Cette certitude s’empare de moi avec une telle violence que je quitte la cuisine pour monter à l’étage. Je n’ai pas eu l’occasion de défaire ma valise ; j’attrape les quelques effets personnels éparpillés dans la chambre et je les jette dedans pêle-mêle, avant de refermer le couvercle d’un mouvement sec.
Avant que ma résolution vacille, je la saisis avant de me diriger vers les escaliers. J’irai voir le maire ; après tout, lui aussi a une voiture ; il ne refusera sans doute pas de me conduire à la gare comme il l’a fait pour sa fille. À cette heure, il a dû déjà rentrer de Sainte-Madeleine.
Arrivée aux dernières marches, je tends l’oreille : la voix des deux hommes me parvient de la cuisine, où les sifflements de la bouilloire ont dû les attirer. Je profite de cette aubaine pour filer vers la porte d’entrée, en récupérant au passage mon manteau accroché à la patère.
J’ouvre la porte d’entrée aussi silencieusement que possible… pour me trouver face à face avec Ernest Provins, le garde-champêtre.
— Mademoiselle Chaveau… Est-ce que je peux parler à monsieur Célestin ?
À son visage décomposé, il a dû se passer quelque chose de grave. Mes velléités de fuite devront attendre. Après avoir déposé la valise à côté de la porte, je me dirige vers la cuisine pour prévenir mon hôte de cette visite incongrue. Le vétéran me suit, sans poser de questions :
— Bonjour, Ernest… Que se passe-t-il ?
Le petit homme au visage de fouine retire sa casquette un pique du nez, le regard fuyant.
— Je suis navré, Armand. C’est monsieur le maire…
Face au silence de Célestin, il poursuit, d’une voix hésitante :
— Il revenait de la gare après avoir déposé sa fille à Sainte-Madeleine… Il est sorti de la route et est entrée dans un arbre. Il est décédé sur le chemin de l’hôpital.
Je recule comme si l’on venait de me frapper, les deux mains plaquées sur ma bouche. Il est impossible que tant d’accidents surviennent dans un laps de temps si court. Mes jambes se dérobent sous moi. Le tapis amortit un peu le choc, mais pas assez pour éviter la douleur qui fuse dans mes genoux.
Un soupçon de raison au fond de moi me souffle que je ne devrais pas prendre cette nouvelle aussi durement, alors que Célestin vient de perdre son beau-frère et Charles son oncle. Après le décès de Marguerite Ferrand, ce nouveau décès doit leur sembler d’autant plus dévastateur, malgré la maigre consolation de savoir Gisèle en sécurité. Il faut que je me reprenne. C’est à moi de les soutenir, pas le contraire.
Un bras me saisit sous les aisselles pour m’aider à me relever. Je rencontre les yeux inquiets de Charles. Sans trop comprendre comment, je me retrouve dans ses bras tandis qu’il me serre contre lui. J’ignore s’il tente de me consoler, ou s’il espère trouver du réconfort. Étrangement, cette étreinte subite ne m’effraie pas. Si un autre homme s’était permis un geste aussi familier, sans doute aurai-je éprouvé de la colère ou de la panique, mais après tout ce que nous avons déjà traversé, son geste est bienvenue. Mes bras se glissent autour de sa taille, mon visage se niche au creux de son épaule. Je me fonds dans sa chaleur. Comme de très loin, l’écho de la conversation entre Célestin et Ernest Provins me parvient encore, sans que je puisse en distinguer les mots. Enfin, la porte se referme. Le maître de maison s’approche de moi pour me tapoter le dos.
— Mademoiselle Chaveau, je sais que la situation est difficile… mais j’espère bien que vous n’allez pas persévérer dans votre tentative de nous quitter ?
Je m’écarte de Charles, rouge de confusion. Le jeune homme s’essuie les yeux d’un geste las.
— Allons, reprend mon hôte, remontez votre valise. Si vraiment vous voulez partir, Charles vous conduira à la gare. Vous n’avez qu’à demander. Il est inutile de vous sauver…
J’opine avec confusion. Je me suis conduite comme une imbécile… encore une fois. Malgré la fermeté de sa voix, Célestin arbore un visage tiré et un regard empli de tristesse. Charles ressemble à un enfant perdu. Je les regarde tout à tour avant de murmurer :
— Je… je vous présente mes condoléances…
— Merci, mademoiselle Chaveau. Il va y avoir des démarches à faire, et je suis son plus proche parent dans le village… Mais nous sommes dimanche. Cela devra attendre demain.
Il soupire, ôte ses luettes et les tend au jeune homme :
— Peux-tu me les essuyer, s’il te plaît ? »
L’intéressé obtempère. Les yeux mis à nu du vétéran, si semblables à ceux de Charles, sont noyés de larmes retenues. Je m’étonne qu’un homme qui a connu l’enfer des tranchées puisse encore pleurer. Soudain mal à l’ aise, je décide de leur laisser un peu d’intimité familiale. Je remonte vers la chambre verte, ma valise en main, avec l’intention d’y demeurer le temps qu’il faudra pour réfléchir à ce que je devrais faire.
L’après-midi s’écoule dans une torpeur insupportable. J’essaye de lire, une bête romance de gare dont je ne saisis pas un mot, tant mon esprit se heurte à cette situation cauchemardesque. Je finis par m’endormir dessus. Lorsque je me réveille, seule dans la chambre à la douceur défraîchie, un terrible sentiment de solitude me frappe. Après quelques efforts pour m’arracher à ma torpeur, je me dirige au salon, en espérant y trouver les deux hommes.
J’y trouve Célestin lieux assis à son bureau, cerné par des piles de boites. Je les reconnais aussitôt, ce sont celles qui contiennent les photos prises par le sergent Hahn. Charles en apporte une dernière, qu’il dépose en grommelant :
— Je suis sûr que cela pouvait attendre.
— Ce n’est pas certain.
Le vétéran se tourne vers moi en souriant :
— Vous vous sentez un peu mieux ? Vous avez l’air plus reposées !
Ma réponse demeure évasive ; toute mon attention s’est fixée sur les boites poussiéreuses. Célestin le remarque aussitôt :
— Après que vous m’avez rendu la photo, explique-t-il, j’ai effectué une petite vérification. C’est assez discret, mais j’ai remarqué des enveloppes avaient été mal refermées, dont le contenu était en désordre. Par contre, il ne manquait rien. C’est comme si quelqu’un avait cherché quelque chose sans le trouver…
— Tu es certain que ce n’est pas toi ? remarque Charles en haussant un sourcil.
Célestin se redresse avec un brin d’indignation :
— Voyons ! J’ai toujours pris le plus grand soin à garder ces documents parfaitement en ordre ! J’en ai même reclassé certains et j’ai commencé à rédiger un inventaire. Non, je suis sûr qu’on a fouillé les papiers d’Imbach !
Je m’approche, curieuse :
— Ce n’est pas une surprise. Nous savons que quelqu’un a pris la photographie qui a été déposée dans le cercueil…
— Certes, mais les boîtes avec les photographies sont bien identifiées. Les cartons qui contenaient des documents ont été aussi fouillés. Je pense que cette personne cherchait quelque chose de bien précis…
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