Dire que j’éprouve de la gêne est un euphémisme. Je me suis toujours demandé comment les messagers funèbres, ceux qui venaient annoncer le décès d’un proche, pouvaient supporter ce rôle sordide. C’est un courrier qui a prévenu ma mère de la disparition de mon père. J'avais détesté ce procédé froid et impersonnel, mais à la vérité, l’apprendre de vive voix est peut-être pire… parce que l’on doit ressentir une colère profonde envers le messager, même s’il n’a aucune part de responsabilité dans le désastre qu’il doit rapporter.
Étrangement, je préférerais presque que cette jeune fille me hurle dessus au lieu de m’accueillir comme une invitée dans sa maison, alors que le corps de sa mère repose sous une bâche, à l’arrière de la camionnette.
Si l’architecture extérieure pouvait paraître bizarre, l’intérieur se révèle tout aussi insolite. Derrière le perron se trouve une vaste entrée ; un large escalier dessert une galerie qui fait tout le tour de la pièce. Tous les murs sont plaqués de boiseries ouvragées qui tentent de reproduire un vague style renaissance. Deux portes de plain-pied ouvrent sur les salles du rez-de-chaussée. Gisèle m’entraîne vers l’une d’elles.
En l’observant à la dérobée, je me demande comment elle va réagir. Est-ce qu’elle va affronter dignement la nouvelle pour s’effondrer plus tard ? S’écrouler en larme à peine les mots prononcés ? J’ai pu m’habituer à l’idée de perdre ma mère durant les longs mois de maladie, je l’ai vue s’éteindre comme une chandelle qui se consume. Pour mon père, son décès semblait presque irréel… J’ai encore de la peine à accepter quelque chose dont je n’ai jamais eu la preuve, tout en sachant que le doute n'est pas permis.
Le salon dans lequel Gisèle me fait entrer me paraît immense au regard de la maisonnette d’Armance, comme de mon propre appartement. Même par rapport à celui, d’une taille confortable, d’Armand Célestin. Je comprends pourquoi Imbach et son escorte avaient d’abord jeté son dévolu sur cette demeure démesurée. Pourtant, à y voir de plus près, le lieu manque de lustre : le parquet en étoile trahit quelques lacunes, la peinture bleu pâle des boiseries s’écaille, la toile damassée qui couvre les murs présente de larges portions jaunies. Si les tableaux et gravures qui les ornent étaient décrochés, sans doute laisseraient-elles derrière elles des carrés décolorés. Les fauteuils, par contre, ont été récemment retapissés, mais avec un tissus grossier.
J’examine ce qui m’entoure pour ne pas regarder la jeune fille en face. À plusieurs reprises, elle ouvre la bouche comme pour demander quelque chose, puis la referme aussitôt. Si au moins elle me proposait du thé, comme Célestin, les choses seraient plus simples… Au bout d’un moment, agacée par la situation, je finis par lui poser la question la plus innocente que je peux trouver :
— Ainsi, vous connaissez monsieur Noual ?
Gisèle me dévisage avec des yeux ronds. J’ai vraiment l’impression d’avoir commis une terrible erreur. Elle baissa la tête, se mordille la lèvre et joint ses mains maigres dans son giron.
— C’est vrai que vous venez d’arriver, murmure-t-elle.
— En effet, il y a deux jours. La nouvelle a fait le tour du village, semble-t-il !
La jeune fille fixe sur moi un regard brun qui ressemble à celui d’un lapin effarouché.
« Nous ne sommes pas très nombreux… Et tout le monde connaissait mademoiselle Armance.
À la fin de la phrase, sa voix n’est plus qu’un souffle timide.
— Je devrais sans doute vous présenter mes condoléances, poursuit-elle, sans se douter que très bientôt, nous inverserons les rôles.
Je remue sur mon fauteuil pour trouver une position confortable pour mon corps moulu. J’ai hâte que Noual revienne… Le village n’est pas si loin ! Pourquoi met-il autant de temps ? Gisèle ignore comment jouer son rôle d'hôtesse. Je ne peux lui en vouloir, d’autant qu’elle ne sait pas encore qu’elle vient d’hériter de cette fonction à titre permanent. Autant prendre l’initiative :
— Puis-je vous demander un verre d’eau ?
Une expression confuse se peint sur les traits juvéniles :
— Bien sûr… Pardonnez-moi…
À mon grand soulagement, l’adolescente se lève et sort de la pièce. J’en profite pour quitter mon siège et faire quelques pas dans le salon. Je m’arrête devant la fenêtre et scrute le paysage brouillé de pluie, dans l’espoir de voir apparaître Noual… Enfin, je crois entendre crisser le gravier de l’allée. Je me hâte de retrouver ma place sur le fauteuil, le cœur battant.
La clochette de l’entrée rompt le silence, suivie d’un grincement de gonds et d’un échange entre plusieurs personnes. Soudain s'élève un cri perçant, issu d’une gorge féminine, suivi d’un bruit de verre brisé et de sanglots déchirants. Les voix masculines résonnent de nouveau… Graves, peinées, même si moins démonstratives que celle de Gisèle. Je devine qu’ils tentent de la calmer. Les accents profonds de Noual noient les paroles de ses compagnons. Malgré tout, son ton n’est pas dénué de douceur.
Le jeune homme semble bien connu dans cette maison… contrairement à moi, l’étrangère, le coucou qui n’a pas sa place au sein de cette étouffante bâtisse. Je demeure terrifiée par la crainte de commettre un impair. Les mains posées sur mes genoux serrés, j’ose à peine bouger, à peine respirer. Combien de temps va-t-on encore oublier ma présence ?
La porte s’ouvre brutalement. Je sursaute et bondis aussitôt sur mes pieds, tous les nerfs tendus à l’extrême. À mon grand soulagement, c’est Noual que je vois apparaître plutôt qu’une gamine éplorée ou son père dévasté.
— Je vais appeler le docteur et le garde champêtre. Est-ce que vous pouvez rester avec Justin et Gisèle ?
Justin ? Je comprends avec un peu de retard qu’il doit parler de l’époux. Le jeune homme marque un temps de silence avant d’ajouter :
— Je leur ai dit que vous n’aviez presque rien vu… Qu’il était inutile de vous poser des questions.
Je balbutie quelques remerciements inaudibles, en m’étonnant que dans ces circonstances, il prenne un tel soin de me protéger. Je lui emboîte le pas vers un autre salon, plus intime avec ses teintes brunes et son bois brut, mais qui présente le même mélange de déliquescence et de tape à l’œil. Le maire — mes suppositions sont enfin confirmées — est assis sur un canapé couvert de velours châtaigne et serre sa fille contre lui. Je ne peux distinguer les traits de Gisèle mais sans doute doivent-ils refléter l’expression décomposée de son père. Je reste debout à côté de la table basse, sans oser parler ni bouger.
Le regard baissé, j’attends.
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