Alors que je redoute déjà les instants à venir, mon corps cède à l’épuisement ; mes paupières se ferment et je sombre dans le sommeil. C’est l’irruption de Noual, accompagné d’Ernest Provins et, sans grande surprise, d’Armand Célestin qui me réveille en sursaut. J’éprouve un peu de gêne d’avoir montré si peu de dignité, mais les gens qui m’entourent ont bien d’autres sujets de préoccupation. Célestin va droit vers le maire et l’étreint de son unique bras :
— Je suis désolé, Justin, murmure-t-il d’une voix rauque. Je ne sais pas quoi dire…
Son beau-frère soupire et opine en silence. Il se tourne vers le jeune homme :
— Que faisais-tu à la chapelle ?
— J’accompagnais mademoiselle Chaveau.
Tous les regards convergent vers moi, avec différents degrés de surprise et de méfiance. J’essaye de me faire aussi petite que possible, mais cela ne sert pas à grand-chose. J’ignore ce qu’on attend de moi et ce dont on me soupçonne… mais à présent que je comprends quelle figure sulfureuse représentait ma cousine, je crains que l’on m’assimile à elle, encore une fois. Célestin s’approche, les sourcils froncés :
— Charles m’a raconté ce que vous avez subi… est-ce que vous vous sentez bien ?
— Ou… oui, je vous remercie.
— Avez-vous une idée de l’identité du tireur ?
Je secoue négativement la tête, non sans une bouffée de gratitude : en quelques mots, Célestin m’a placée dans le rang des victimes, et non plus des suspects. Provins, que sa position d’autorité légale a mis en retrait jusqu’à présent, en profite pour prendre le devant de la scène :
— On vous a tiré dessus ?
— Sur ma voiture…
Sans trop savoir pourquoi, je jette un regard interrogatif à Noual, qui opine discrètement. En prenant soin de ne pas dramatiser les choses – après tout, j’en suis sorti indemne, alors que mon agresseur aurait très bien pu me tuer –, je raconte ce qui s’est passé devant la grange. Sans grande fierté, j’explique comment je me suis réfugiée dans le bûcher et mon réveil brutal. Je garde sous silence le rêve fantasmagorique qui demeure toujours aussi vif dans mon esprit.
— Et ensuite ?
Noual lance un coup d’œil éloquent vers Gisèle, blottie dans les bras de son père. Célestin se penche vers elle :
— Ma petite, je crois qu’il vaut mieux que tu te reposes un peu. Est-ce que tu veux que je t’accompagne en haut ? Marianne doit être à la cuisine, je vais lui demander de te faire un thé bien chaud. J’en ai apporté un peu de chez moi.
Gisèle se lève comme une automate, et se laisse conduire par son oncle vers la sortie de la pièce, sous le regard intense de son père. Je voudrais trouver les mots pour la réconforter, mais je suis passée par là, et je sais combien ces paroles peuvent sembler vides quand on s’effondre sous le poids du deuil.
— Charles, tu peux t’asseoir, quand même… soupire le maire, une fois sa fille disparue.
Le barbu lui obéit et s’installe à côté de moi, les sourcils froncés au-dessus d'un regard noyé d’ombre. Les yeux de Provins, vifs et peu amènes, le clouent comme un papillon sur la planche d’un collectionneur :
— Ainsi, c’est vous qui avez découvert madame Ferrand ?
— En effet.
— Pourquoi l’avez-vous ramenée, au lieu de me prévenir ?
Le jeune homme se raidit :
— Je ne pouvais pas la laisser là…
— Racontez-moi tout.
Noual baisse la tête, les épaules tombantes.
— Êtes-vous sûre que vous voulez entendre tout cela ? me souffle-t-il en se penchant vers moi.
Je suis à deux doigts de lui rétorquer qu’après tout ce que j’ai enduré, ça ne changera pas grand-chose, mais en toute honnêteté… je n’ai rien à lui reprocher. Et certainement pas son désir de m’épargner.
— Ne vous inquiétez pas…
J’assortis ma réponse d’une once de sourire ; à la vérité, je préférerais être ailleurs, même dans la petite maison d’Armance. Je dois être abonnée aux demeures des morts…
Noual attend que Célestin soit descendu avant de commencer à exposer d’une voix atone les circonstances de la tragique découverte. Peu décidée à revivre l'événement, je laisse mon esprit vagabonder. Je ne peux m’empêcher de songer aux offrandes qui m’ont révulsé l’estomac… À ces cheveux noirs mêlés à ces reliefs répugnants. Si semblables à ceux d’Armance… Si semblables aux miens. Sans même y penser, j’ai levé la main pour tirailler les mèches qui échappent à mon chignon. Je ne serais pas surprise de constater qu’il m’en manque quelques-unes.
Lorsque je reviens à la réalité, c’est dans un silence d’une infinie lourdeur. Après être resté un long moment à fixer Noual, le maire le brise soudain :
— Dis-moi, Charles… en toute franchise… Crois-tu qu’il puisse s’agir d’un accident ?
Ma bouche devient sèche ; je repense à la mort d’Armance, tout aussi suspecte. Deux décès violents à suivre dans un petit village… peut-on parler de hasard ? Je croyais que ce genre de chose n’arrivait que dans celui de Miss Marple, dans les romans d’Agatha Christie…
Le jeune homme secoue la tête pour écarter cette éventualité :
— Elle connaissait les dangers du marais… personne n’irait se jeter tête baissée dans les eaux ! Et je ne vois pas tante Marguerite se noyer dans si peu de profondeur.
Je me tourne vers lui, stupéfaite… Charles Noual, le neveu du maire ? Pas étonnant que tout le monde le traite avec une telle familiarité ici. D’un autre côté, cela rend d’autant plus étrange sa volonté de vivre comme un sauvage au cœur du marais. Soudain, une pensée me frappe de plein fouet : il vient de perdre un membre de sa famille… j’ai été trop stupide pour le comprendre, je ne lui ai même pas offert mes condoléances. Et encore moins mon soutien, alors qu’il s’est préoccupé de moi. Mon visage devient brûlant sous l’effet de la gêne. Je voudrais disparaître dans le sol…
Encore une fois, je perds le fil des échanges. C’est la voix d’Ernest Provins qui me ramène à la réalité :
— Je crains fort que cela dépasse mes compétences. Il faudrait prévenir la gendarmerie à Sainte-Madeleine… Je peux m’en occuper !
— Merci, Ernest…
J'ai l'impression d'entendre une légère réticence dans le ton du maire... Je secoue la tête. Avec tout ce qui se passe, n'importe qui se ferait des idées ! Malgré tout…
Je reporte mon attention sur Célestin ; une ride horizontale plisse son front. De toute évidence, il a dû aussi remarquer les hésitations de son beau-frère. Je me demande si, tout comme moi, il repense aux événements troubles de la guerre, au rôle d’Armance et de tout le reste du village dans l’affaire.
— Justin, lance-t-il soudain, tu devrais mettre Gisèle à l’abri… au moins jusqu’aux obsèques !
— Tu n'as pas tort… souffle le maire. Demain matin à la première heure, je l’emmène chez Marcel et Eulalie.
— Ce sera la meilleure solution…
Un instant, je suis tentée de fuir moi aussi, tant qu’il est encore temps. Avant de me souvenir que ma voiture se trouve aux portes du marais avec un trou dans le réservoir. Célestin se tourne vers moi :
— Mademoiselle Chaveau. Vous avez l’air épuisée… Peut-être souhaitez-vous rentrer ?
Il a raison, comme de bien entendu. Je ne veux plus lutter davantage contre la fatigue. Le jour commence à baisser… et j’ai l’impression qu’un mois s’est écoulé en une seule journée. Quand Noual propose de me raccompagner, j’accepte d’emblée.
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