Un bout de couloir nous guide vers le séjour. Le salon dans lequel j’entre me fait penser à celui de mon ancien professeur, avec une touche plus masculine. Un papier décoré de palmettes brunes et vertes apparaît par endroits, entre les meubles qui couvrent presque toute la surface des murs : buffet, étagères, bibliothèque et cadres dans les espaces intermédiaires. La pièce paraîtrait spacieuse sans cet encombrement maladif. Le plancher craque sous un tapis usé qui conserve malgré tout un peu de moelleux. Ici, tout n’est que couleurs sombres, mais chaudes, en accord avec le parfum de l’encaustique mêlé à un léger effluve de tabac. Le thème religieux des illustrations semble presque incongru dans cet antre douillet et confortable, où de profonds fauteuils capitonnés de velours marron attendent le visiteur.
Deux hommes se lèvent à mon entrée. L’un est grand, mince, grisonnant, avec un visage étroit et pensif. Il s’incline devant moi, à l’ancienne mode. L’autre apparaît comme son contraire : massif, râblé, le menton garni d’un collier de barbe, il me tend la main avec un sourire en coin. Le premier se présente comme le docteur Laurent, le second comme maître Renoir, notaire… J’observe en silence l’incontournable trio qui préside à cette ultime étape qu’est la mort, comme des corbeaux perchés sur une tombe : le responsable du corps, celui de l’esprit, et enfin, l’ordonnateur des biens matériel, le plus important, sans doute, au sein de notre société.
Je ne me sens pas à ma place, mais qui le serait ? Je n’ai même pas l’excuse de l’affliction pour fuir l’endroit. Après un temps d’hésitation, je prends le dernier siège libre autour de la table basse.
— Souhaitez-vous boire quelque chose ? me demande le père Étienne. Un café, un thé peut-être ?
Les verres abandonnés devant eux contenaient quelque chose de plus fort, et c’est peut-être ce dont j’aurais besoin… mais il n’y a que dans les films que l’héroïne exige un scotch et l’avale sous les yeux d’hommes médusés et admiratifs.
Une nouvelle fois, j’endure des condoléances qui me concernent à peine. Enfin, nous passons aux choses sérieuses.
Maître Renoir frotte l’une contre l’autre ses mains épaisses et s’humecte les lèvres d’un bout de langue, avant de déclarer :
— C’est le docteur ici présent qui a pris sur lui de vous prévenir de la triste nouvelle. Mademoiselle Rochère, qui s’occupait du ménage de votre cousine, nous a transmis une carte de vœux où vous aviez mentionné votre adresse. Comme nous n’avons trouvé trace d’aucun autre proche…
Je reconnais avec confusion que je ne m’étais pas vraiment posé la question. Je m’en sens un peu honteuse, même s’il est un peu tard pour cela.
Le docteur Laurent hoche sinistrement la tête ; à la perspective d’entendre les détails du décès d’Armance, je me crispe par avance. Les images de mon rêve me reviennent à l’esprit. Je ne crois pas aux prémonitions, mais comme tout le monde, je nourris une petite part cachée qui craint ce genre de signes…
— Mademoiselle Chaveau… Vous allez bien ? demande le docteur en pointant vers moi son nez en lame de couteau.
Je déglutis et esquisse un sourire un peu tremblant :
— Oui, je vous remercie.
— Les circonstances ne sont pas faciles, déclare le notaire d’un ton paternel.
J’ai envie de bondir sur mes pieds et de fuir ce piège, mais je ne suis plus une enfant. En tant qu’adulte responsable, je dois mener à bout cette corvée pour la mettre derrière moi au plus vite.
Le docteur Laurent soupire ; la tâche semble aussi pénible pour lui que pour moi. Les trois hommes échangent des regards entendus tout autant qu’embarrassés. Ils ont sans doute décidé de ne pas trop m’en dire, et cela me convient, mais qu’ils montrent au moins la décence de l’assumer !
Si je bénéficiais d’un caractère plus assuré, je pourrais le leur déclarer tout fort, mais ma timidité me rattrape de nouveau. La seule chose qui sort de ma bouche est un filet de voix tremblant.
— Que s’est-il passé… réellement ?
Ma question est accueillie par un nouveau silence. Cette fois, c’est le curé qui prend la parole :
— Comme vous en avez été informée, votre cousine a subi un regrettable accident… tragique et banal. Alors qu’elle se promenait comme tous les jours dans la campagne environnante, elle a fait une mauvaise chute et s’est brisé la nuque…
En moi, l’horreur le dispute au soulagement, mais aussi à une pointe incongrue de déception. Non, Armance ne s’est pas noyée dans les eaux glauques des marais. Malgré tout, quelque chose me perturbe toujours… Je commence à nourrir des doutes.
— Comment est-ce que cela a pu arriver ?
Le docteur Laurent s’éclaircit la voix :
— Ici, les chemins sont souvent humides… et la terre glissante. Par temps pluvieux, on risque à tout instant de dévaler dans les fossés…
Je décide de le croire ; il connaît mieux le terrain que moi. Je suis une citadine et je l’ai toujours été, à l’exception de quelques séjours dans la famille durant de rares vacances. Cela dit, j’ai comme tout le monde entendu parler de gens qui sont morts en trébuchant sur le bord du trottoir…
— Peut-être avez-vous des questions ? demande le notaire. Les obsèques vont bien sûr exiger quelques frais…
Mes mains se crispent sur les bras du fauteuil ; je garde ma respiration lente et mesurée, tout en me creusant les méninges pour trouver une réponse digne :
— Est-ce que les avoirs d’Arm… de mademoiselle Chaveau suffiront à couvrir les frais ?
Je m’attends à un regard navré de la part de ces trois figures vaguement paternelles, mais leur expression ne varie guère. Maître Renoir esquisse un sourire :
— N’ayez pas d’inquiétude. Nous avons trouvé chez elle des bons du Trésor, qui suffiront à couvrir un enterrement correct. À moins, bien sûr, que vous n’optiez pour des obsèques de sixième classe… Après tout, vous êtes sa seule héritière, même si je crains que la part qui vous revient ne se limite à peu de choses…
La fosse commune… Non, je ne condamnerai pas Armance à cette indignité. Même si je présume que dans un village de cette taille, cela s’apparente plutôt un trou dans la terre avec une simple croix de bois.
— Je ne suis pas venue pour cela, maître. Autant employer le peu qu’elle possédait pour honorer sa mémoire.
Le père Étienne opine avec une expression d’approbation qui me laisse indifférente. Demeurer en paix avec ma conscience m’importe plus que le jugement de ces inconnus. J’accueille leur bienveillance condescendante avec un visage égal. Plus la situation sera vite réglée, plus tôt je pourrai prendre ma voiture pour aller faire quelques courses au village le plus proche, loin de cette étrange poche d’humanité.
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