Tout comme la chapelle, elle me semble moins impressionnante que sur la photo. Je l’imaginais plus grande : elle doit mesurer un mètre de haut, tout au plus. Les détails ressortent moins, d’autant que son emplacement se noie dans la pénombre. D’instinct, je tends la main pour la toucher, mais je la recule aussitôt. La pierre sombre luit comme si elle était… mouillée, visqueuse même. Peut-être n’est-ce qu’une illusion, mais je n’ai pas envie de la vérifier.
Le visage de la femme attire mon attention : même si les traits peuvent paraître grossiers, ils n’en restent pas moins expressifs. Les paupières lourdes, mi-closes et la bouche entrouverte lui prêtent une physionomie étrangement sensuelle, qui offre une tout autre interprétation à la façon dont ses doigts se crispent sur le cou du serpent et ses reins se cambrent contre la peau écailleuse. Le corps sinueux enroulé autour d’elle forme des méandres insolites, presque hypnotiques. Un large pendentif sphérique repose au creux de ses seins.
Cette figure n'a rien d'une sainte... Elle doit tirer ses origines d’un culte plus ancien, dont tout le monde a oublié l’existence à part les gens de la région. Sans doute, à une époque, les autorités chrétiennes se sont-elles émues de la ferveur dont elle faisait l'objet, alors qu'ils devaient percevoir comme la catin d'un démon. Elles ont créé une version plus conforme à leur vision, plus meurtrière que lascive, pour ramener les fidèles vers leurs églises.
Tandis que je poursuis mon examen, mon pied heurte quelque chose qui résonne avec un bruit métallique : je baisse les yeux vers un bassin d’étain, à l’intérieur duquel divers objets ont été déposés : des fleurs séchées, des rubans, des fruits moisis, de fragments de vieux papier rongé par l’humidité, un bouton de bronze à la surface bizarrement grenelée, de petits ossements où s’accrochent un peu de chair racornie… tout est soudé en un conglomérat purulent, recouvert d’une substance brune qui forme une croûte sur le dessus. Je me recule, dégoûtée. C’est alors que j’aperçois, lové au bord du récipient, ce qui ressemble à un serpent noir… Quand je me penche en réprimant un frisson d’horreur, je reconnais une longue mèche de cheveux sombres.
Ce détail peut sembler anodin, mais dans les circonstances qui me tourmentent, il soulève en moi une nausée intense, au point que je dois presser ma main contre mes lèvres pour empêcher mon déjeuner de ressortir. Je me précipite à l’extérieur aussi vite que me le permet mon corps rompu, en bousculant Noual qui se tient toujours près de l’entrée. Je sens son regard sur moi tandis que je fais le tour de l’édifice en espérant trouver un endroit où je pourrais vomir discrètement.
Je repère un petit bosquet près du rivage vers lequel je titube, la gorge brûlée par des remontées de biles de plus en plus violentes. Enfin, je gagne le couvert où je peux vider le contenu de mon estomac ; au bout de longues minutes, l’œsophage à vif, je continue à subir des spasmes qui me laissent tremblante, épuisée et en nage.
« Mademoiselle Chaveau ? »
La voix hésitante m’oblige à reprendre un peu le contrôle de mon corps rebelle. Sur des jambes en coton, je quitte ma cachette, en essayant de remettre de l’ordre dans ma coiffure d’une main fébrile. Mon guide se tient devant moi, les bras ballants, comme s’il ne savait comment réagir face à ma détresse. Je le hais d’avoir l’estomac si bien accroché… mais d’un autre côté, il n'a pas de raison d'être aussi touché que je le suis par tout ce qui concerne Armance et son sort tragique.
— Si vous avez besoin d’aide…
— Non merci !
Face à l’incompréhension résignée dans son regard noisette, je regrette mon ton brusque. Noual s’apprête à faire demi-tour, quand il fronce les sourcils et revient vers moi, à grands pas pressés.
Quand il me dépasse sans me prêter attention, je ne peux que le suivre des yeux, perplexe… Il se dirige vers une petite anse, qui entoure une zone dégagée entre deux étendues de roseaux. Malgré mon état encore fragile, je lui emboîte le pas, curieuse de savoir ce qui a attiré son intérêt. Des cailloux roulent sous mes pieds, trahissant ma présence ; il se retourne et tend la main comme pour me maintenir à distance :
— Restez où vous êtes !
Surprise par son ton impérieux, je m’immobilise pour l’observer. Même si je le connais peu, je suppose qu’il n’agirait pas ainsi sans bonne raison… Avec incompréhension, je le vois entrer dans l’eau brunâtre, sans crainte de tremper ses gros souliers de cuir et son pantalon. Il s’approche d’une forme qui flotte mollement, effleurant à peine la surface.
Noual se penche pour la soulever, comme un enfant ou une jeune épousée. Je m’aperçois alors qu’il tient contre lui une femme, inerte et dégoulinante. Le liquide plaque ses vêtements sombres sur son corps charnu ; une seule chaussure s’accroche encore à un pied flasque.
Il la dépose sur le talus et la roule sur le ventre, puis dispose ses bras tendus au-dessus de sa tête, comme s’il manipulait un mannequin ou une poupée grandeur nature. Une fois cette opération achevée, Noual se place à califourchon sur ses hanches et commence à administrer des pressions énergiques au niveau de ses reins. Je le regarde faire, partagée entre une horreur absolue et une certaine forme d’inspiration. Sans doute devrais-je éprouver une rechute de mon malaise, mais j’ai dépassé ce stade pour sombrer dans une sorte d’engourdissement.
Le temps s’est arrêté autour de nous. Mes poings se crispent si violemment que je sens mes ongles percer mes paumes, mais la douleur demeure lointaine, presque irréelle.
Même si je ne pense pas être la personne la plus perceptive au monde, je remarque que les gestes de Noual se font de plus en plus frénétiques, de plus en plus désespérés. J’ai beau ignorer qui est cette femme et comment elle a échoué là, elle reste un être humain, une vie qui s’éteint irrémédiablement.
Après avoir fait tout ce qu’il pouvait – et sans doute plus encore, Noual abandonne enfin. Il se relève sur des jambes engourdies, tête basse. À moitié trempé par l’eau fangeuse du marais, les vêtements tachés de boue, il ressemble à un enfant perdu.
Je devrais me tenir à distance, surtout après l’immense dégoût qui m’a rendu physiquement malade. D’ailleurs, la nausée me menace de nouveau, mais la gravité de la situation – sans compter l’accumulation des épreuves - a émoussé ma capacité à paniquer.
— Noual ?
Malgré le son rauque et faible de ma voix, le jeune homme m’entend et tourne vers moi un regard vague. Il semble mettre un moment à se rappeler qui je suis… J’esquisse quelques pas dans sa direction ; mes yeux se posent sur la forme inerte. Je la reconnais à présent : la femme bien habillée que j’ai supposée être l’épouse du maire.
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