Le jeune homme a commencé à creuser. La lame de la bêche tinte contre les pierres enfuies dans le sol, qu’il doit se pencher pour dégager. Il doit s’agir des débris du muret. Quand le trou atteint une cinquantaine de centimètres, il s’essuie le front du revers du poignet en se tournant vers moi :
— Cela vous va ?
— Oui, je pense.
— Bien. Je vous laisse faire.
Avec une pointe de regret, je replie l’étoffe autour du joyau, non sans hésitation. Une rumeur sourde résonne à mes oreilles, comme le chant de l’eau dans la grotte, le glissement des écailles sur la pierre. Je sens mes doigts trembler. Est-ce que je ne suis pas en train de commettre une monstrueuse erreur en la confiant à l’oubli ?
Une large main saisit l’objet, avant que j’aie le temps de réagir ou de protester. Charles enveloppe le joyau dans son linceul et le place au fond du trou, dans la terre légèrement rouge, grasse et argileuse, qui est apparue sous l’humus. Il prend soin de poser par-dessus un éclat de pierre avant de commencer à la recouvrir. À chaque pelletée, je sens mon cœur battre un peu plus fort. Quelque chose en moi a envie de hurler, de protester, mais sombre peu à peu dans la torpeur, comme étouffé par la terre qui ensevelit la pierre du Serpent. Quand il ne reste plus qu’un petit monticule que Charles aplatit de sa semelle, je peux enfin respirer normalement. Tout est fini.
Le reste de la journée aurait pu se dérouler comme celles que nous avons déjà passées sur les lieux. Cette fois, cependant, Charles prend soin de ramasser tout ce qui lui semble important d’emporter dans une gibecière pour les objets les moins volumineux, et dans un coffre pour le reste. Un peu d’argent, des provisions, des couverts et de la vaisselle, des outils, des vêtements… Je l’aide comme je le peux, tout en songeant qu’il n’a jamais possédé grand-chose. À côté de ce logement spartiate, mon appartement est envahi de meubles et de bibelots… Quand j’y repense, je m’aperçois que l’essentiel appartenait à mes parents, et que ma propre vie se résume à bien peu.
Charles n’a pas le temps de pêcher, et nous devons nous contenter de boîtes de conserve – cela fera toujours moins à ramener – et des derniers légumes du potager. Nous parlons peu, autant parce que nous n’en éprouvons pas le besoin, que parce qu’une nostalgie profonde semble peser comme une chape sur Charles. J’aimerais savoir quoi lui dire. Je m'efforce de le soutenir au mieux, par des actes à défaut de paroles. Une part de moi-même songe qu’il n’a aucune obligation de quitter la région comme son père, que personne ne le dérangerait dans cet antre solitaire, et que je pourrais même l’y rejoindre, dans ce lieu où repose la pierre verte du serpent. Prêtresse et gardien, à jamais réunis et réconciliés.
Je me repends rapidement : d’où me viennent de telles idées ? Personne ne peut vivre aussi isolé, sans contact avec le reste du monde. Nous ne pourrions sempiternellement éviter les gens du Palluet, et Armand ne nous laisserait jamais derrière lui.
La lumière baisse enfin ; la lampe éclaire le petit espace de sa flamme tremblotante, dernier soupçon de vie avant qu’il ne tombe dans le froid et le silence, que la pluie et le vent ne rongent petit à petit le bois des murs, que la mousse et les lichens ne la recouvrent peu à peu, comme les antiques maçonneries de l’îlot. La tristesse que je ressens n’est pas totalement la mienne, mais elle n’en est pas moins pesante, réelle.
Une boîte de soupe à la tomate, une demi-bouteille de vin, un reste de pain, quelques pommes racornies nous rassemblent autour de la table.
— Je suis désolée, murmure-t-il enfin, quand il ne reste plus à rien à consommer et que la bouteille est drainée jusqu’à la lie. Je ne suis pas un compagnon très agréable. Merci de m’avoir accompagné. J'aurais eu plus de mal à le faire seul.
J'esquisse une légère grimace :
— Je ne suis pas sûre d’avoir été d’une grande aide.
— Oh si, vous l’avez été !
Sa voix me semble un peu trop véhémente, mais j’accepte de le croire. Nous échangeons un sourire, avant de nous lever pour nettoyer la table. Notre arrangement pour la nuit reproduit celui de la première fois : je prendrai le lit, tandis qu’il se contentera du lit de camp. Sauf qu’à présent, dormir dans la même pièce que lui n’est plus étrange ni embarrassant. C’est presque… normal. Rassurant.
Dès que je suis couchée, mes paupières s’alourdissent et se ferment. Je me laisse sombrer dans les rets du sommeil, sans chercher à lutter, bercée par le bruit du vent dans les branches des arbres, le léger clapotis de l’eau et la respiration régulière de Charles. Même au cœur du marais, aucun rêve malvenu ne vient troubler mon repos… jusqu’à ce que j’ouvre les yeux, éveillée par une étrange clarté qui s’insinue sur les pourtours des volets de bois et parvint à illuminer l’intérieur de la pièce.
Intriguée, je me redresse et repousse les couvertures. J’ai déjà assisté à ce genre de phénomène, dans la cabane où nous étions prisonniers, quand j’ai vu la caverne s’écrouler, mais alors, je me trouvais clairement dans un songe. À présent, je n’en suis pas si sûre. Non loin de moi, j’entends la respiration régulière de Charles. À part cette étrange lueur, tout semble normal dans la pièce. Est-ce que des étrangers sont parvenus sur l’îlot, avec des phares ou des projecteurs ? Pourrait-il s’agir des derniers habitants du Palluet, décidés à nous faire payer notre survie ? Ou des autorités, qui ont conclu à notre culpabilité et viennent nous demander des comptes sur ce qu’il s’est passé dans le gouffre ?
Je me tourne vers Charles, prête à le réveiller, mais quelque chose m’en empêche… une intuition, à défaut d’autre mot. Je finis de repousser les couvertures et poser les pieds sur le sol. Le poêle s’est éteint ; un frisson parcourt mon dos. Même si je porte une épaisse chemise de nuit de flanelle, l’air froid et le parquet glacé sous mes pieds nus me font frissonner de plus belle. Malgré tout, je prends une profonde inspiration avant de me lever. Un pas après l’autre, le cœur battant à tout rompre, je me dirige vers la fenêtre afin de soulever le volet intérieur. J’ai beau scruter le marais à travers le verre grossier, je n’aperçois rien de révélateur, au-delà de cette étrange lueur qui semble émaner de l’eau elle-même. Aussi silencieusement que possible, je remets en place le volet.
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