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tome 1, Epilogue « Epilogue » tome 1, Epilogue

Bercée par le doux staccato du wagon sur les rails, je laisse mes pensées vagabonder, en regardant défiler sans la voir la campagne endormie par l’hiver. Même au cœur du mois le plus sombre de l’année, elle paraît bien plus riante que celle qui environne le Palluet.

— Nous devrions arriver d’ici une heure, déclare Armand en consultant sa montre.

J’ai passé la semaine précédente à Paris, pour arranger mes affaires et régulariser ma situation vis-à-vis de mon ancien employeur. J’ai mis mon appartement en location après avoir placé son contenu dans un garde-meuble, le temps d’être officiellement installée dans les environs de Saumur. Les seuls adieux que j’ai eu à faire étaient adressés à la tombe de mes parents. Même si j’ai pu douter de ma décision, ce détail a affermi ma résolution.

Pendant ce temps, Charles a fait remorquer ma Juvaquatre, qui se trouve dans un garage, en cours de réparation. Il faudra retourner la chercher à Sainte-Madeleine, tout comme ma camionnette, mais cela peut attendre. Aujourd’hui, nous allons découvrir notre nouveau logis, une demeure libre depuis quelques années qui appartenait aux parents d’Armand. Rien de très impressionnant, juste une maison de village avec un bout de jardin, une salle de séjour, une cuisine et deux chambres à l’étage. Ce sera bien suffisant dans un premier temps.

Le statut d’ancien combattant d’Armand et son statut d’enfant du pays lui ont permis de décrocher un emploi à la mairie locale, pour organiser les archives et aider aux démarches administratives. Charles s’est vu proposer un travail de cantonnier occasionnel, mais nous nous sommes ligués, son père et moi, pour le persuader de montrer plus d’ambition. Même s’il ne semble pas très enthousiaste, nous ne doutons pas qu’il finira par trouver sa voie.

En quittant le marais, il a enfin laissé derrière lui le poids des années de guerre, des injustices et des suspicions. Y compris l’identité de Charles Noual. Il peut de nouveau être Charles Célestin, le fils d’Armand Célestin. Nous attendons d’avoir rebâti les fondations de nos vies pour officialiser notre situation. À cet instant, il somnole, un bras passé autour de mes épaules. Armand a dû remarquer mon regard pensif ; il me jette un coup d’œil curieux :

— À quoi songez-vous ainsi ?

Tiré de mes réflexions, je sursaute un peu, avant d’esquisser un sourire un peu amer :

— À toute cette aventure… Je ne sais toujours pas ce qui est du domaine du songe et ce qui appartient à la réalité. Je ne suis même pas certaine d’avoir tout compris.

Ce n’est pas la première fois depuis notre sortie de la pénombre que j’évoque ce sujet avec le vétéran. Je lui ai déjà confié – sans trop rentrer dans les détails, cela dit – le contenu des rêves étranges qui m’ont accompagné jusqu’à ce dernier jour sur l’îlot de Charles.

— C’est si important pour vous, de comprendre ?

Je fronce les sourcils, un peu surprise de cette question, surtout venant d’un homme aussi curieux. Je réfléchis un moment avant de lui répondre :

— Je pense que oui…Plus d’une fois, j’ai cru être folle.

Un mince sourire étire les lèvres de mon vieil ami :

— Vous, folle ? N’ayez aucune inquiétude sur ce point, vous êtes parfaitement saine d’esprit. Le seul fait que vous vous le demandiez en est la preuve. Peut-être que sous l’effet de l’émotion, de la peur, de la fatigue, de la faim, vous avez été victimes de rêves étranges et d’illusions, fortement inspirés par les différentes bribes d’information que vous avez inconsciemment absorbées.

Je me mordille la lèvre, pensive. Ces paroles font sens. Ces visions m’ont sans doute aidée à surmonter les épreuves que je devais traverser, les unes après les autres, là où la pure logique ne m’était plus du moindre secours. J’opine gravement, mais mon esprit ne cesse pas pour autant de vagabonder.

— À votre avis, quelle est l’origine de ce culte monstrueux ?

Armand caresse sa barbe, les yeux plissés par la réflexion :

— D’après ce que vous m’avez rapporté et les bribes que j’ai pu lire dans les dossiers d’Imbach, il doit remonter au Moyen Âge, vers le douzième ou le treizième siècle, mais il devait découler de croyances antérieures. Son origine est liée au glissement de terrain qui a emporté le premier village, dont vous avez vu les ruines dans le gouffre. Je vais peut-être formuler une hypothèse audacieuse…

Son regard se pose un instant sur Charles, toujours endormi.

— La légende qui entoure la pierre du Serpent doit dater de la plus haute antiquité, voire à une époque plus lointaine. Ce joyau venait sans doute d’une autre contrée… par je ne sais quel chemin, elle est arrivée entre les mains des gens du Palluet. Sa beauté a dû leur rappeler leurs légendes anciennes, liées au Serpent en tant qu’incarnation mythique des puissances telluriques. Ils l’ont confié à cette figure mystérieuse, mais bienveillante, que nous appellerons le Gardien. Après le glissement qui a englouti le bourg et noyé les terres environnantes est apparue cette soi-disant « Sainte-Madeleine ». Selon la version chrétienne, elle s’est sacrifiée en tuant le Serpent. Selon la version du culte des marais, elle s’est unie à lui. Je pense qu’elle a plutôt dirigé la vindicte populaire contre le Gardien lui-même, après ma'voir séduit pour lui dérober la pierre, puis l’a livré en pâture aux villageois parce qu’il n’avait pas su éviter le drame. Elle en a profité pour établir le culte dont elle a pris la tête. Les sacrifices étaient censés pacifier le Serpent, tout en affirmant sa position par la terreur. Et celles qui lui ont succédé en ont fait de même.

Cela fait sens, en effet. Je suis impressionnée par son analyse, même si des pans entiers ne restent que pure conjecture.

— Pendant les siècles qui ont suivi, continue Armand, les fidèles ont bâti les différentes chapelles et aménagé le réseau de grottes sous le village. Et tout ce temps, des gens ont été sacrifiés : des voyageurs, des vagabonds, des boucs émissaires de toute sorte… Malgré tout, quand votre cousine est arrivée, le culte était mourant, quasi rendu à l’état de mythe. Grâce aux travaux d’Imbach et à son talent pour délier les langues, elle a rassemblé une importante somme d’information à son sujet. Peut-être la pierre avait-elle disparu depuis si longtemps que plus personne ne se souvenait l’avoir vu, et Armance a pu remettre la main dessus, ce qui l’a aidée à s’imposer comme nouvelle figure de proue du culte. Pour un temps seulement… Après le meurtre des Allemands, elle a perdu le soutien d’Éva qui a dû commencer à miner son influence afin de prendre sa place… Hélas pour elle, avant sa mort, Armance avait réussi à jeter le joyau au fonds du bassin où vous l’avez trouvé.

On croirait presque le scénario d’un mauvais roman-feuilleton. Malgré tout, je suis bien placée pour savoir que tout ce qu’il raconte appartient à la réalité.

— Pourquoi Éva m’a-t-elle ainsi piégée ?

— Je suppose qu’elle craignait pour sa position. De plus, elle redoutait que sa relation avec Han soit exposée, ce qui aurait mis en cause ses raisons de prendre la tête du culte. Elle devait trouver un moyen de réaffirmer sa suprématie. Elle ne s’était pas attendue à ce que quelqu’un de la famille d’Armance fasse irruption. Votre ressemblance avec votre cousine lui a soufflé toute cette mise en scène qui devait aboutir à votre sacrifice.

— Tuer une seconde fois Armance qui était revenu des morts…

— C’est cela même.

Rien de surnaturel, donc. Juste la lutte de deux femmes avides de pouvoir, et prêtes à tout pour assouvir leurs ambitions, y compris supprimer des vies.

Armand se penche pour me tapoter la main :

— Quant au gouffre, ne vous tracassez pas trop. Vous n’êtes en rien responsable de ce qui s’est passé. Les eaux du marais avaient sans doute ruisselé dans les parois, et les saper au point qu’elles finissent par s’écrouler.

J’esquisse une ombre de sourire.

— Merci. Donc, il n’y a probablement rien d’inexplicable dans toute cette histoire.

Armand opine avec bienveillance :

— Non, absolument pas. Malgré tout…

Il taquine sa barbe, avant de poursuivre, les yeux pétillants :

— Il pourrait bien exister une autre version. Libre à vous d’y croire ou pas. Je comprendrais. Cependant, même si vous choisissez de vous arrêter là, la porte ne se fermera pas pour autant.

Je me redresse un peu vivement ; Charles marmonne quelques mots avant de replonger dans le sommeil.

— Que voulez-vous dire ? Vous n’insinuez pas tout de même que…

Même si je ne termine pas ma phrase, mes pensées sont très claires.

Peut-être qu’il existe réellement quelque chose sous le marais… Quelque chose de puissant, de primal avec lequel les humains avaient conclu un pacte tacite, personnifié par le Gardien. Si ce culte visait à le contrôler et le tenir sous une chape dont il voulait se libérer, il a pu influencer mes rêves pour me prévenir et me guider, parce que j’en avais le pouvoir. Une prêtresse qui pouvait s’unir au Gardien, pour rétablir l’équilibre. Je me blottis de nouveau contre Charles. Le monde est sans doute bien plus vaste que nous l’imaginons. Malgré tout, je ne me sens pas prête à retourner vers ces contrées qui s’étendent en marge de notre réalité. J’ai déjà une nouvelle vie à explorer, avec une nouvelle famille. Je laisse retomber ma tête sur l’épaule de Charles, avec un petit sourire.

— Vous avez peut-être raison, Armand. Mais pour le moment, cette porte restera fermée.


Texte publié par Beatrix, 27 janvier 2024 à 19h34
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