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tome 1, Chapitre 10 « L’ombre d’un fantôme » tome 1, Chapitre 10

— … du moins, c’est ce qu’ils disent !

Brutalement, je reviens sur terre. Si la tasse n’était pas en faïence épaisse, mais en fine porcelaine, elle aurait éclaté entre mes doigts. Une ébauche de sourire apparaît sous la barbe de Noual. Pour me donner une contenance, j’avale le reste de mon café, qui commence à refroidir. Je me sens un peu vexée de m’être laissée emporter par ses paroles.

— Ils le pensent vraiment ?

Les regards suspicieux, voire hostiles qui reposent sur nous répondent à ma question, mais sans doute ai-je besoin de l’entendre de sa bouche.

— À vivre dans cet enfer sur terre, j’ai dû devenir à leurs yeux une sorte de démon.

— Et pour les gens du Palluet ?

— Les gens du Palluet entretiennent une relation très particulière avec le marécage. Parce qu’ils existent déjà dans son ombre. Ils doivent penser que si j’arrive à y survivre, c’est que j’ai gagné les faveurs… de ce qui vit en dessous…

J’ignore ce qu’il veut dire par cela et je n’ai pas envie de le savoir… Dans quelques jours, je serai partie, en abandonnant derrière moi toutes ces superstitions. Le meilleur moyen de combattre le malaise que me laissent ces légendes est de garder les pieds sur terre.

— De quoi vivez-vous ?

— De pêche, de chasse… D’un peu de vannerie… Je taille aussi le bois à l’occasion.

Je secoue la tête, incrédule :

— Je ne comprends pas. Vous parlez pourtant comme un homme qui a un peu d’éducation.

— Trop d’éducation pour rester au milieu de ces péquenots ?

Ses yeux brillent d’un amusement contenu.

— J’ai mon certificat d’études. J’ai lu des livres. Quand j’ai dû m’enfoncer dans le marais, je travaillais comme commis-livreur pour l’épicier de Sainte-Madeleine… Mais ça doit déjà être une tâche ingrate pour une citadine comme vous !

Une citadine comme vous. Ces mots me frappent de plein fouet… Comme si, pour les habitants de cette contrée, vivre en ville, d’autant plus à Paris, représentait une sorte de tare ! D’un autre côté, nous avons la réputation de prendre de haut le reste du monde. Il est vrai que je me heurte durement à cet univers rustique, à cette campagne laide et saturée d’eau... mais dois-je m’en sentir coupable… ?

— Ne faites pas cette tête-là ! reprend Noual. Je ne vous en veux pas ! Et puis, vous ne me mépriserez jamais autant que les gens du coin.

De nouveau, un sourire frémit sous sa barbe.

— D’ailleurs… vous venez de sacrifier votre réputation en buvant un verre avec moi.

En dépit des mots rudes qu’il m’a assénés, je ne peux m’empêcher de sourire à mon tour :

— Je n’ai pas de réputation dans cette partie de France. Je ne fais que passer.

— Sans doute. Mais ils vous regardent. Ceux du Palluet. Ceux de Sainte-Madeleine… Chacun de vos gestes, chacun de vos pas leur donnera des raisons de jaser.

Mes mains se crispent autour de la tasse vide.

— Est-ce que je peux l’éviter ?

— Je crains bien que non…

— Tant pis.

Je hausse les épaules, même si cette habitude passe pour disgracieuse chez une femme.

— Ça ne sert à rien de lutter quand on ne peut gagner. On ne fait que s’épuiser…

Noual me dévisage en silence. Je me demande s’il me trouve lâche ou faible. Ou tout simplement indifférente.

—Je le sais depuis longtemps, déclare-t-il avec plus de cynisme que de résignation.

Il fouille dans sa poche et pose une poignée de piécettes sur la table.

— Je dois y aller. Merci pour la compagnie… Mademoiselle ?

Quelque chose dans son regard comme dans son ton me laisse penser qu’il sait parfaitement qui je suis. Malgré tout, il paraîtrait impoli de ne pas lui répondre.

— Chaveau. Éliane Chaveau…

— Enchanté, mademoiselle Chaveau.

Noual incline la tête avant de se lever ; il me domine de sa haute taille. C’est une véritable force de la nature. Malgré tout, il n’exsude aucune menace, en dépit de la méfiance qui hante les yeux des gens dès qu’il esquisse un mouvement. Il saisit sa veste sur le dos de la chaise et la jette sur son épaule, puis se dirige vers la porte. Alors qu’il va sortir du bar, il se retourne vers moi :

— Vous savez… Quoique les autres puissent penser… vous ne lui ressemblez pas du tout.

***

Après le départ de Charles Noual, je ne m’attarde pas. Je prends juste le temps d’enfiler mon manteau et de quitter l’endroit. Les paroles qu’il a prononcées avant de disparaître résonnent en boucle dans ma tête… J’ignore si elles doivent me rassurer ou, au contraire, me troubler davantage. Peut-être un peu des deux. Le pire est de songer que durant tout notre échange, il a dû se rappeler Armance. Qui possédait les mêmes yeux pâles que moi, les mêmes cheveux noirs, le même corps mince et élancé… Il l’a assez connue pour me comparer à elle.

En sa compagnie, j’avais cru échapper au fantôme de ma cousine, mais tant que je resterai dans la région, elle planera autour de moi comme une ombre parasite.

Tout appétit m’a déserté. Je n’ai pas envie de manger seule au restaurant, en risquant que quelqu’un d’autre me prenne pour Armance. Je tourne en rond dans la ville, après avoir effectué une brève halte chez le boulanger pour acheter un friand en guise de déjeuner. Mes pas me mènent vers l’église, un bâtiment à peine plus vaste que celui du Palluet, mais plus gracieux. Sans être spécialiste de l’architecture médiévale, je reconnais le style gothique. Le porche en ogive s’orne d’une frise sculptée. Après un instant d’hésitation, je le franchis pour me retrouver dans un espace dépouillé, dont de jolis vitraux colorés adoucissent l’austérité.

Machinalement, j’esquisse un signe de croix. L’intérieur sent l’encens et l’encaustique. Les talons de mes bottines résonnent sur les dalles ; certaines ont servi de pierres tombales et portent toujours les silhouettes gravées de dames et de chevaliers des temps jadis, usées par des siècles de passage. Mon regard est attiré par une statue dans une chapelle latérale : j’identifie une version d’une taille quasi réelle de la figurine dans le mur.

J’examine avec attention la représentation d’une femme aux longs cheveux, drapée dans une robe ornée d’un motif d’écailles. Elle enfonce une lance à travers le corps d’un serpent fantasmagorique, aussi grand qu’elle… Je me demande ce que recouvre cette légende.

Quand vous entrez dans le marais, il ne vous laisse pas repartir. Vous lui appartenez à jamais…

De toute évidence, Sainte-Madeleine a pu en sortir. Malgré tout, je reste persuadée que ce mythe est plus complexe qu’il en a l’air.

En attendant, l’heure tourne. Bientôt, le docteur viendra me chercher… Je passe rapidement faire quelques emplettes à l’épicerie avant de me hâter vers le point du rendez-vous.


Texte publié par Beatrix, 6 mars 2021 à 01h09
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