Charles lève les yeux vers le plafond.
— Cessons le sentimentalisme, si vous le voulez bien… Je m’occupe de la gendarmerie, mais la seule ligne que nous pouvons utiliser se trouve à la mairie, et elle est fermée à cette heure-ci. Est-ce que tu sais où sont les clefs d’oncle Justin ?
Je suis un peu surprise d’apprendre l’absence de ligne téléphonique dans la demeure du maire. Peut-être est-ce lié à des soucis pécuniaires, à voir l’état défraîchi de la maison ? Ou peut-être que Justin Ferrand jugeait que c’était inutile, puisqu’il pouvait employer celle de la mairie.
— Dans le premier tiroir de son bureau, répond Célestin. Tu pourras toujours faire cela demain matin. En attendant, je propose que nous nous restaurions et que nous essayions de dormir un peu, même si ça ne sera pas forcément aisé.
Lorsque je consulte Charles du regard, il opine avec un soupir. Il ne peut que se soumettre au bon sens du vétéran. Le repas, que nous prenons à l’office, se réduit à une boîte de conserve réchauffée, un peu de pain et un bocal de fruits au sirop. Sans doute Gisèle nous pardonnera-t-elle cette petite ponction sur son héritage.
Les deux hommes me laissent utiliser en premier la salle d’eau de la chambre d’ami. Alors que je m’apprête à y entrer, Charles me demande d’un ton bourru d’attendre un instant. Quand il reparaît, il me tend d’un air gêné une serviette de toilette ainsi qu’un vêtement de cotonnade rose pâle. Je le déplie pour révéler une chemise de nuit, trop large pour appartenir à Gisèle… ce qui signifie qu’elle doit provenir des armoires de la malheureuse Marguerite. J’esquisse un mouvement de recul, mais il plonge son regard dans le mien :
— Je devine ce que vous pensez… Mais je connaissais assez ma tante pour savoir qu’elle aurait voulu que ses affaires servent. Que croyez-vous qu’elles vont devenir, de toute façon ? Gisèle les enverra sans doute à une institution de charité…
Cette dernière remarque suffit à vaincre ma réticence, mais je ne peux m’empêcher de la commenter :
— Vous jugez donc que me la prêter est aussi un acte de charité ?
Il lève les yeux au ciel en bougonnant. Je ne peux réprimer un petit sourire, avant de songer que si son père était présent, il se moquerait probablement de nous.
— Bien, je la prends, mais je ne la mettrai qu’au moment de me coucher.
— Je veux bien reconnaître que les goûts de ma pauvre tante ne la portaient pas vraiment à la sobriété.
Mon regard se baisse de nouveau sur le vêtement ; j’examine la profusion de volants et de dentelles qui l’orne. Je vais ressembler à un chou à la crème géante là-dedans ! Malgré tout, l’étoffe possède la douceur et la souplesse des habits un peu usés ; même si elle est imprégnée d’un vague relent du parfum de Marguerite, elle dégage aussi une agréable fragrance de lavande.
La salle d’eau, plutôt exiguë, ne comporte qu’un lavabo. Malgré tout, c’est une véritable bénédiction de pouvoir se décrasser. J’aurais voulu me changer, mais ma valise est restée dans la camionnette. Je n’ai pas envie de ressortir à cette heure tardive, ni de déranger Charles, et encore moins de prélever autre chose dans les effets de Gisèle ou Marguerite. De toute façon, leurs vêtements ne me conviendraient pas… L’adolescente est trop petite, et sa mère possédait une silhouette bien plus ronde que la mienne. Je me vois obligée de renfiler des affaires qui dégagent une odeur de fumée et un vague relent de marécage.
Charles m’attend à la porte ; nous partons à la recherche de la fameuse lingerie que nous finissons par découvrir au bout du couloir. Fort heureusement, elle n’est pas verrouillée et nous pouvons nous servir amplement en draps, oreillers, couvertures… Tandis que Célestin profite à son tour de la salle d’eau, nous gagnons les chambres de bonnes pour faire trois lits. Les matelas de crin sentent un peu le renfermé et les peintures des murs s’écaillent, mais je préfère mille fois loger sous les combles que dans la maison d’Armance. La nuit s’étend déjà au-dehors. J’éprouve une fatigue tellement profonde que je parviens tout juste à me glisser entre les draps. Si j’ai pu craindre que les émotions intenses des jours derniers m’empêchent de dormir, je suis vite détrompée : à peine ma tête a-t-elle touché l’oreiller que le sommeil m’engloutit.
Quand je rouvre les paupières, il fait noir. Un noir absolu, presque palpable. Je tends la main, comme si je pouvais l’écarter comme un rideau, mais je ne rencontre que le vide. Je pourrais tout aussi bien flotter seule au cœur du néant.
Je m’aperçois alors que je suis debout. J’essaye de faire un pas ; aussitôt, le sol tangue sous mes pieds. Surprise, je baisse les yeux, avant de me souvenir que je ne peux rien distinguer de ce qui m’entoure. Bientôt, un son me parvient… un léger clapotis d’eau. Avec mille précautions, je m’accroupis dans ce qui semble être une sorte d’embarcation. Quand je me penche par-dessus bord, mes doigts effleurent une surface glacée, qui ne me laisse plus aucun doute sur l’endroit où je me trouve.
J’ai envie de crier, de hurler, mais quelque chose me souffle que personne ne m’entendrait. Je n’aperçois ni lune ni étoiles… Même sous un ciel couvert, une telle obscurité paraît presque impossible. Je ferme les yeux en espérant que quand je les rouvrirai, ils se seront habitués à la pénombre.
Je laisse passer cinq, dix, vingt secondes, avant d’enfin relever les paupières : devant moi, des abysses de noirceur s’étendent toujours. L’esquif se balance légèrement. Aux clapotis qui nous accompagnent, il s’avance sur les flots invisibles. Lorsque j’étais enfant, ma mère m’avait emmenée au Louvre pour me faire découvrir les collections égyptiennes. Je me souviens d’une légende qui racontait que la barque du soleil partait chaque soir dans le monde des ténèbres où le dieu qui représentait l’astre du jour affrontait des monstres hideux pour resurgir, triomphant, dans la lumière du matin. Est-ce que je me suis moi aussi enfoncée dans les ténèbres ? Est-ce que je rencontrerai des monstres sur la route ? Et, surtout, est-ce que je verrai renaître la lumière tout autour de moi ?
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