Même si je n’ai fait que croiser cette femme, je l’ai vue sourire, j’ai entendu le son de sa voix. La vision de son visage décoloré et de son regard vitreux me bouleverse. Ses vêtements élégants semblent réduits à des hardes dégoulinantes.
Mes poings se serrent de nouveau. Même si, pendant la guerre, la mort était partout présente, que ce soit ouvertement ou en toile de fond, son intrusion de façon aussi visible dans un monde rendu à la paix me cause un choc violent.
Je remarque pourtant que Noual a l’air plus troublé que moi. La part de raison qui me reste me donne la force de m’approcher et l’attraper par l’épaule.
— Qu’est-ce que nous allons faire ? Nous devrions prévenir les autorités du Palluet, non ?
Les yeux noisette s’attardent sur moi. Le jeune homme s’essuie le visage du revers du bras, marquant son front d’une traînée de vase. Il réfléchit un moment avant de me demander :
— Est-ce que vous pouvez rester ici… avec elle ?
Cette seule idée m’horrifie, mais avant même que je puisse répondre, il se reprend :
— Non… ce serait dangereux. Je suppose qu’il va falloir la ramener…
— Vous pensez que c’est un accident, comme Armance ?
Noual ne répond pas ; il me tend une poignée de fibres noires. Puis je les reconnais pour ce qu’elles sont : de longs cheveux sombres…
— C’était emmêlé dans ses doigts…
Mon cœur loupe un battement… Je revois ceux que j’ai retrouvés dans le cercueil, ainsi que dans la coupelle d’étain à l’intérieur de la chapelle. Pourquoi une femme noyée tiendrait-elle des cheveux qui ressemblent de façon frappante à ceux d’Armance ?
Noual soulève la morte, avec autant d’égards que si elle était encore vivante, et la dépose sur le plateau arrière de la camionnette. Il cale le corps avec de vieux sacs avant de le recouvrir d’une bâche.
— Venez…
Je ne me fais pas prier pour le rejoindre. La perspective de rentrer au village me soulage, même si je ne récupérerai sans doute pas ma voiture de sitôt. J’ai l’impression d’avoir été emportée dans un ouragan, remuée de ci et de là comme une poupée de chiffon… et ces turbulences ne sont pas prêtes de relâcher sa prise.
Le trajet se déroule dans un silence pesant. De toute évidence, Noual connaissait cette femme, mais à quel point ? Il semble sonné par sa disparition, mais pas désespéré. Cela dit, il ne me fait pas l'effet d’un homme démonstratif.
Au bout d’un moment, ce calme peu naturel commence à m'indisposer. J’ai la sensation de sombrer dans une fange aussi profonde qu’obscure. Ce n’est qu’en sentant quelque chose de chaud dégouliner sur mes joues que je comprends que je pleure. J’essuie les larmes d’un geste furtif, un peu honteuse de mon manque de retenue. Hélas, le mouvement ne passe pas inaperçu de mon chauffeur.
— Vous allez bien ? »
Un sourire amer étire mes lèvres :
— À votre avis ?
Je me reproche aussitôt cette réponse brusque, mais mes nerfs s’effilochent un à un. Mon corps meurtri, malmené par les suspensions brutales du véhicule, recommence à me faire souffrir. Ce qui m’est apparu un moment comme un mystère à élucider s’est transformé en un cauchemar dont je veux sortir à toutes fins. Même si je dois laisser sur place la carcasse de la Juvaquatre et la moitié de mes bagages. Mes mains agrippent le tissu de ma jupe ; mes larmes se sont vite taries, mais je ne pense pas que ce soit bon signe…
Plongée dans mes réflexions qui tournent en rond, j'ignore le paysage qui défile autour de nous. Pour tout arranger, il s’est mis à pleuvoir. Le crépitement des gouttes sur la tôle du toit et le grincement régulier de l’essuie-glace exercent sur moi une influence presque hypnotique.
Enfin, les premières maisons du village se dessinent à travers les vitres brouillées. Noual poursuit son chemin au-delà de celle de Célestin, pour s’arrêter devant une demeure un peu isolée, qui s’esquisse derrière une clôture de brique.
Du peu que j’en vois à travers les coulures sur le verre, c’est une construction étrange, qui doit dater d’une cinquantaine d’années, mais trouverait plus sa place en ville. Son toit à quatre pans forme un large surplomb et une sorte de tour carrée se dresse sur son côté gauche, d’un étage plus haute que le reste de la bâtisse. Les murs sont élevés en briques vernissées dont les différentes couleurs alternent des motifs géométriques. Le tout se révèle plus curieux qu’élégant et, surtout, assez prétentieux.
Noual descend sans mot dire. Je suppose qu’il va prévenir directement la famille de la morte. Si son époux est effectivement le maire, quelle peut être sa profession ? Rentier ? Propriétaire terrien ? En tout cas, comme bien souvent, le pouvoir attire le pouvoir, même s’il s’exerce sur un minuscule confetti de terre entouré d’eau croupie. J’entends bien le portail grincer, mais les pas de Noual reviennent aussitôt vers la camionnette. Il ouvre la portière, se remet au volant pour gagner une allée de graviers, entre des buissons défraîchis. Il gare le véhicule juste devant l’entrée et me quitte de nouveau pour actionner la clochette. Une fois… deux fois.
Je m’apprête à voir apparaître une bonne en tablier amidonné, mais c’est une jeune fille d’une quinzaine d’années qui se présente. Mince et pâle, elle porte une robe sage d’un bleu tirant vers le gris, agrémentée d’un col blanc. Quand elle découvre son visiteur, un sourire s’épanouit sur son visage. Il s’efface dès que Noual se penche pour lui parler à voix basse, d’un ton grave. Même avec la portière ouverte, je n’ai pas entendu ses paroles ; du peu que distingue, elle semble juste surprise et embarrassée, pas désespérée. Il n’a pas dû lui dévoiler l’atroce nouvelle.
Le jeune homme se retourne vers moi et me fait signe de le rejoindre. La pluie s’est un peu éclaircie, mais elle me transperce d’éclats de glace tandis que je titube jusqu’aux marches du perron. Avant que je n’arrive en face de l'adolescente, Noual me saisit par le bras et me chuchote à l’oreille :
— Vous allez rester avec Gisèle… Mais surtout, ne lui dites rien pour sa mère… je préfère que son père soit prévenu d’abord ! Il choisira de lui annoncer de la façon la plus appropriée.
Sur ces mots, il fait volte-face et s’éloigne, en me laissant seule avec l’orpheline. Gisèle me dévisage curieusement. Je m’attends à une remarque de sa part, mais elle se contente de s’effacer légèrement pour libérer le passage.
— Si vous voulez entrer…
Après un dernier regard par-dessus mon épaule, en direction de la silhouette de Noual qui s’éloigne dans l’allée, je la suis à l’intérieur de la maison.
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