La flamme se reflète en éclats fragmentés sur les rides évanescentes que notre passage crée sur la surface du marais. Le bruit de la perche qui plonge dans l’eau rythme notre voyage. Autour de nous s’élèvent parfois des cris d’oiseaux, lugubres et solitaire. Un son strident déchire la nuit, mêlant jappement, gloussement et hurlement presque humain. Je me recroqueville sur moi-même, en me demandant quelle terrible créature peut émettre un son pareil.
— C’est juste un renard.
Même si je n’ai rien dit, Charles a deviné ma crainte de citadine. Malgré tout, je ne perçois dans son ton aucune moquerie.
La fatigue commence à me submerger. Je ne peux que me recroqueviller sur le banc, en serrant mon manteau autour de moi et en laissant mon regard errer dans toute cette obscurité. Comment Charles fait-il pour se diriger ? Encore une fois, je songe qu’il doit posséder un sens de l’orientation presque surnaturel.
Le clapotement de l’eau de long de la barque devient hypnotique, et je perds peu à peu le sens du temps et de l’espace. Nous pourrions tout aussi ben glisser en plein ciel. En levant les yeux, j’aperçois brièvement une étoile apparaître entre deux nuées.
Aucun rêve ne vient me visiter, juste une torpeur qui m’enveloppe comme cocon et m’isole progressivement de la réalité. Un léger choc me ramène à la réalité.
— Nous somme arrivées.
La barque vient de heurter un ponton de bois. Charles attache l’amarre et se hisse hors de l’esquif, puis me tend la main. Je me laisse hisser sur les planches qui se révèrent fermes et solides sous mes pieds. Il se penche pour prendre ma valise.
— Venez, la maison n’est qu’à quelques mètres.
Mes jambes tremblent, engourdies par ma longue immobilité, mais je serre les dents et lui emboîte le pas. Un souffle de vent me fait frissonner. Il apporte une odeur aquatique, mais qui contient aucun relent de vase ni de pourriture, juste cette effluve fraîche et un peu amère qui évoque un monde miroitant. Il entraînait aussi avec lui un son inattendu, un bruissement de feuillage, comme si de grands arbres entouraient le lieu. J’entends une porte qui s’ouvre ; à la suite de la lanterne, je pénètre dans une pièce que je détaille avec attention – et non sans surprise.
Pour peu, je pourrais me croire dans un chalet de montagne, même si je n’ai jamais eu l’occasion d’en visiter. Les murs de bois, soigneusement encaustiqués, se referment sur moi avec une chaleur inattendue. Elle est meublée d’une table avec deux chaises, d’un buffet et d’un lit, un peu massifs mais pas dénués de charmes, ainsi que d’un poêle et d’une cheminée de pierre sèche qui doit aussi servir à préparer les repas, d’après la crémaillère qui y pend. Sur des étagères, s’alignent des objets de la vie quotidiennes, mais aussi des livres et quelques éléments décoratifs. On est bien loin de la hutte sauvage que je pouvais m’imaginer.
Charles regarde tout autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose. Au bout d’un moment, il se tourne vers moi :
— Je suis désolé… Puisque vous allez dormir ici, il va falloir nous organiser. Si c’était l’été, j’aurais pu m’installer sur le ponton, mais il fait un peu froid dehors…
Tandis que le jeune homme allume deux lampes à pétrole qui inondent bientôt de lumière la maisonnette, je songe que le sujet de notre cohabitation nocturne ne m’a pas traversé l’esprit. Avec la situation tragique que nous traversons, ce problème me paraît aussi léger qu’incongru. L’idée de dormir sur le sol ne me semble pas des plus tentantes, mais je préfère prendre les devants avant que Charles ne s’inflige cette épreuve :
— Ne vous en faites pas pour moi. Si vous avez quelques couvertures en plus, le plancher me suffira !
Il se redresse avec une expression offusquée :
— Je ne suis pas goujat à ce point !
Sa protestation me fait sourire :
— Vous l’êtes...juste un peu ?
Il lève les yeux au ciel avant de s’emparer de la pelle à charbon pour garnir le poêle :
— Pensez ce que vous voulez…
Cet échange a quelque chose de convenu, presque caricatural, comme les dialogues d’une comédie romantique d’Hollywood, mais tomber dans ces rôles nous détache un peu de la réalité sordide où nous sommes enfermés. Une fois que la chaleur commence à se diffuser, il déplace une pile de boites de tailles diverses pour aller pêcher quelque chose derrière. Je reconnais l’assemblage de tubulures :
— Un lit de camp ?
— Oui. Matériel militaire. Parfaitement fiable.
— Mais pourquoi…
Il se tourne vers moi et me jette un regard qui me fait penser à celui d’un instituteur face à une élève lente d’esprit :
– Je vous avais dit que je cachais des gens ici, pendant la guerre… Il fallait bien que je le fasse dormir quelque part. Je l’installerai après le repas. Je dormirai dessus et vous prendrez le lit. Et cela clôt la discussion !
Il attrape également un objet cylindrique muni d’une poignée et surmonté d’un cercle métallique, que j’identifie comme un réchaud à pétrole à pétrole.
— Ce sera plus pratique pour cuisiner ce soir. Vous n’avez rien contre les conserves ?
Je hausse les épaules :
— Quand ce n’est pas tous les jours, ça ne me pose pas de problèmes.
— Tant mieux. J’ai des haricots secs, mais ça aurait pris trop de temps de le préparer. Ce sera donc haricot en boite et jambon salé. Par contre, j’ai du vrai café pour demain matin. »
Je m’aperçois que je suis encore debout dans un coin de la pièce, comme un nouveau meuble.
— Est-ce que je peux vous aider ?
— Ça ira. J’ai l’habitude, et vous ne savez pas où sont les choses. Allez vous asseoir.
J’obtempère, un peu gênée. A défaut d’autre chose, je regarde autour de moi :
— Ce n’est pas vous qui avez construit cette maison, quand même ?
Charles relève la tête de la boîte qu’il est en train d’ouvrir :
— Vous ne m’en croyez pas capable ? demande-t-il d’un ton sévère.
— Je crois surtout que vous n’auriez pas eu le temps de la construire en 1943…
Alors que je termine cette explication laborieuse, j’aperçois une petite lueur amusée dans son regard.
— Vous avez tout à fait raison, vous savez. Elle a été bâtie vers 1930, par un vieil original qui vivait dans le marais bien avant moi…
L’histoire s’annonce intéressante. Je me penche pour l’écouter, pendant qu’il s’affaire autour de la table.
— Quand j’étais enfant, poursuit-il, je préférais toujours être dehors. Je passais mon temps à fuir la maison pour courir la campagne… puis le marais. Le vieux a fini par me prendre sous son aile. Quand il est mort en quarante, j’ai continué à y aller régulièrement. Je l’ai juste rénovée et équipée un peu plus pour la rendre confortable. Il y a une citerne pour récupérer l’eau de pluie à l’arrière… et même un bout de jardin entre les saules. C’est un peu petit pour y travailler, mais j’y suis bien…
Je l’écoute en silence. Bientôt, l’odeur des haricots flotte dans la pièce ; je m’aperçois que je suis affamée.
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