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tome 1, Chapitre 111 « Une bénédiction secrète » tome 1, Chapitre 111

Pendant un long moment, je demeure immobile, figée par l’incertitude. Ce qui se passe au-dehors est pour le moins intrigant… et probablement dangereux. Malgré tout, je me sens comme attirée par ce phénomène, comme si son apparition portait un nouveau message à mon attention.

Après tout, c'est peut-être bien un rêve… Et dans ce cas, qu’ai-je à craindre ? Je me réveillerai dans le lit, au milieu d'une complète obscurité, d’ici quelques minutes. Cette réflexion me donne du cœur au ventre. Je me décide à actionner le loquet et à pousser la porte. Aussitôt, je me retrouve noyée dans cette lumière diffuse, d’un or pâle qui tire vers le vert. Comme j’avais cru le percevoir, elle provient des eaux du marais. Je m’avance vers le ponton, pour éviter de marcher pieds nus dans la terre. La nuit est superbe, avec un ciel dégagé où se dessine un mince croissant de lune, décoré de chapelets d’étoiles. En dépit de la fraîcheur nocturne qui traverse l’étoffe de ma chemise, je m’agenouille pour inspecter l'étendue aqueuse. Translucide comme le cristal, elle révèle ses profondeurs comme un aquarium illuminé. Je me rappelle être allée une fois visiter avec mes parents celui de la Porte Dorée, au Musée Colonial, un souvenir un peu embrumé d’un temps heureux.

Je me baisse pour effleurer la surface ; les vaguelettes créées par mon geste se propagent, puis s’évanouissent. Un sentiment de paix me submerge. Tous mes doutes, toutes mes craintes s'éloignent comme ces ondulations liquides. Je ferme les yeux, pour m’offrir tout entière à cette sensation. Quand je les rouvre, j’aperçois quelque chose scintiller sous l'eau ; j’appuie les deux mains sur le bord du ponton pour me pencher plus bas et mieux scruter les profondeurs du marais. C’est alors que je le distingue : un corps allongé, cylindrique, couvert d’écailles miroitantes, qui semble enserrer l’îlot. Je me redresse, le souffle court : il s'agit donc bien d'un songe... plus calme, plus bienveillant que ceux qui m’ont affligée depuis mon arrivée au Palluet. Je garde une parfaite sérénité ; cette fois, le Serpent n’est pas venu m’avertir d’un éventuel danger. Est-ce qu’il approuve mes actes ? Si j’étais bel et bien éveillée, je me moquerais de ma propre crédulité, mais pour le moment, j’éprouve surtout une gratitude mêlée de soulagement, ainsi qu’une pointe d’émerveillement.

Un long frisson me tire de mes réflexions. Rêve ou pas, je reste soumise à la morsure du froid. Je me relève pour renter à la cabane et me réfugier sous les draps avant d’être totalement transie. Même s’il n’y fait pas bien chaud, au moins y serai-je protégée de la brise nocturne. Je boitille vers l’entrée, engourdie par l’air glacé autant que par ma position maladroite, en espérant que la lueur persistera tant que je ne me trouverai pas à l’abri des murs de bois.

Ce n’est qu’après avoir refermé porte et loquet que je m’aperçois que quelque chose a changé ; il me faut une bonne minute pour repérer la paire d’yeux qui scintille dans la pénombre, braquée sur moi.

Charles… Il est donc réveillé ?

Il va sans doute me demander ce que je pouvais bien faire dehors. Je cherche une explication, mais il demeure silencieux. La lumière s’infiltre toujours dans la cabane. Est-ce qu’il la voit, lui aussi ? À moins qu’il ne partage mon rêve ?

— Char… Charles ?

Son regard me fixe, luisant doucement dans l’obscurité. Après une longue minute, il quitte son apparente torpeur :

— Éliane ?

Sans vraiment réfléchir, je me dirige vers lui, pour m’accroupir à côté du lit de camp :

— Est-ce que je vous ai réveillé ?

Il me contemple sans mot dire, avant de secouer négativement la tête. Je m’apprête à lui demander s’il perçoit l’étrange lueur, quand je m’aperçois qu’elle a disparu.

— Est-ce que vous allez bien ?

Je ne sais que lui répondre. Jamais rêve et réalité ne se sont mêlés aussi étroitement.

— Vous êtes glacée… Attendez…

Il se lève à son tour, attrape sa couverture et la drape sur mes épaules, avant de me conduire gentiment vers le lit qu’il m’a prêté. Quand je suis assise, il s’écarte déjà, mais je lui agrippe le bras en un geste presque instinctif :

— Éliane, qu’est-ce que…

Je pose une main sur sa joue pour l’obliger à se tourner vers moi.

— Je suis désolée de vous avoir réveillé.

— Ce n’est pas vous, murmure-t-il. J’ai juste cru…

Le jeune homme secoue la tête, visiblement confus. Je comprends son sentiment. Malgré tout, je n’ai pas envie de l’entendre de sa bouche, ce rêve qui est réalité, cette réalité qui appartient au rêve. Je suis heureuse de partager ce moment avec lui, dans la sérénité de cette nuit teintée de magie et de nostalgie. Je veux alléger ses regrets, rendre son départ moins difficile. L’éloigner des pensées tristes et solitaires qui le hantent, alors qu’il s’apprête à renoncer à son second logis après avoir perdu le premier.

Comme dans la caverne, il y a si peu de temps, il y a une éternité, j’écarte la couverture pour lui faire une place sous sa douce chaleur. Nous nous blottissons l’un contre l’autre, en écoutant les bruits ténus de la nuit au-delà des parois de bois. Ma tête s’abandonne sur son épaule. Son bras vient enserrer ma taille.

Quelques semaines auparavant, cette proximité m’aurait rendue nerveuse et gênée. À présent, elle me paraît familière. Le souvenir d’Armance effleure mes pensées, mais pour la première fois, je ne crains plus d’être comparée à elle. Elle n’aurait pas pu se livrer, se laisser aller comme je le fais à cet instant. Son orgueil l’en aurait empêchée. Tout comme elle aurait été incapable de renoncer à la pierre du Serpent.

— Tu as fait ce qu’il fallait.

La voix profonde de Charles sait se faire douce. Loin de me surprendre, le tutoiement soudain m'arrache un sourire. Il sonne juste, d’une note claire et pure qui fait tomber la dernière barrière entre nous. Nous nous tournons en même temps ; nos lèvres se rencontrent dans un mouvement spontané. Nos baisers ont le goût des herbes fraîches et des pommes automnales. Les bras de Charles se referment autour de moi. L’une de ses mains vient caresser mes cheveux, tandis que l’autre me tient avec autant de force et d’égard qu’un bien précieux qu’il craint de laisser échapper. Je ne sens plus la froidure de la nuit ; une chaleur soudaine m'inonde, comme sous l’effet d’une fièvre naissante. Sans même y songer, nous basculons vers le lit, qui devrait être trop étroit pour nous accueillir tous les deux. Nous n’y prêtons aucune attention, tant nos deux corps semblent se compléter.

C’est à peine si une part de moi pense à l’impropriété de la situation, à la désapprobation confiant à l’horreur qu’aurait manifesté ma mère. Le lien qui nous rapproche est bien plus puissant que n’importe quelle union officielle décrétée par les hommes. Un instant, avant de m’oublier totalement dans la passion de cette première étreinte, je crois revoir l’étrange lueur au coin de mon regard, puis le rêve comme la réalité s’efface autour de nous.

Quand nous regagnons le monde civilisé, le lendemain, Armand nous accueille d’un petit sourire lucide et bienveillant. Il ne formule aucune réflexion sur nos doigts enlacés ni le fait que nous nous tutoyions, et cela vaut toutes les bénédictions.


Texte publié par Beatrix, 26 janvier 2024 à 01h55
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