Ma main se presse sur ma bouche pour étouffer une nausée montante. Brusquement, quelqu’un me tire en arrière ; je ne peux réprimer un cri de surprise, avant de m’apercevoir qu’il s’agit de Charles. Sans doute craint-il que j’attire une nouvelle fois la vindicte des gens du Palluet. Hélas, son geste produit l’effet inverse : tous les regards se tournent vers moi… Des regards sombres, profondément sertis sous des sourcils froncés. Une rumeur s'élève, chargée de colère et d’hostilité.
Ces visages, je les ai vus après la messe du dimanche : chacun de leur hochement de tête et de leur battement de paupière, chaque crispation de leurs lèvres semblait approuver les paroles accusatrices de Marthe. Dès qu’elles m’aperçoivent, les femmes, plus acharnées que leurs époux et leurs frères, s’avancent vers moi. Leurs yeux brillent d’une haine vindicative.
— Ose dire que tu n’y es pour rien, sale sorcière !
— Espèce de traînée ! À peine revenue, et tu as remis Noual dans ton lit !
— C’est peut-être bien toi qui as grillé son père, pour lui mettre la main dessus !
— Salope…
— Putain !
Les insultes gagnent en violence, en vulgarité, les mots se mêlent en une bouillie infâme. Les paroles du père Etienne, qui tente de ramener les consciences à la raison, se noient dans ce tumulte. Pour elles, je suis déjà jugée ; elles sont prêtes à appliquer le supplice. Certaines menacent de me noyer au pied de la chapelle, comme la pauvre Marguerite Ferrand. Au bout d’un instant, je ne peux en supporter davantage.
— Ce n’est pas moi, et vous le savez très bien !
Ces paroles n’aident pas ma cause. Les accusations deviennent encore plus dures, plus agressives. Seule la présence silencieuse de Charles les empêche de se saisir de moi, de me déchirer en morceaux ou tout autre sort similaire. Malgré tout, je refuse d’abandonner.
— Écoutez-moi, nous connaissons…
Une main se plaque sur ma bouche, tandis qu’un bras puissant m’enlace pour m’éloigner de la meute. Je me retrouve immobilisée, le dos contre la large poitrine de Charles. Il penche la tête vers mon oreille pour me murmurer hâtivement :
— Nous devons gagner la mairie et passer ce coup de fil. Nous n’aurons qu’à nous y enfermer en attendant l’arrivée des gendarmes.
Il me relâche, aussi brutalement qu’il m’a attrapée. Je vacille un peu avant de reprendre mon équilibre. Charles me saisit la main et me tire vers le bâtiment officiel, mais c’est sans compter les hommes, qui nous ont cernés en silence pendant que les femmes nous insultaient. Si leur menace reste muette, elle n’en est pas moins redoutable.
Avec leur taille râblée, leur corps robuste et nerveux habitué aux tâches les plus rudes, leur regard dur et froid comme le silex, ils forment une véritable muraille devant nous. Si Charles l’osait, il pourrait sans doute en mettre à terre une bonne partie sans trop de mal, mais nous ne sommes pas venus pour mener une guerre.
Les yeux du jeune homme bougent d’un côté puis de l’autre, comme pour chercher une brèche dans ce rempart d’hostilité. Quand il ne trouve aucune faille qui nous permettrait de nous replier dans la mairie, il lève les deux mains dans un geste d’apaisement. Sa voix s’élève, lente et précise comme s’il parlait à un enfant un peu simplet :
— Nous allons juste appeler les gendarmes à propos de l’incendie de la Garrette. Si nous étions coupables, nous n’agirions pas de la sorte !
Un des villageois, qui m’évoque un sanglier grisonnant autant par sa puissance contenue que par son expression agressive et butée, s’avance d’un pas. Mon cœur manque un battement quand je vois qu'il est armé d'un épais gourdin.
— Non. Restez où vous êtes. Ce n’est pas à des étrangers de nous dire comment faire la loi ici, surtout quand les nôtres sont concernés !
Les mots lui échappent comme les aboiements d’un chien enragé, bientôt rejoint par toute la meute. À moitié tétanisée par la terreur, j’ouvre la bouche pour leur demander ce qu’ils comptent nous faire. La main de Charles tient toujours mon poignet ; son regard m’intime le silence.
— Des étrangers ? rétorque-t-il. Je suis né et j’ai grandi ici ! Je suis allé à l’école avec vos enfants, vos frères et sœurs ! Avec vous… ajoute-t-il en se tournant vers les plus jeunes, qui demeurent en retrait de leurs aînés, un peu incertains.
— En traînant dans son lit, tu as perdu le droit d’être un des nôtres ! lance l’un des paysans, un vieil homme barbu jusqu’aux yeux.
Charles fait son possible pour réprimer sa rage, mais je la sens monter en lui, comme une marée qui se prépare à tout emporter sur son passage. Pourtant, il cherche encore à parlementer – ou à gagner du temps, ou à créer une diversion… c’est difficile à dire. Il reprend la parole, d’une voix plus puissante :
— Dans ce cas, qu’est-ce qui vous retient de nous transformer en chair à pâté ? De nous faire subir ce que vous avez infligé aux Allemands, en 1944 ? Vous n’avez peut-être pas traîné dans le lit d’Armance, mais vous l’avez tous suivie, à cette époque… Jusqu’à ce qu’une autre vous retourne comme des vieux gants !
Je n’ai pas besoin de demander qui peut être cette « autre ». Notre ennemie, désormais, n’est plus le spectre de ma cousine, mais une seconde manipulatrice qui a attendu son heure pour organiser sa vengeance.
La remarque a touché juste : un silence s’abat sur l’assemblée, pour faire place presque aussitôt à une rumeur sourde. Un des hommes serre les poings et se précipite sur Charles avec un cri de rage. De toute évidence, mon compagnon n’attendait que cela pour bouger. Il se décale sur le côté et donne dans le dos de son agresseur une forte poussée qui le fait basculer à terre. Il en profite pour se ruer vers l’ouverture ainsi créée, en me tirant derrière lui.
Au lieu de m’entraîner vers la mairie, où nous nous retrouverions assiégés, il se dirige vers une allée qui s'enfonce entre deux maisons. Mon cœur bat à coups redoublés dans ma poitrine ; je me sens essoufflée dès les premières foulées. Déjà, les villageois se sont lancés derrière nous.
À notre avantage, Charles possède une connaissance admirable des chemins qui serpentent à l’arrière des habitations, entre les murets des jardins ou des premiers carrés de champs. Il nous a dérobés à la vue des poursuivants, assez longtemps pour qu’ils ignorent la direction que nous avons prise. Je ne sais pas plus qu’eux où le jeune homme me mène. Je me doute qu’il ne nous ramènera pas dans la maison des Ferrand, pour éviter de mettre son père en danger. Les sentiers à travers lesquels nous louvoyons se transforment vite en labyrinthe de pierre, de végétation, de clôtures de bois, de grillage et de tôle.
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