Tandis que nous avançons à pas lents dans les rues, je garde le silence ; je ne me sens même plus la force de penser. Les bruits du village me parviennent comme de très loin : une mère qui appelle ses enfants en train de jouer dehors, une vieille femme qui ferme ses volets, un homme qui marche à grands pas, avec un harnais qui cliquette sur son épaule… autant de signes qu’en dehors de ces tragédies, la vie continue. Pourtant, combien de ces gens ont participé à l’élimination d’Imbach et des soldats allemands ?
La maison d’Armance apparaît soudain, comme un mauvais souvenir. Un frisson parcourt mon dos. Alors que nous approchons de la porte, Noual me bloque le passage :
— Mademoiselle Chaveau… Vous êtes sûre de vouloir rester seule ici, cette nuit ?
Le doute m’envahit. Non, je ne suis pas sûre… Mais je crains de donner l’image de quelqu’un de faible. La pluie recommence à tomber d’un ciel qui se teinte d’encre. J’esquisse un petit sourire amer :
— Pour aller où ?
Ma voix se réduit à un souffle. Je le contourne pour gagner le portillon. Alors que je manipule la poignée, Noual me rejoint en quelques enjambées.
— Laissez-moi au moins m’assurer que vous ne courrez aucun danger…
Mi-touchée, mi-agacée, je fronce les sourcils. Ne voit-il pas que son insistance ne fait qu’aggraver ma nervosité ?
— Vous avez mieux à faire que me servir de garde du corps… Votre famille a besoin de vous. Je vous souhaite une bonne soirée et… merci.
Arrivée devant la porte, je prends une grande inspiration pour me calmer, avant de sortir la clef de ma poche. Je devine que le jeune homme ne bougera pas tant que je ne serai pas à l’intérieur. Peu m’importe, après tout.
En pénétrant dans la pièce principale, je perçois aussitôt le bruit d’eau qui coule derrière la cheminée. Le son a gagné une ampleur inquiétante ; cette fois, il m’évoque plus un torrent qu’une gouttière. Il ne peut s'agir que d'un phénomène naturel... Pourquoi, alors, cette rumeur sonne-t-elle de façon aussi sinistre à mes oreilles ?
— La rivière maudite… je ne pensais pas la réentendre un jour…
En me retournant, j’aperçois Noual appuyée au chambranle de la porte.
Même si je brûle de le chasser, ses paroles m’intriguent.
— La rivière maudite ?
Le barbu hausse ses larges épaules :
— On dit qu’elle peut surgir à tout moment pour vous emporter aux enfers…
Après tout ce que j’ai vécu, je n’ai pas besoin de découvrir une autre superstition morbide. Noual doit le comprendre à l’expression de mon visage.
— Il ne s’agit sans doute que d’une rivière souterraine. Ici, nous sommes sur une hauteur par rapport au marais, sur un plateau calcaire.
— Vous vous y connaissez en géologie ?
— Moi, pas tant que ça. C’est plus le rayon de mon père…
Je hausse les épaules ; la douleur qui se réveille dans mon dos me tire un frémissement.
— Il m'a l'air d'un homme instruit. Vous avez dû le décevoir, en choisissant une vocation de sauvage !
La confusion qui passe dans son regard me fait regretter aussitôt cette remarque mesquine.
— Je… je suis désolée…
— Pas la peine. Vous avez raison.
Un silence gêné plane un moment autour de nous. Il est le premier à le rompre :
— Est-ce que je peux entrer ?
— Je vous en prie.
À peine ai-je répondu qu’il gagne la cheminée et s’agenouille devant l’âtre. Sans prendre garde à la suie qui la macule, il frappe plusieurs fois la plaque de fonte à l’arrière du foyer, puis dégage une partie des cendres froides pour examiner la dalle de pierre.
Après quelques minutes, il se relève en se frottant les mains.
— Il y a du vide derrière la cheminée. Il faudrait que je revienne avec quelques outils pour voir s’il n’existe pas un conduit qui donnerait sur la rivière. Un puits, peut-être. Cette maison n’est pas très vieille. Elle a sans doute été construite à la place d’une plus ancienne...
J’opine, soulagée de cette explication rationnelle, même si le bruit me tape toujours autant sur les nerfs. Le jeune homme s’approche de l’évier :
— Est-ce que je peux me laver les mains ?
— Oui, bien sûr…
— Merci.
Même si je peine à l’admettre, sa présence me réconforte. Et puis, avec tout ce qu’il vient de traverser, je ne me sens pas le cœur à rester malpolie.
— Est-ce que vous voulez un café ?
Le regard qu’il tourne vers moi s’illumine sous sa chape de tristesse contenue :
— Volontiers, je vous remercie.
— Je vais me rafraîchir un peu et je m’en occupe juste après.
Pendant qu'il se nettoie, j’ouvre la porte de la chambre pour gagner le cabinet de toilette. L’odeur de parfum semble plus intense que d’habitude. Elle se mêle à une autre, lourde, écœurante, que je connais trop bien : celle du marais. La pièce aurait besoin d’être aérée. J’appuie sur l'interrupteur avant de me diriger vers la fenêtre, quand un détail attire mon attention vers le lit.
Je laisse échapper un cri étouffé, avant de me figer, le cœur battant : j’ai cru discerner un corps… Très vite, mon cerveau se remet en marche et je reconnais la forme étalée sur le couvre-pieds : une robe rouge, semblable à celle qu’Armance avait abandonnée sur la chaise. Un coup d’oeil me permet de constater qu’elle a bien quitté sa place initiale.
— Mademoiselle Chaveau, tout va bien ?
J’essaye de répondre, mais je ne parviens pas à émettre le moindre son. Même si ma pire crainte ne s’est pas vérifiée, la situation ne me rassure pas pour autant. Le vêtement est trempé, tâché de boue et déchiré par endroit. Au niveau de l'encolure, un objet brillant attire mon attention. Alors que je tends la main pour le prendre, une main agrippe mon poignet :
— Ne touchez à rien !
Je m’immobilise, terrorisée, avant de reconnaître la voix de Noual. Dès qu’il me lâche, je me tourne vers lui pour rencontrer un regard coupable :
— Je suis navré et vous avoir fait peur... Je ne vous ai pas fait mal ?
Mon bras est un peu douloureux, mais je sais qu’il n’a pas voulu me blesser, juste m’empêcher de faire une bêtise.
— Non, ça va… Vous avez eu raison.
Mes paroles se réduisent à un simple murmure, mais il paraît convaincu. Je prends une profonde respiration pour surmonter mon malaise, avant de me pencher une seconde fois pour examiner l’objet : il s’agit d’un médaillon en émail, encadré d’une bordure en or ciselé. Sur un fond bleu sombre se détache une fleur aux pétales blancs et au cœur jaune : une marguerite…
— Ce bijou… Il était à votre tante, n’est-ce pas ?
Noual acquiesce en silence. Son visage se crispe :
— Je ne comprends pas… Qu’est-ce qu’il cherche, ce maboul ?
Nous échangeons un regard. Comme lui comme pour moi, il ne fait aucun doute que l’individu qui a monté cette mise en scène macabre est lié à la mort de Marguerite Ferrand.
Le jeune homme s’oblige à desserrer les poings ; la fureur quitte ses traits pour faire place à une expression résolue.
— C'est à la gendarmerie de s'occuper de ça. En attendant, il est hors de question que vous restiez ici. Prenez quelques affaires, nous partons.
Cette fois, je dois admettre qu'il a raison. J’espère juste qu’il n’a pas l’intention de me faire loger chez son oncle ! Peut-être perçoit-il mon inquiétude, car il ajoute aussitôt :
— Je vous emmène à la Garette.
La maison d’Armand Celestin… Je songe à l’intérieur chaleureux, à l’odeur du thé, à la voix douce de son propriétaire. C’est sans doute le seul endroit dans ce village maudit où je me sentirai à mon aise. Sans plus tarder, j’attrape ma valise et jette dedans le nécessaire pour une nuit ou deux, pendant que Noual m’attend patiemment.
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