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tome 1, Chapitre 25 « La crainte du gibier » tome 1, Chapitre 25

L'estomac au bord des lèvres, je descends en m’efforçant de rester à couvert de mon véhicule. Mes yeux se portent sur la tache qui s’étale en dessous du châssis, recouvrant peu à peu la caillasse d’une pellicule miroitante. Un peu à l’avant de la portière conducteur, à hauteur du réservoir, je distingue un trou dans la carrosserie. Mon cœur manque quelques battements : le coup de feu ne venait pas du bosquet, comme j’avais pu le croire. Non seulement il est passé très près de moi, mais je dois me trouver droit dans sa trajectoire.

Un gémissement prisonnier au fond de ma gorge se débat pour en sortir, mais je l’étouffe en mordant ma lèvre inférieure. Un goût de sang se répand ma bouche. Je dois garder mon calme. Il n’y a aucun endroit où fuir, à moins de me lancer en courant sur la route… Après tout, le village ne doit pas être si loin ! Si je récupère le plan dans la voiture, je devrais pouvoir rentrer au Palluet pour chercher de l’aide. Cependant, à qui puis-je faire confiance parmi ces étrangers tous plus suspicieux les uns que les autres ? Je ne suis même plus si sûre de pouvoir m’en remettre à Célestin.

Je pourrais aussi m’enfermer dans la Juvaquatre et attendre que Charles Noual daigne apparaître. D’un autre côté, rien ne me dit que ce n’est pas lui qui vient de viser mon véhicule, même si j’ai du mal à y croire.

Il me reste une dernière option : me réfugier dans la grange… Peut-être n’est-elle pas fermée à clef ? Je n’ai pas essayé de rentrer, après tout… Si je cours assez rapidement, je peux espérer atteindre un abri avant d’essuyer de nouveaux tirs. Malheureusement, je ne me trouve pas dans un film et je n’ai rien d’un héros vaillant et athlétique.

Avec une longue inspiration, je me glisse hors de la voiture. Je prends à peine le temps de claquer la portière derrière moi avant de filer aussi vite que possible, même si mes talons se tordent sur les pierres et dérapent sur l’herbe humide. Une fois devant la porte, je soulève le loquet. Le battant pivote si brusquement que je manque presque de tomber. Il fait sombre à l’intérieur du bâtiment. La lumière du jour ne pénètre que par quelques ouvertures juste sous le toit. L’endroit sent le bois fraîchement coupé, avec quelques relents de poisson mort. Je me hâte de refermer derrière moi et de remettre le loquet en place. Malgré tous mes efforts, je ne trouve aucun moyen de la verrouiller.

J’esquisse quelques pas en arrière et regarde autour de moi, à la recherche de quelque chose pour bloquer la porte : table, chaise, ou tout autre objet lourd et encombrant… Je ne repère qu’un établi tellement énorme que je ne pourrais pas bouger même en le poussant de toutes mes forces, deux armoires massives et un lit à montants de métal. Les deux meubles que je pourrais soulever se résument à une chaise et un tabouret, bien trop légers pour constituer un obstacle.

La lumière de l’après-midi, encore haute, boude les fenêtres. L’ombre envahit l’essentiel de l’espace. Peut-être pourrais-je ouvrir le grand volet de planches au-dessus de l’établi, afin d’y voir mieux ? J’y renonce aussitôt, de crainte de trahir ma présence. Même si mon agresseur a dû assister à ma fuite maladroite, je n’ai aucune envie de lui faciliter la tâche.

Bientôt, un frisson me parcourt le dos. Cet endroit est rempli de courants d’air. La sciure et la poussière me piquent le nez. Je ne m’y sens pas plus à l’abri qu’à découvert, à côté de ma voiture. Si seulement je pouvais trouver une véritable cachette, en attendant le retour de Noual… Je

Les armoires semblent assez spacieuses pour que je puisse m’y cacher, mais leurs portes demeurant obstinément verrouillées. Peut-être pourrais-je me glisser sous le lit, mais la perspective de ramper sur la terre battue me fait vite renoncer à cette idée.

À force de fouiner dans la pièce, je remarque une petite porte entre le mur et la seconde armoire. Le battant résiste un peu, mais finit par s’ouvrir sur ce qui ressemble à un appentis, où sont empilées des bûches et des billes de bois, ainsi que des gerbes de joncs. Jugeant cette retraite plus raisonnable que le dessous du lit, je pénètre dans le réduit. Par sécurité, je tire un billot devant la porte avant de m'asseoir dessus.

Un long soupir s’échappe de ma poitrine. À présent que la tension du moment est passée, la détresse me submerge. Toute pensée construite quitte mon esprit, pour laisser place à une lassitude immense, doublée d’une peur débilitante. Je serre les bras autour de mon torse, comme si ce geste pouvait me protéger du danger qui se dissimule de l’autre côté des parois. Ma part rationnelle me souffle que celui qui a percé mon réservoir ne va sans doute pas attendre de me voir ressortir de la grange ; il aurait eu tout loisir de m’achever s’il l’avait voulu. Hélas, mon instinct de préservation a pris le contrôle, et il me transforme en une créature nerveuse et craintive.

Un air humide et glacé s’insinue par les fentes du bois ; bientôt, je tremble de froid autant que de peur. Les larmes qui dégringolent sur mon visage me semblent d’autant plus brûlantes. Je ferme les paupières aussi fort que possible, sans me donner la peine d’essuyer mes joues.

Peu à peu, je perds toute perception de lieu et de temps, pour plonger dans un état second, sans pour autant m’endormir. Dans ma tête se déploient des images fantasmagoriques. Debout dans les eaux troubles, le cadavre d’Armance me fait signe de le suivre. Au loin se dessinent des formes insolites, des pans de mur qui ressemblent au reste d’une immense cathédrale gothique en ruine, envahies d’une végétation déliquescente.

Le corps sans vie glisse plutôt qu'il ne marche, fendant la nape liquide comme un étrange esquif d’os et de chair pourrissante. Même si je dois me frayer un passage dans le marécage, je ne sens pas l’eau me tremper ni les joncs griffer ma peau, comme si je n’étais présente qu’en esprit. Plus nous avançons, plus les ruines semblent s’éloigner, mais aussi grandir jusqu’à frôler le ciel. Mousses, lichens, plantes grimpantes et arbrisseaux aux branches torturées s’accrochent entre les pierres, comme pour s’imbriquer aux arceaux brisés, aux chapiteaux érodés, aux statues défigurées.

Soudain, un remous agite la surface au milieu des vestiges ; une forme immense surgit du marais, en provoquant de larges vagues et même l’éboulement de quelques pans de mur. Une tête gigantesque apparaît, celle d’un serpent monstrueux, aussi haut qu’un immeuble. Sa gorge brille d’un vert opalescent, tandis que le dessus de son corps, d’un brun terne et écailleux, est couvert d’excroissances qui le font ressembler à une portion de terre épineuse. Il ouvre largement la gueule, comme s’il voulait m’avaler toute entière… Entre les longs crocs blanchâtres et dégoulinants, une langue noire se love autour d’un énorme joyau d’un vert glacé. Une étrange lueur pulse en son sein; Il semble presque vivant…

Je me sens tomber, figée dans un hurlement sans fin.


Texte publié par Beatrix, 11 septembre 2021 à 22h33
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