Soudain, elle apparaît ; d’abord une simple étincelle, puis un halo qui émane d’une lanterne à l’avant de l’embarcation. Une silhouette recouverte d’un long manteau à capuche la tient à bout de bras. Peu à peu, la lueur s’étend, tirant de la nuit les berges d’une rivière. Elle coule entre deux parois de pierre, polies et brillantes, décorées par endroits par les reliefs fantasmagoriques d’une architecture naturelle. Entre des stalactites et des stalagmites aux reflets rougeâtres, qui m’évoquent les crocs d’un prédateur qui vient de se repaître, se dessinent d’amples drapés d’albâtre. La roche luit légèrement, vernissée par l’humidité, avant de retomber dans le néant dès qu’elle quitte le halo de clarté. Je contemple ce panorama avec des yeux fascinés.
En regardant s’évanouir un relief particulièrement impressionnant, je m’aperçois que personne ne dirige l’embarcation. Le courant doit suffire à la faire avancer, mais ne risque-t-elle pas de se fracasser sur les berges de pierre ?
Comme si elle avait senti mon inquiétude soudaine, la silhouette se tourne vers moi. Son capuchon glisse en arrière, libérant de longues mèches sombres et ruisselantes. Elles se collent sur un visage abîmé par l’eau et la décomposition, mais que je reconnais sans hésitation. Il est devenu un élément habituel de mes songes. Une main blafarde, celle qui ne porte pas la lanterne, se lève vers les lèvres noircies pour m’intimer le silence.
À peine son bras est-il retombé qu’une lumière plus diffuse envahit le boyau souterrain… et devant nous…
J’ouvre les yeux avant de découvrir ce qui s'étend devant moi. La triste lumière matinale qui s’insinue sous mes paupières m’a tirée du sommeil et m'a volé le secret du marais. J’en suis seule responsable : je n’ai eu de courage de fermer les volets intérieurs pour aveugler la lucarne. D'une main lourde, je repousse de mon visage mes cheveux emmêlés. L’odeur âcre de la fumée, qui les imprègne toujours, se mélange au parfum de lavande des draps et aux relents de naphtaline de la couverture.
Surmontant mon inertie, j'abandonne la chaleur du lit pour m’habiller. Je prends le temps de disposer la chemise de nuit sur une chaise avant de sortir. Juste au moment où je quitte la chambre, Charles émerge de la sienne.
— Il est déjà huit heures et demie… déclare-t-il après m'avoir salué. Je vais déjeuner rapidement avant de me rendre en ville. Les gens seront déjà au travail. Je ne devrais pas croiser grand monde…
Il désigne du menton la porte à côté de la sienne :
— Il dort encore. Vous me direz, ça n’est pas étonnant après toutes ces émotions. Je compte sur vous pour lui expliquer que je reviens au plus tôt, s’il s’éveille avant mon retour.
— Non.
Il me lance un coup d’œil perplexe :
— Comment, non ?
Je me redresse pour affronter son regard :
— Si je reste seule ici, rien ne prouve qu’on n'essaiera pas d’attenter à ma vie en profitant de votre absence… Imaginez qu’Éva Rochère ou l’un de ses complices découvre que votre père est toujours en vie ? De toute façon, tout le monde s’attend à ce que je demeure collée à vous dans ces circonstances...
Charles me fixe en silence, avant de secouer la tête avec un mélange d’agacement et de résignation :
— Le pire, c’est que vous n’avez pas tort. Peut-être pouvez-vous lancer le café pendant que je vais chercher la clef de la mairie et que j’écris un mot pour mon père ?
J’esquisse une petite grimace :
— Je veux bien le faire, mais c’est à vos risques et périls. Mon café n’a rien d’admirable. Le vôtre serait certainement bien meilleur.
Il hausse les épaules avec un sourire :
— Peu importe. Je m’en contenterai.
Tout compte fait, mon café doit être acceptable, car le jeune homme l’avale sans broncher. Ou peut-être s'efforce-t-il d'être courtois. Vers neuf heures, nous quittons enfin la maison des Ferrand. En remontant vers le centre du village, nous passons devant les vestiges de la Garette. De cette demeure confortable et chaleureuse, il ne reste que des murs noircis et un enchevêtrement de poutres carbonisées. Charles s’immobilise pour contempler les ruines de sa maison d'enfance. Ses poings se serrent convulsivement. Je pose une main hésitante sur son bras, pour lui enjoindre de poursuivre notre route ; il opine en silence avant de se remettre en marche.
En parvenant en vue de l’église, nous apercevons un attroupement sur la place. Je me demande ce qui peut bien réunir autant de monde, à l’heure où chacun devrait vaquer à ses tâches quotidiennes. Nous échangeons un regard inquiet : par les temps qui courent, cela n’augure rien de bon.
Plus je m’approche, plus je me sens nerveuse devant ce cercle de villageois dont je ne distingue que des dos. Des dos massifs couverts de toile épaisse, des dos plus frêles enveloppés de châles… Ils forment une paroi impénétrable qui dissimule l’objet du rassemblement – s’il y en a même un. Charles m’attrape le bras.
— Attendez un instant !
Je comprends sa méfiance. Après l’altercation qui m’a opposée à Marthe, je ne suis plus la bienvenue au Palluet. La porte du presbytère s’ouvre, pour livrer passage au père Étienne. Sa voix raisonne dans l’atmosphère pesante, aussi vibrante que lorsqu’il déclame ses sermons.
— Que se passe-t-il ici ?
Même si son autorité sur les âmes laisse à désirer, il parvient malgré tout à toucher les esprits. Le rempart de corps cède comme les murailles sous les trompettes de Jéricho. Assez, du moins, pour que je puisse apercevoir une forme couchée au sol. L’attention des villageois s’est reportée sur le père Étienne, mais quelques-uns continuent à fixer du regard cette masse inerte. J’en profite pour me dégager de la prise de Charles et m’avancer suffisamment pour en distinguer la nature.
Aucun doute n’est possible. C'est un corps humain, face contre terre… plus précisément celui d’une femme. Elle repose au centre d’une mare sombre, que je prends d’abord pour du sang, avant de constater qu'il s'agit seulement d’eau. Le cadavre en est gorgé, comme s’il venait d’être repêché, tout comme celui de Marguerite Ferrand quand Charles l’a sorti du marais. Derrière moi, j’entends le jeune homme jurer.
L’un des villageois, plus brave que les autres, se décide à le retourner. À sa casquette, je reconnais Antoine Castanier, le fossoyeur.
Le visage de la morte m’est familier. Pourtant, je ne l’ai pas connue longtemps : je l’ai juste croisée deux fois, mais cela suffit pour graver dans sa mémoire des traits habités par la haine. C’est Marthe, l’amie de Marguerite.
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