S’il a réussi à fuir l’incendie malgré son infirmité, il parviendra à échapper à une bande d’imbéciles sans cervelle. Je m’accroche à cet espoir, tout comme Charles, sans doute. Nous ne pouvons rien y faire pour le moment.
En attendant, nous restons assis l’un contre l’autre. Ma tête repose sur son épaule ; j’écoute la respiration aller et venir dans sa poitrine. Le sentir aussi puissant, aussi vivant, me rassure. La confiance que j’éprouve à son égard se répand comme un baume sur ma conscience à vif.
J’en ai besoin, plus que jamais. La situation me renvoie aux heures terribles de la guerre. Même si cela remonte à des années à présent, je me réveille encore, parfois, en croyant entendre le hurlement strident des sirènes. Au plus profond de la nuit, tout redevient trop réel : la descente effrénée dans la cave de l’immeuble, parmi d’autres personnes terrorisées, les pleurs des enfants, les prières des vieilles dames, le fracas lointain des bombardements, la crainte de se retrouver enseveli sous les décombres, sans avoir revu la lumière du jour…
Avant que je puisse le réprimer, un sanglot m’échappe.
— Tout va bien, me murmure Charles.
Je sens son bras – celui qui n’est pas immobilisé par mon corps pressé contre lui – m’entourer comme un rempart. Je voudrais m’excuser de me montrer aussi peureuse. Je ne suis plus une petite fille pour pleurnicher à la moindre frayeur, mais notre sécurité est plus importante que ma fierté, alors je garde le silence.
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