Le trajet jusqu’à la grange ne m’avait offert qu’un avant-goût de ce que peut représenter le marécage. Sitôt que la camionnette a quitté la langue de terre où se dresse la bâtisse, nous nous engageons sur des chemins spongieux où les roues n’accrochent que par miracle. De temps à autre, nous traversons des bosquets de saules rabougris dont la partie inférieure se couvre de racines aériennes semblables à de longues toisons rouges, et dont les branches se ploient pour effleurer les eaux de leurs ongles jaunis et effilés. Ils font place par endroit à des champs de joncs aux têtes dorées qui dodelinent en bruissant, ou à des étendues aqueuses étouffées de végétation parfois vivante, parfois pourrissante ; il est souvent difficile de faire la distinction.
Des échos lancinants résonnent autour de nous, audibles même par-dessus le bruit du moteur : des cris lugubres d’oiseaux ou d’autres créatures inconnues, des sons de succion, de coulure, de sifflements… La zone semble dotée d’une vie propre, d’une respiration lente et profonde. Le marécage ne présente que l’illusion de l’immobilité.
À côté de moi, Noual demeura silencieux, les deux mains sur le volant, le regard fixé droit devant lui. Je suppose qu’il faut rester concentré pour rouler dans ces méandres aqueux. La moindre erreur pourrait nous faire plonger dans l’eau fangeuse, sans espoir d’en ressortir. J’essaye de ne pas penser à cette éventualité.
Tandis que les suspensions défectueuses maltraitent mon corps moulu, je serre les dents et prends mon mal en patience. Enfin, au bout du monde et de l’éternité, mon chauffeur freine et arrête la camionnette en contrebas d’une sorte de crête terreuse qui émerge du marais, tel le dos d’une énorme tortue endormie. Des blocs de pierre disjoints montent à l’assaut de ses flancs, comme si, à une lointaine époque, quelqu’un avait tenté de créer une chaussée surélevée. Depuis, des fougères, des mousses et divers buissons ont colonisé les interstices, au point de rendre l’appareil presque invisible. Je me demande pourquoi Noual a abandonné ici le véhicule et n’a pas poursuivi sur cette route, qui semble bien plus praticable que les sentiers à demi-noyés que nous avons parcourus.
— Suivez-moi…
Lorsque je mets pied à terre, tout mon corps proteste ; mon guide attend patiemment que j’aie dissipé la raideur dans mes muscles pour se mettre en marche. À présent que nous ne bénéficions plus de la paroi protectrice de la carrosserie, je me sens nue et vulnérable. Mes yeux demeurent fixés sur le large dos de Noual qui progresse devant moi, comme à un roc auquel je pourrais me raccrocher en cas de souci. Je comprends vite que la chaussée n’est pas accessible en voiture ; pour en gagner le sommet, nous devons passer un escalier de fortune qui couvre la hauteur d’un homme, constitué de troncs fendus sur lesquels mes bottines trouvent peu de prises.
Je me demande qui a pu construire ce terrassement et à quelle époque. Dans les brumes du Moyen Âge, ou au début de ce siècle ? Je n’ai pas les compétences pour le déterminer. Enfin, nous parvenons sur la voie surélevée qui domine la vaste étendue tout autour de nous. Nous avançons sur un mélange de terre, de sable et d’éclats de roches, envahis par endroits de mousses et de lichen. Je ne m’attendais pas à une telle expédition !
— C’est encore loin ?
Noual se retourne vers moi et me dévisage avec attention :
— Vous pouvez marcher pendant une dizaine de minutes ?
Je repousse une mèche échappée à mon chignon, qui me chatouille désagréablement la joue. Le mouvement réveille la douleur dans mon épaule.
— Je devrais y arriver.
— Bien.
Je regrette aussitôt mon optimisme. La montée semble plus difficile à chaque pas. Au bout d’une cinquantaine de mètres, la chaussée commence à redescendre vers une langue de terre, sur laquelle se dresse le but de notre équipée : la chapelle du marais.
Dans un premier temps, cette vision me déçoit ; je ne retrouve guère cette présence presque surnaturelle qui émanait de la bâtisse sur la photographie. Je vois juste un vieil édifice isolé dont la toiture noircie et couverte mousse a connu des jours meilleurs, sur un îlot désolé entouré d’eau stagnante. Le sergent Hahn devait posséder un certain talent pour donner un tel relief à ce pitoyable petit bout de construction. Où se repose-t-il à présent, ce militaire qui n’était sans doute pas, à en croire Armand Célestin, un spécimen d’humanité pire que les autres ?
— Vous avez l’air dépitée.
Je force un sourire las :
— Ça se voit tant que cela ?
Le silence de Noual est étrangement éloquent. Je décide de pousser mon exploration, histoire de ne pas être venue pour rien.
— Vous croyez que l’on peut entrer ?
— Elle n’est pas fermée.
Nous nous remettons en route ; je peine de plus en plus à placer un pied devant l’autre. Je ne suis pas chaussée pour une randonnée sur un terrain aussi difficile. Tandis que nous descendons peu à peu la pente qui mène à la chapelle, elle semble reprendre le pouvoir sur le monde qui l’environne, comme si elle s’était revêtue d’un manteau de mystères qui lui rendait toute son inquiétante aura. Bientôt, la porte se dresse devant nous, arrondie en son sommet, sous un arc sculpté au décor tellement maltraité par le temps et les intempéries que l’on ne distingue plus rien de ce qu'il représentait. Le battant entrouvert, usé et délavé, s'apparente plus à du vieil os qu’à du bois et ne tient plus que par les ferrures rouillées qui la renforcent de ses barres rougeâtres et pulvérulentes.
Je laisse Noual le pousser ; il cède en grinçant, pour révéler le ventre de la bête. Quand m’avance dans la nef, l’intérieur me frappe par son extrême dépouillement. Seulement quatre murs nus percés de deux étroites fenêtres de chaque côté, rien qui ressemble à des bancs ou quoi que ce soit d’approchant, ni même à un autel… Juste cette étrange sculpture au fond du chœur.
Si je n’avais pas déjà appris que les villageois le fréquentaient toujours, je pourrais croire l’endroit abandonné. L’odeur du marécage y stagne avec une force presque écœurante. À pas lents, je m’approche de la statue. Après tout, n’est-elle pas au cœur de toute cette histoire. ? C’est du moins ce que mon instinct me souffle...
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