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tome 1, Chapitre 109 « La bonne décision » tome 1, Chapitre 109

Le chemin qui nous mène à la cabane ne me paraît pas aussi magique que le premier, quand la barque semblait glisser au cœur de la nuit. Ni que le trajet de retour, où je découvrais enfin le paysage serein qui se dévoilait autour de nous. Malgré tout, je prends plaisir à voir défiler de part et d’autre des chenaux des rives constellés de bouquets de joncs, à contempler les îlots où ont pris racine des saules qui courbent vers les eaux placides leurs longues et fines branches où s’accrochent encore quelques feuilles jaunies. En quittant Armand, nous avons sans doute partagé la même pensée fébrile : et s’il lui arrivait quelque chose pendant notre absence ? L’image de la Garette en flammes reste gravée comme au fer rouge dans notre mémoire. Malgré tout, la raison l’emporte. Ceux qui menaçaient sa vie ne sont plus, piégés sous le marais. Certes, nous ne pouvons exclure qu’un des villageois survivants veuille se venger, mais nous ne devons pas sempiternellement vivre dans la crainte. Il faudrait une grande audace pour l’attaquer au plein cœur de la ville, après avoir retrouvé sa résidence temporaire.

Des canards sauvages s’envolent bruyamment devant nous. Charles s’arrête un instant de manœuvrer pour les regarder gagner le ciel. Aucun de nous n’a prononcé une parole depuis notre départ. Je me demande à quoi il peut bien songer. Je n’ose le tirer de ses réflexions. Après tout, c’est sans doute la dernière fois – avant bien longtemps, du moins – qu’il se rend dans le seul logis qui lui reste, si l’on excepte la grange.

Emmitouflée dans un épais manteau qui a servi à Marguerite et porte encore son parfum, je m’efforce de garder tous mes sens ouverts, pour pouvoir percevoir et conserver en mémoire l’ambiance des lieux, jusqu’à ce que cet endroit vivant et bruissant de vie efface le bourbier qui a hanté mes rêves. Ce marais délétère et désolé qui ne semblait exister qu’autour du Palluet, finalement… Peut-être que l’équilibre est revenu, subtilement. Ou qu’il n’y a rien de surnaturel, qu’il n’y a jamais eu rien d’autre que mon imagination fiévreuse, stimulée par mes nerfs à vif, et que c'est mon état d’esprit qui a évolué.

Enfin, l’îlot et la cabane apparaissent ; la barque glisse jusqu’au ponton. Rien n’a changé depuis ma dernière visite : le temps est même plus clair ; quelques pinceaux d’or pâles se frayent un passage entre les nuages pour appliquer sur le bois des touches dorées. En posant le pied sur le monticule herbeux, je prends une longue inspiration, savourant les odeurs portées par l’air frais du matin : douces et amères comme les eaux autour de nous, chaleureuses et parfumées comme le bois vieilli et les feuilles mortes au sol, froides et piquantes comme la brise qui s’insinue sous nos vêtements. Une large main saisit la mienne :

— Venez. Il fera meilleur dedans.

C’est faux, bien entendu… du moins, jusqu’à ce que Charles allume le poêle en fonte. Quand une flamme pétille enfin derrière la grille, toujours accroupi, il lève les yeux vers moi. « Et maintenant ? » semble-t-il demander. Il est facile d’oublier que nous avons une mission. Ou plutôt ; que je m’en suis donné une et que je me dois de l’accomplir, quoiqu’il arrive. Charles se relève et gagne le coin de la pièce, où un balai et des ustensiles de jardinage sont appuyés contre le mur. Il choisit une bêche avant de se diriger vers la porte. Je le suis, nerveuse, la main serrée autour de l’objet enveloppé d’un mouchoir qui pèse dans ma poche.

— Quel endroit sera le mieux, à votre avis ?

Les paroles de Charles me font sursauter. À la vérité, je n’en ai pas la moindre idée.

— Est-ce qu’il y avait quelque chose, ici, avant la cabane ?

Le jeune homme baisse la tête pour réfléchir, avant de se redresser en acquiesçant :

— C’est bien possible. Des vieux murs de pierre, de ce côté.

— Je ne me souviens pas les avoir vus…

— Ils sont cachés sous la végétation. Je vais vous les montrer.

Une minute ou deux plus tard, je me retrouve devant ce que j’aurais pu prendre pour un simple talus recouvert de mousse, de lichen et de cailloux. Mon hôte emploie la bêche pour gratter la couche de terre et de plantes qui étouffe les ruines. Sans nul doute, il s’agit d’un reste de maçonnerie, composé de blocs grossièrement équarris. Ces vestiges peuvent aussi bien remonter à un siècle qu’à un millénaire. Je m’accroupis pour les effleurer du bout des doigts :

— Vous savez ce qu’il y avait ?

— Une habitation plus ancienne, je pense. Seuls les soubassements devaient être en pierre. Cela a dû être compliqué d’en apporter jusqu’ici.

Je ne peux m’empêcher de sourire en entendant cette remarque si pragmatique. Je me redresse en frottant mes mains pleines de terre et regarde autour de moi. Il y a sans doute toujours eu quelqu’un sur l'ilot. Un homme ou une femme… peu importe, du moment où cette personne était acceptée par le marais. À un endroit, le mur semble s’incurver un peu, pour former une sorte de niche.

— Ici… cela devrait être bien.

Charles fronce les sourcils, les deux mains serrées sur le manche de la bêche.

— Vous en êtes certaine ?

Je devine immédiatement qu’il ne parle pas du lieu, mais de la décision elle-même. Je tire de ma poche l’objet pour le poser au creux de ma paume. Une dernière fois, je déplie le carré d’étoffe qui l'enveloppe pour le contempler. Un rayon de lumière se fraie un passage entre les branches dénudées pour éclairer la merveille ainsi dévoilée : un joyau vert, une pierre fine aux couleurs étincelantes et changeantes. Un souffle chaud à côté de mon oreille me fait sursauter :

— C'est bon, vous pouvez le poser.

Mes dents agacent ma lèvre intérieure. Je comprends l’inquiétude mal dissimulée de Charles.

J'observe un moment les profondeurs de la pierre : à la lueur du jour, on croirait que les deux versants du marais se sont mêlés pour la créer. La surface opalescente et légèrement scintillante laisse deviner un cœur plus sombre, constellé d’inclusions. Encore une fois, je me demande si je vais faire le bon choix. Charles avait sans doute raison. It aurait été plus sûr de lancer le joyau dans les eaux autour de l’îlot, afin que plus jamais aucune main humaine ne puisse s’en saisir et le brandir comme un trophée de pouvoir… mais Éva a réussi cet exploit en exhibant une pâle copie. Ce n’est pas tant le fait que le symbole qui importe : restituer la pierre du Serpent à son gardien, même si plus personne ne veillera sur le marais après le départ de Charles.


Texte publié par Beatrix, 1er septembre 2023 à 00h03
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