NdA : je sais que ce chapitre reprend toute la fin du 35, mais je l'ai un peu étoffé ! Vous devriez pouvoir le lire sans trop d'ennui. :)
Au départ, ses paroles me laissent perplexe, mais je devine vite où il veut en venir. Après tout, la malfaisance des hommes n’a rien à envier à celle des démons dont ils peuplent leurs cauchemars. Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour découvrir, là où l’on espère un mystère fantastique, les simples conséquences de l’horreur ordinaire.
— Je n’en suis pas surprise. Selon vous, que s’est-il passé ? Et quel a été le rôle d’Armance dans cette affaire ?
— Votre cousine…
Noual marque une pause, comme s’il cherchait les mots exacts pour décrire la situation.
— Elle montrait un naturel enjoué et spontané… du moins en apparence… Cela tranchait avec l’image qu’elle offrait : celle d’une fille de la ville, bien habillée, coiffée et maquillée, même au fin fond de notre campagne. Au départ, les gens d’ici la regardaient d’un mauvais œil parce qu’elle était une citadine et qu’elle travaillait pour un Allemand, mais ils finissaient toujours par tomber sous son charme, les hommes comme les femmes. Elle possédait le don de s’insinuer dans les bonnes grâces de tout le monde, y compris de ceux qui la méprisaient ouvertement.
Je l’écoute, attentivement, et chacun de ses mots est un coup de poignard dans ma poitrine. Mes yeux se tournent vers la porte vitrée de l’armoire, et le reflet que j'y aperçois est tout l’opposé d'Armance : un visage blafard, des cheveux défaits et mouillés, des vêtements austères, fripés et tachés… ma posture un peu recroquevillée témoigne de mon caractère réservé et de ma difficulté à me livrer aux autres.
— Pourquoi me dites-vous tout cela ?
À mes propres oreilles, ma voix prend un ton revêche, mais Noual ne paraît pas s’en formaliser.
— Pour expliquer comment elle a pu, en l’espace de quelques mois, dénicher des secrets qui sont toujours restés hors de ma portée.
— Quel type de secrets ? Vous voulez parler de ceux qui entourent le culte du marais ?
— Oui… C’est bien cela. Les villageois le pratiquent depuis des siècles, mais il a deux genres de personnes qui en sont tenues à l’écart : les notables et les étrangers. Même si je suis né au Palluet, je l’ai quitté quand j’étais encore gamin pour travailler comme commis dans une épicerie à Sainte-Madeleine. Mon père n’est pas d'ici, et ma mère appartenait à la famille la plus riche du Palluet… Je n’ai jamais entendu que des rumeurs, mais Armance, elle… en quelques mois, elle a réussi à apprendre tout ce qu’il y avait à savoir à ce sujet.
Je passe machinalement les doigts dans mes mèches trempées, pour tenter de les discipliner… Et peut-être, aussi, pour me raccrocher à la réalité de cette chambre un peu défraîchie, éclairée par la lueur crue de la lumière électrique.
— Vous croyez… qu’elle le pratiquait également ?
Pendant un long moment, seul le silence me répond. Puis, enfin, Noual reprend la parole, d’une voix étrangement rauque :
— Armance aimait se vanter… Elle n’en parlait que par allusions, mais ça restait assez clair pour je comprenne où elle voulait en venir. Elle n’a pas seulement été initiée à ce culte. D’une façon ou d’une autre, elle a fini par en saisir le contrôle.
Le jeune homme passe la main sur sa nuque, avant de poursuivre :
— Écoutez, ce ne sont que des suppositions… mais je pense qu’elle ne s’est pas contentée de proposer à Imbach de le conduire aux vestiges. Elle a dû lui laisser miroiter l’occasion d'être lui-même initié. Il n’effectuait pas ces recherches que pour l’amour de l’histoire : il devait rapporter des résultats, et un culte mystique antique toujours vivace, c’était le genre de chose qui pouvait plaire à ses tordus de commendataires. Il a avalé l’hameçon, la ligne et la canne dans la foulée. Et les villageois aussi…
Mes doigts restent piégés dans mes mèches emmêlées, tandis que je lève vers lui un regard perplexe :
— Vous pensez… qu’elle a pris l’initiative de ce qui est arrivé ?
— C'est cela. Avec la défaite des Allemands qui devenait probable, elle devait préparer son avenir, et assurer du même coup son emprise sur le Palluet. Les persuader que ce massacre tournerait à leur avantage. Croyez-moi… Ça n’avait rien d’un meurtre ordinaire.
— Un meurtre n’est jamais ordinaire.
— Vous avez raison, mais dans ce cas… cela allait plus loin qu’une exécution.
— Que voulez-vous dire ?
À peine ai-je prononcé ces paroles que ma voix s’éteint. Mon ventre se serre douloureusement. Je dois faire un effort considérable pour poursuivre :
— Vous pensez qu’ils ont pu être… sacrifiés ?
Dès que le mot franchit mes lèvres, ma raison le réfute violemment.
— C’est ridicule ! Ce genre de chose n’existe même plus chez les peuples primitifs ! Vous avez lu trop de romans-feuilletons ! Nous sommes au XXe siècle !
Pourtant, une petite voix dans mon esprit me rappelle à qui je parle : à Charles Noual, un homme solide, pragmatique, à ce que j’ai pu en voir, qui ne semble guère verser dans les fantasmes ni les fantaisies. C’est sans doute la première fois qu’il peut évoquer librement les événements qui lui pèsent sur le cœur. Noual hausse les épaules :
— Après toutes les horreurs de la guerre, je ne m’étonne plus de rien. Dans ce coin de campagne, les superstitions restent fortes. Les paysans croient à la sorcellerie, au mauvais œil… En mettant à mort les ennemis, ils espéraient hâter la fin de la guerre… ou obtenir de meilleures récoltes… Vous savez, je ne cesse d’y réfléchir. Je me dis que j’aurais dû comprendre ce qu’elle manigançait, et essayer de l’en empêcher. Peut-être que rien ne serait arrivé...
Son poing frappe sa cuisse, un geste d’agacement et d’impuissance :
— Vous devez penser que ça ne sert à rien, que tout est fini depuis des années... mais il y a des bruits qui courent sur des disparitions. Des vagabonds ou des ouvriers agricoles que personne ne connaît. Il est probable que d’autres sacrifices ont eu lieu, après celui des Allemands. Peut-être que Tante Marguerite…
Noual ne peut terminer sa phrase. Il pose son front sur ses bras, appuyés sur le dossier de la chaise. Nous demeurons un long moment immobiles, muets. Je serre les poings sur ma jupe mouillée, horrifiée par les révélations de Noual. Malgré tout, je sens qu'il n’a pas tout dit. Ses paroles trahissent une certaine proximité avec Armance… mais jusqu’où allait-elle ?
La voix de Célestin, qui nous appelle pour venir dîner, nous arrache à nos sombres réflexions.
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