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tome 1, Chapitre 44 « Un cadeau empoisonné » tome 1, Chapitre 44

Peut-être devrais-je lui dire tout ce qui m’a traversé l’esprit, mais sans doute le sait-il déjà. Aucun de mes arguments n’éteindra totalement sa honte sourde d’être tombé sous la coupe d’Armance Chaveau.

— Est-ce que je peux vous demander une faveur ?

Les mots ont franchi mes lèvres, avant même que je puisse les en empêcher. Un éclat de curiosité passe dans les yeux de Noual :

— Bien sûr, mademoiselle Chaveau… De quoi s’agit-il ?

Surprise par ma propre audace, je plonge mon regard dans le sien :

— Mademoiselle Chaveau… C’était son nom, à elle aussi. Pouvez-vous m’appeler… Éliane ?

D’après son expression, il ne s’attendait pas à cela. Je ne sais s’il en est soulagé ou atterré. Il reste muet, le temps, sans doute, de trouver une réponse polie. J’en profite pour renchérir :

— Je me sentirai bien plus à l’aise !

Cet argument est un peu lâche, j’en conviens. Surtout quand il s’adresse à quelqu’un de si soucieux des autres. Malgré tout, j’éprouve un besoin vital de proclamer que nous sommes deux personnes bien distinctes, elle et moi… La maîtresse abusive et l’étrangère perdue.

Comme à chaque fois qu’il est embarrassé, Noual se frotte la nuque en détournant les yeux. Au bout d’un moment, je l’entends grommeler :

— Si vous y tenez...

Après un temps de silence, il ajoute, d’une voix hésitante :

— Dans ce cas, appelez-moi Charles.

J’acquiesce, soulagée de sa réaction. Un petit sourire fleurit sur mes lèvres ; nous ressemblons à deux enfants qui viennent de devenir amis dans une cour de récréation. C’est le moment qui choisit Célestin pour passer une tête depuis la cuisine :

« Et si nous lancions le repas ? »

Nous échangeons un regard embarrassé avant de nous lever avec un zèle suspect pour venir à l’aide du maître de maison.

***

J’ignore si Célestin a eu vent de nos échanges, mais il arbore un petit sourire qui ne me dit rien qui vaille. Noual… ou plutôt Charles, à présent, prend un grand soin de ne pas prononcer mon nom ; il en va de même pour moi. Notre maladresse doit sembler touchante aux yeux de notre hôte, tout comme le zèle extrême que nous mettons à peler des légumes et couper la viande pour un pot-au-feu.

Le vétéran profite de notre mutisme pour parler de tout et de rien. Je retiens son intention de rafraîchir les tapisseries de l’étage et d’aménager les combles. Quand il demande son avis au jeune homme, l’intéressé se contente de sons inarticulés qui peuvent passer pour une approbation, avec un peu d’imagination.

Le faitout vient d'être posé sur la cuisinière quand le bruit strident de la sonnette retentit. Célestin essuie sa main sur son tablier :

— Ça doit être le facteur… Je vais voir !

À peine a-t-il ouvert la porte que sa voix s’élève, remplie d’urgence et d’un soupçon d’outrage :

— Charles ! Viens vite !

Le jeune homme bondit de sa chaise et se précipite à son tour vers l’entrée. Je le suis aussitôt, avec un mélange de curiosité et d’appréhension. Soudain, une odeur pestilentielle me prend à la gorge. En me penchant par-dessus l’épaule de Célestin, j’aperçois le cadavre d’un rat, à moitié enveloppé dans un chiffon sale. Au niveau de son ventre béant se déverse une masse grouillante d’asticots.

Je plaque ma main sur ma bouche et recule d’un pas. Au-delà du dégoût qui manque de me faire vomir, j’éprouve un autre sentiment, qui m’est devenu très familier ces temps-ci.

La peur.

Charles repousse Célestin en arrière :

— Je m’en occupe.

— Tu ne vas tout de même pas toucher ça ! Je te rapporte une pelle.

— D’accord. Je reste là...

Malgré la puanteur, il s'avance pour observer la rue, à la recherche de la personne qui a déposé le « paquet ». Peine perdue, le coupable a dû détaler, en abandonnant derrière lui cette preuve d’absolue malveillance. J’ignore à qui il est précisément destiné : Charles, Armand Célestin, moi-même… Voire nous tous et personne en particulier.

Pendant que les deux hommes se débarrassent du rat à moitié décomposé, je me replie dans la cuisine sous le prétexte de surveiller la cuisson du pot-au-feu. Pendant un moment, je me suis laissée bercer par un sentiment de sécurité qui commence déjà à se déliter.

Ce témoignage haineux n’est peut-être qu’un acte gratuit, sans grande conséquence, mais après la mort trouble de Marguerite Ferrand, je ne parviens pas à y croire. J’essaye de me rassurer en me disant que si elle souhaite me faire accuser, la personne qui a éliminé l’épouse du maire n’a pas intérêt à attenter à ma vie. Par contre, rien ne l’empêche de s’attaquer à mes hôtes.

Après avoir accompli cette tâche dégoûtante, Charles nettoie les deux marches qui mènent à la porte, pendant que Célestin et moi mettons la table dans la salle à manger. Le vétéran tente de me remonter le moral en racontant des anecdotes amusantes sur sa jeunesse dans le Val de Loire… je me demande pourquoi il n’y est pas resté. Il n’aurait pas eu à subir tous ces drames pesants. Je ne l’écoute que d’une oreille, tandis que des pensées de plus en plus sombres engluent mon esprit.

Le repas se déroule dans une ambiance tendue ; les deux hommes s'efforcent de donner le change, sans doute pour mon bien, mais je ne suis pas dupe. Je remarque leurs échanges de regards inquiets. En dépit de tout ce qui les oppose, ils se comprennent au travers de leurs silences. Ils partagent le même courage, la même intégrité profonde, la même attitude stoïque face à l’adversité, que Célestin dissimule sous des sourires et un constant bavardage. En les observant, je me sens de plus en plus mal à l’aise. Je ne voudrais pas qu’il leur arrive quoi que ce soit par ma faute.

Les gens du village montrent un peu plus chaque jour leur face sournoise… entre Castanier qui me surveille, Éva qui m’a envoyée dans le marais ou cette Marthe qui m’a accusée… Tous les autres habitants m’apparaissent comme une masse sans visage, vaguement hostile. Combien d’entre eux croient réellement que je suis Armance revenue d’entre les morts ?

Le pot-au-feu est sans doute délicieux, mais tout ce que j’avale prend un goût de cendres. Dès que j’ai terminé, je me lève la première sous prétexte de débarrasser. Célestin et Charles ont beau protester, j’insiste pour m’occuper de la vaisselle et faire le café.

— Voyez cela comme un remerciement pour tout ce que vous avez fait pour moi. Installez-vous au salon, je fais au plus vite.

Face à ma détermination, ils finissent par obtempérer, à mon grand soulagement. Je peux enfin demeurer seule avec mes pensées. Tandis que je plonge les mains dans le liquide savonneux pendant que l’eau frémit dans la bouilloire, je réfléchis à ma situation, qui me paraît de plus en plus inextricable.

Ma conclusion est sans appel. Je dois partir avant de les mettre plus en danger.


Texte publié par Beatrix, 24 mars 2022 à 12h56
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