— Est-ce que tu peux identifier ce qui a été volé ? demande Charles, d’une voix tendue.
— Dans la partie déjà inventoriée, peut-être. Mais dans celle que je n’ai pas eu le temps d’ordonner… c’est peine perdue.
L’inquiétude me serre la gorge. Je m’oblige à respirer pour me détendre. Soit la personne a trouvé ce qu’elle convoitait, soit elle a constaté qu’il n’y avait rien qui l’intéressait. Le mal est fait et elle ne reviendra pas.
— D’un autre côté, reprend le vétéran en compulsant un paquet de feuilles défraîchies, couvertes d'une petite écriture serrée, rien ne dit que notre intrus a obtenu ce qu’il cherchait. Peut-être est-ce encore dans les boîtes… en particulier celles qui étaient rangées à l’arrière des étagères. Il n’y avait pas moyen de les atteindre sans tout déménager.
— Tu crois pouvoir le retrouver ?
— Rien n’est certain, mais ce n’est pas impossible…
Le vétéran ôte ses lunettes et plisse pensivement les paupières :
— Par contre, cela va exiger du temps… sans doute pour pas grand-chose.
Charles frotte son nez irrité par la poussière, avant de lancer à Célestin un regard méfiant. L’intéressé lui adresse un petit sourire en demi-teinte :
— Ne t’inquiète pas, je ne te demanderai pas de m’aider. Je sais que la vieille paperasse, ça n’a jamais été ton fort… en plus, l’essentiel est rédigé en allemand.
Le visage du jeune homme s’assombrit, comme par un nuage de honte, quand bien même le ton employé n’implique aucune accusation.
— D’ailleurs, poursuit le vétéran, que dirais-tu de rentrer chez toi pendant quelques jours ? Les obsèques de Justin et de Marguerite n’auront pas lieu tout de suite, d’autant que je compte bien solliciter une enquête plus approfondie de la gendarmerie. Tu seras sans doute mieux là-bas qu’à tourner en rond entre quatre murs. À plus d’un titre, ajoute-t-il d’une voix plus tendue.
Les non-dits stagnent dans la pièce comme la brume au-dessus du marais. La température semble être tombée de plusieurs degrés. Pour que Célestin perde son attitude joviale, son inquiétude doit atteindre des sommets.
Charles s’approche de la fenêtre pour observer la rue, avant de se retourner vers nous :
— Tu ne crois pas à l’accident, n’est-ce pas ?
— Pour Marguerite, je n’y ai jamais cru. En ce qui concerne Justin, il a très bien pu faire une erreur de conduite sous l’effet de l’émotion… mais je ne serais pas étonnée qu’on trouve des traces de balles sur la voiture. Après tout, on a bien percé le réservoir d’Éliane à coup de fusil.
Je n’ai pas demandé à Célestin de m’appeler par mon prénom, mais je ne m’en suis pas choquée. Une vague chaleur se répand dans ma poitrine, comme si je venais d’être accueillie dans la famille. Hélas, ce bien-être reste de courte durée. Les deux hommes échangent un regard lourd de signification… Je sens la nausée me saisir : même la route de la gare n’est pas sûre. Si je sollicite Charles pour me conduire à Sainte-Madeleine, quelqu’un pourrait attendre sa camionnette à la sortie du village, avec une arme prête à faire feu.
Avec une expression fermée, le jeune homme enfonce les mains dans ses poches et se dirige vers la fenêtre, pour observer la rue qui commence à s’assombrir.
— Je ne suis pas tranquille à l’idée de te laisser seul.
Célestin hausse les épaules :
— J’ai survécu aux tranchées. Je suis capable de me défendre, mieux que tu ne l’imagines. Cesse de t’en faire. Personne n’a rien à me reprocher, à part le fait de ne pas être né ici. Je ne me suis jamais mêlé des affaires du village.
Le vétéran soupire ; un pli soucieux barre son front :
— Tu as plus à craindre que moi, Charles… et je serais plus rassuré si tu t’éloignes quelques jours. De même qu’Éliane.
Les yeux du jeune homme s’élargissent. Avant qu’il puisse protester, Célestin poursuit :
— Éliane sera plus en sécurité avec toi qu’au Palluet. Tu as été ébranlé par tout ce qui s’est passé. Avoir de la compagnie te fera du bien.
Il se tourne vers moi avec un léger sourire :
— Qu’en pensez-vous ?
Est-ce que je risquerai moins sur le chemin du marais que sur celui de la gare ? C’est difficile à dire. Il y a quelques jours, l’idée de partir en tête à tête avec un homme dans un endroit isolé m’aurait scandalisée autant qu’effrayée. À présent, à part la sourde appréhension qui ne me quitte plus, le sentiment qui domine dans mon esprit est une intense curiosité. La perspective de m’enfoncer dans ce lieu d’où émane le poison qui atteint tout le Palluet n’offre rien de séduisant, mais j’éprouve le besoin de comprendre pourquoi il n'affecte pas Charles.
— Je pense comme vous qu'il ne devrait pas y aller seul. Les gens d’ici l’associent à Armance, tout comme moi. Il faut attendre que la situation se calme un peu…
Aussitôt que j’ai parlé, je sens la gêne m’envahir. Même si Célestin a sollicité mon avis, j’ai l’impression d’être sortie de mon rôle, quel qu’il soit.
— En effet, poursuit mon hôte. De plus, votre présence dissuadera mon garçon de partir fouiller le marais à la recherche de je ne sais quoi qu’il n’a toujours pas trouvé. Ce qui n’a jamais été la meilleure idée, surtout en ce moment.
Le jeune homme nous lance un regard assassin :
— C’est incroyable d’entendre ça ! Je suis dans la pièce, vous savez !
Malgré tout, à la façon dont ses épaules retombent comme s’il avait cessé tout lutte, il s’est déjà résigné à suivre le conseil de Célestin.
— Il faut que je récupère ma camionnette chez oncle Justin… marmonne-t-il. Attendez-moi ici, je passerai vous prendre.
Il pivote sur ses talons pour se diriger vers la porte, et sort sans même se donner la peine d'enfiler sa veste. Jamais je ne me suis décrite comme quelqu’un d’audacieux, encore moins de téméraire, mais quand je vois le large dos de Charles s'effacer derrière le battant, je sens mon cœur plonger. Et s’il ne revenait pas ? Si quelqu’un repérait le véhicule en train de se garer devant la maison ? Sans vraiment comprendre ce qui m'anime, je cours pour rattraper le jeune homme avant qu’il ne disparaisse dans la rue. Il se retourne en entendant mes pas :
— Qu’est-ce que vous faites là ?
J’ignore ses paroles abruptes.
— Je pars avec vous maintenant. Nous ne repasserons pas ici. Laissez-moi juste prendre mes affaires.
J’ajoute, avec un petit sourire sarcastique :
— Après tout, elles sont déjà prêtes…
Charles lève les yeux au ciel. Les bras croisés, il s’adosse au mur.
— D’accord… allez-y. Mais faites vite.
Je file sans attendre rechercher ma valise avant qu’il ne change d’avis. En me voyant traverser le salon, Célestin m’adresse un signe de la main. Mon cœur se serre à l'idée de l'abandonner derrière nous, mais sous sa douce courtoisie, je devine que se dissimule un entêtement que seul celui de Charles doit pouvoir égaler. J'en profite pour saisir la veste de l'intéressé sur la patère près de la porte. Quand je sors, le jeune homme se détache du mur :
— Venez, soupire-t-il, nous allons passer par un raccourci.
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