Noual marque un temps de silence avant de commencer, d’une voix hésitante :
— Je vous ai déjà expliqué, je crois, pourquoi je suis parti dans le marais en 1943… Je ne me suis pas contenté de me cacher. J’ai aussi protégé des gens… Des résistants, des personnes recherchées...
Vu ce que j’ai appris de lui ces derniers jours, cela ne me surprend pas vraiment. Je m’étonne malgré tout de l’embarras qui entoure cette confession : pourquoi avoir honte d’actes qui parlent en sa faveur ? Je comprends que plus que de la honte, c’est de la gêne qui entrave ses mots. Sans doute craint-il d’être considéré comme un vantard qui tente de se mettre en avant. C’est cette attitude trop modeste qui a dû lui valoir autant de suspicion de la part de tous ceux qui n’en ont pas fait autant…
— Je revenais parfois au village de façon discrète, pour prendre des nouvelles de ma famille. J’avais réussi à obtenir de faux papiers au cas où je me ferais contrôler. C’est à cette époque que j’ai adopté cette identité de Noual. Ce nom m’est resté…
Encore une couche de mystère qui se détache et me permet d’y voir plus clair sur sa parenté avec Célestin et les Ferrand.
— Je ne risquais pas grand-chose, à vrai dire… le Palluet est loin de tout, on n’y voyait pas souvent des patrouilles… Puis, Imbach et sa petite garde personnelle sont arrivés et se sont imposés à la Garette. Ils ne se préoccupaient pas de traquer les résistants, mais ils n'en demeuraient pas moins des ennemis. J’ai dû me tenir loin de ma famille pour leur éviter la moindre suspicion.
Il se penche en avant, les bras appuyés sur les genoux, le regard fixé sur le tapis. Son front se creuse d’un pli soucieux :
— Malgré tout… j’étais très jeune, et un peu stupide, j’imagine. Un jour, Imbach et sa cohorte se sont absentés pour quelques jours. J’ai cru avoir le champ libre pour revoir mes parents. Je suis entré par la porte de service, de lui… pour me retrouver face à Armance. Elle a tout de suite compris qui j’étais. Il y avait dû avoir des rumeurs sur le bon à rien de fils qui avait fui le STO. Au début, j’étais terrifié… je savais qu’elle était la secrétaire d’Imbach, sa maîtresse, sans doute. Mais elle n’a pas réagi comme je m’y attendais. Elle s’est montrée… compatissante, charmeuse, aussi, comme à son habitude.
Son dos se voûte un peu plus. Il reste un long moment muet, comme s’il cherchait ses mots.
— Elle m’a promis qu’elle garderait le silence, murmure-t-il enfin, mais à condition que je lui donne des informations sur le marais et ce que j’avais pu y remarquer. Comme des ruines… ce genre de choses. Je devais régulièrement venir lui rendre compte, à l’insu de son employeur.
J’opine pensivement, en songeant à tous ces mythes qui s’enchevêtrent, que je peux à peine entrevoir à travers les recherches d’Imbach, l’église des marais et celle du village, les racontars et les rumeurs.
— Nous nous retrouvions à la grange. Armance prétendait qu’elle allait interroger les gens du pays, qu’ils lui parlaient plus facilement parce qu’elle était une femme, et Française. Bien entendu, je n’avais pas grand grand-chose à lui dire, je n’ai jamais rien aperçu de plus que quelques bouts de murets, mais j’ai fini par comprendre que ce n’était pas ce qu’elle voulait.
Le ton de sa voix se fait rauque.
— Ou plutôt... elle a fait en sorte que je le comprenne.
Un frisson parcourt mon dos ; j’ose à peine imaginer un Charles Noual à peine adulte, bourru et réservé, entre les mains de cette araignée dont j’ai le malheur de partager le sang. Piégé par son souci de protéger les siens, de ne pas trahir ses actes de résistance, mais aussi par une fascination qui devait plus tenir de la sidération d’une proie face à son prédateur.
— Elle parlait beaucoup… Trop, même. Elle ne dissimulait rien des activités de son employeur – ce qui m’arrangeait, il faut le dire, surtout quand je devais rendre certains services… enfin, vous voyez.
Il esquisse un geste vague, avant de poursuivre :
— … et surtout, elle étalait ses succès et ses ambitions.
Je repense aux premières confessions de Noual. Ses paroles résonnent toujours à mes oreilles.
Elle possédait le don de s’insinuer dans les bonnes grâces de tout le monde, y compris de ceux qui la méprisaient ouvertement… elle a pu, en l’espace de quelques mois, dénicher des secrets qui sont toujours restés hors de ma portée.
Armance aimait se vanter… Elle n’en parlait que par allusions, mais ça restait assez clair pour je comprenne où elle voulait en venir. Elle n’a pas seulement été initiée à ce culte. D’une façon ou d’une autre, elle a fini par en saisir le contrôle
Je comprends mieux le sentiment de responsabilité qu’il a pu éprouver après la mort des Allemands et, étrangement, il me semble plus déplacé que jamais. Que pouvait un garçon de dix-huit ou dix-neuf ans, empêtré dans un jeu compliqué où sa propre sécurité devait constituer la moindre de ses préoccupations ? Le poids qu’il portait était tellement lourd, comment aurait-il pu endosser un autre fardeau ?
Noual se redresse enfin, sans doute soulagé de m’avoir offert cette dernière pièce d’information.
— Ensuite… Elle a fini par trouver ce qu’elle désirait tant. Et il est arrivé… Ce que vous savez.
Il n’a pas besoin d'en ajouter ; je connais déjà le reste.
— Je suis navré de ne pas avoir été plus franc avec vous, mademoiselle Chaveau. Parfois, je me dis que j’aurais dû me montrer plus fort… Mais j’avais peur pour les miens. Après la disparition d’Imbach et de ses hommes, Armance souhaitait que nous poursuivions notre histoire. Mais cette relation, je ne l’avais jamais cherchée. Je… je lui ai dit que je ne voulais plus continuer… Elle me l’a fait payer. Elle a tenu à ce que tout le monde sache que je m’étais compromis avec elle. Que j’avais accepté de lui livrer les secrets du marais… des secrets sont je n’avais pas idée ! Finalement, l’image que les gens du coin ont gardée de moi est celle d’un collaborateur… Même parmi ceux que j’ai aidés...
Dans sa voix, j'entends plus de déception que de rancoeur.
— Pourquoi n’êtes-vous pas parti d’ici ?
— Je n’ai pas pu me décider à quitter ma famille, je suppose… Je pensais que tout ça finirait par s’effacer des mémoires.
Je compatis en silence. La bienveillance n’est pas, hélas, le sentiment le mieux partagé. De même pour la loyauté et l’amour de la vérité. Je pourrais sans doute remettre en cause les affirmations de Noual, mais après tout ce qu'il a fait pour moi, je suis porté à le croire. Les yeux noisette demeurent fixés sur moi, noyés d’un mélange de gêne et de reconnaissance :
— Je vous remercie de m’avoir écouté. J’espère que vous ne me jugerez pas trop durement.
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