Une heure plus tard, je me retrouve au volant de la Juvaquatre, cahotant à travers les champs noirâtres et les haies rabougries. Je finis par m’arrêter sur le bas-côté pour examiner la carte que m’a dessinée Célestin. Les routes que j’emprunte depuis une dizaine de minutes ne sont plus que des chemins de terre sur lesquels ma voiture se retrouve secouée au point que je crains de la voir tomber en pièces. Peu à peu, des canaux remplis d’eau verdâtre apparaissent de part et d’autres. Les cris désolés que j’ai entendus le premier jour percent les vitres du véhicule et l’odeur d’eau stagnante s’insinue dans l’habitacle. Comment peut-on vivre dans ce lieu ?
Bientôt, les canaux se changent en étangs et en mares éparses, à moitié envahis de végétation pourrissante. Les arbres dénudés laissent traîner de longs doigts fourchus dans le liquide boueux, des armées de joncs brunis s’inclinent sous le poids d’un air lourd et vicié. La terre laisse place à l’eau, sans limite distincte, et j’en viens à me demander si je ne roule pas sur la surface du marais. La brume légère qui flotte autour du véhicule renforce cette impression.
Au bout d’un moment, je commence à distinguer une forme sombre estompée par le brouillard et la distance ; il doit s’agir de la grange dont m’a parlé Célestin. Le vétéran m’a fait promettre de faire demi-tour et essayer une autre fois si son propriétaire n’est pas là. Tandis que le bâtiment se précise, mille questions m’assaillent. Est-ce que je peux m’en remettre au mutilé de guerre ? Est-ce que tout ce qu’il m’a dit sur Armance est vrai ? Et Noual se révélera-t-il aussi digne de confiance qu’il le prétend ?
D’où me vient cette envie subite de me rendre dans ce lieu horrifique ?
C’est la seule question à laquelle je peux répondre : il me faut faire face à ma peur et à mes doutes. Je demanderai à Noual de me faire visiter la Chapelle. Peut-être y trouverai-je un indice en relation avec ma cousine, et ce qui a pu arriver à son corps. Après tout, le marécage est devenu son univers. Comprendre l’un aidera peut-être à comprendre l’autre, même si je ne la vois plus que comme une étrangère auquel seul un accident de parenté me rattache.
La grange se dresse sur une langue herbeuse, étonnement verte, au bout d’un chemin recouvert d’éclats de pierre pour l’empêcher de sombrer dans la boue. Je peux les entendre craquer sous mes pneus. Quand je freine, mes roues dérapent légèrement. Une fois descendue de la Juvaquatre, je promène mon regard aux alentours. Une part de moi s’en amuse : comme si des monstres pouvaient surgir des eaux pour m’attaquer !
Aucun signe de vie ne m’accueille, si ce n’est les cris désolés de quelques oiseaux. Je m’étonne de ne pas entendre les coassements des grenouilles ni leurs plongeons dans leurs refuges aquatiques, mais je me souviens avoir entendu qu’elles hibernaient à la fin de l’automne. Même si ne nous sommes encore qu’en octobre, sans doute ont-elles commencé à ralentir leur activité. Ou peut-être que cet endroit est trop lugubre même pour des grenouilles…
Les pierres concassées crissent sous mes talons ; ils me donnent l’impression que je ne suis pas seule à marcher sur l’allée. Vu de près, la grange semble ancienne, mais n’importe quoi dans cet environnement doit vieillir plus vite que d’ordinaire. Le bois a pris une couleur grisâtre sous l’effet des intempéries, les nervures se sont creusées au point de ressembler à des rides profondes, les mousses et les lichens ont colonisé l’essentiel de sa surface. Pourtant, elle semble bien tenue. Aucune mauvaise herbe n’entoure le bâtiment, juste un petit bosquet sur la droite, visiblement discipliné par une main humaine.
Est-ce que l’on frappe à la porte d’une grange ? Le geste semble un ridicule mais, après tout, il s’agit d’une propriété privée dont je connais à peine le propriétaire. Après un instant d’hésitation, je frappe contre le battant fermé.
Aucune réponse.
Par principe, je frappe une seconde fois… en vain.
— Monsieur Noual, c’est Eliane Chaveau… Est-ce que vous êtes là ?
Seul le silence, à peine troublé par le soupir du vent, répond à ma question. Je n’ai plus qu’à regagner ma voiture, comme je l’ai promis à Armand Célestin. Alors que ma main se tend vers la portière, un craquement dans le bosquet attire mon attention. J’observe avec attention le bouquet d’arbres, en m’attendant à en voir surgir une silhouette, humaine ou animale. Pourtant, je ne vois rien que des branchages agités par le vent. Est-ce que j’ai rêvé ?
Avec un haussement d’épaule, j’ouvre la portière pour reprendre ma place derrière le volant. Ma main touche à peine la poignée quand un coup de tonnerre retentit. Mon cœur bondit dans ma poitrine. D’instinct, je plonge derrière le véhicule, dans le silence assourdissant qui suit la détonation. Mon corps a compris avant mon esprit que le bruit n’a rien de naturel : on vient de tirer dans les parages. Pendant un moment, je ne peux que me recroqueviller derrière le véhicule, en tremblant de tous mes membres.
Au bout d’un moment, les battements erratiques de mon cœur finissent par se calmer. Je me force à respirer lentement et profondément, avant de me concentrer sur mon environnement : tout semble parfaitement calme. Il ne s’agit sans doute que d’un chasseur qui traquait le canard sauvage. Le tir semblait proche, mais peut-être n’est-ce qu’une impression. Après tout, je ne suis pas experte en la matière…
Je me redresse sur des jambes tremblantes et je plonge dans le Juvaquatre. Jamais je ne me suis aussi vite glissée derrière le volant. Je remets le contact, débraye et actionne le levier de vitesse, en me retenant de passer immédiatement la seconde. La voiture ronronne un instant, puis sombre dans le silence. Une odeur suspecte chatouille mes narines… celle de l’essence.
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