Une fois le repas terminé, Charles place les reliefs végétaux dans une fosse au coin du terrain qui sert également à l’aisance, tandis que les reliefs de poissons sont abandonnés près du potager.
— Certains animaux seront contents de pouvoir en profiter, explique-t-il. D'ici quelques heures, il n'y aura plus rien...
Ses yeux errent vers le ciel, comme s’il pouvait déterminer l’heure en dépit de la couverture nuageuse.
— Il est temps de rentrer. Je ne veux pas laisser mon père seul trop longtemps… D'habitude, il s'en sort très bien, mais avec la situation actuelle...
Encore une fois, je songe à l’étrange mélange de familiarité et de distance qui existe entre eux. Je ne me souviens pas avoir entendu de « père » ou « papa » franchir ses lèvres quand il se trouvait à la Garette, en dépit d'une affection manifeste. Peut-être que cette attitude découle de sa période de clandestinité.
Il faut dire que les deux hommes se ressemblent peu , si ce n’est par leur regard. L’érudit tranquille au langage châtié et le solitaire du marais appartiennent à des mondes différents. Pourtant, cela n'a pas réussi à les séparer tout à fait.
Après avoir vérifié que tout est en ordre, nous rembarquons enfin. Avant que les robustes coups de perches ne nous éloignent de l’îlot, je me retourne pour graver dans mon esprit l’image de la maisonnette dans son écrin de saules, au cœur des étendues miroitantes. Cette fois, il fait jour, et je peux observer les modifications que subit le paysage au fur et à mesure de notre avancée. Les eaux se troublent, la végétation se racornit, les fraîches senteurs aquatiques laissent place à la puanteur de la vase qui agresse mes narines. J’admire l’habileté avec laquelle Charles trouve les chenaux à travers lesquels il nous mène jusqu’au ponton couvert près de la grange. Dès que nous avons débarqué, nous nous dirigeons vers la camionnette. Charles marque une pause pour examiner la Juvaquatre.
— Il faudrait faire venir une dépanneuse de Sainte-Madeleine.
— Vous essayez de vous débarrasser de moi ?
Il s’agit d’une pauvre tentative d’humour, qui n’atteint visiblement pas Charles. Il se redresse pour me jeter un regard interloqué, avant de hausser les épaules :
— Venez. Je voudrais être de retour avant la nuit. Je ne suis pas tranquille...
— Vous croyez qu’il a pu arriver quelque chose ?
— C’est toujours possible…
Ses sourcils froncés témoignent de son inquiétude. Il n’a pas tort, cependant. Je n’étais pas rassurée non plus à l'idée de laisser Célestin seul, alors même que quelqu’un avait fouillé les documents. Tandis que la camionnette s’élance sur la route, je m'interroge de nouveau sur les constatations du vétéran. Charles aussi, sans doute, car il rompt le premier le silence :
— Cela m’a fait du bien de revenir chez moi. J’ai pu réfléchir de façon plus sereine à tout ce qui se passe.
— Et vous avez conclu quoi ?
— Je repensais à Armance, et à la manière dont elle a pris de l’ascendant sur le Palluet.
— Il y a une chose que vous ne m’avez pas dit ?
— Oui, mais juste parce que je n’y avais pas pensé.
Il laisse quelques cahots secouer le véhicule avant de poursuivre :
— C'est à propos de sa maison.
— Celle où je me suis installée en arrivant ?
Il opine lentement, sans détourner le regard de la route.
— Un peu avant la disparition des Allemands, elle a jeté son dévolu sur cette maison, qui était abandonnée depuis un certain temps. Elle avait une très mauvaise réputation…
J’écarquille les yeux, surprise :
— Cette maisonnette de rien du tout ? »
Charles opine gravement :
— Ça peut sembler étrange, vu comme ça. Elle était vide depuis la mort de sa précédente propriétaire, au début du siècle. Elle commençait à tomber en ruines. Même les enfants du village avaient peur d’y entrer. Je n’ai jamais compris pourquoi elle avait jeté son dévolu dessus… Maintenant, je me demande si elle ne pensait pas y trouver quelque chose d’intéressant… peut-être est-ce le cas. Elle a dû avoir vent des histoires qui tournaient autour de cette bâtisse. Après tout, elle a toujours été douée pour soutirer des informations aux gens du coin. Elle était prête à donner de sa personne pour cela, après tout…
Aux accents sarcastiques que prend sa voix, je devine à quoi il fait référence. Aussitôt, il hausse les épaules :
— Non que je juge la façon dont elle menait sa vie. C’était son affaire… Et je m’en moquerais, si elle n'avait pas agi dans un but sinistre...
Je détourne les yeux, aussi touchée qu’agacée par cette étincelle d'indulgence. Pourquoi se sent-il obligé de ne pas condamner - sur ce point du moins - une criminelle qui s’est servie de lui d'une manière éhontée ? Après tout, c'est Armance qui l’a conduit à se détester, au point de s’enfoncer dans ce marais, certes plus accueillant que celui qui cerne le Palluet, mais effroyablement isolé. En un sens, ce n’est ni le Palluet, ni même Sainte-Madeleine qui le rejettent : c’est lui qui s’estime indigne de retourner auprès des autres humains, quand bien même il n’a pas démérité… Mais si Célestin n’a pas pu lui faire voir les choses sous un jour moins biaisé, ce n’est pas moi qui vais y parvenir.
Lorsque nous arrivons en vue du village, quelque chose d’étrange me frappe aussitôt : le ciel au-dessus de la ville semble plus lourd, brumeux… Une odeur de cendre flotte dans l’air. Au départ, je pense à un simple feu de broussaille dans un champ des environs, mais quand les premières maisons apparaissent, et que ce relent se précise, je redoute un désastre sérieux. Charles appuie sur la pédale de la camionnette ; le même pressentiment commence à l’étreindre, à l’oppresser… Ses mâchoires crispées saillent sous sa barbe.
Tandis que nous poursuivons notre route, le plumet de fumée qui se déploie par-dessus les toits devient de plus en plus épais. Il monte en grosses volutes bouffies d’un gris sombre et opaque.
Le véhicule gagne en vitesse ; les mains de Charles agrippent si fort le volant que ses jointures en blanchissent. Mes propres poings se serrent jusqu’à ce que mes ongles pénètrent dans mes paumes. Quand la camionnette freine, les pneus crissent si fort que c’est un miracle s’ils n’éclatent pas.
Il saute à terre sans prendre la peine de couper le contact et de fermer la portière. Il n’y a pas de doute possible : c’est bien la Garette qui est en flamme. Un petit attroupement est déjà présent. Charles essaye de forcer le passage vers la maison, mais des bras le retiennent, ceux des hommes du coin qui à défaut de le respecter, comprennent sa douleur.
Je m’aperçois seulement que je suis descendue du véhicule et que je m’avance sur le chemin en direction du jeune homme. Enfin, je m’oblige à regarder…
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