Quelques jours passent encore. Je reçois la réponse de mon employeur, courtoise, mais définitive. Au moins puis-je partir en bons termes. J’ai l’impression de brûler tous les ponts derrière moi.
Lorsque Celestin se rend à la gendarmerie, il en revient avec une expression perplexe : notre déposition n’est plus à l’ordre du jour. L’ancien combattant a bien tenté de s’enquérir discrètement de la situation au Palluet, mais les gendarmes affichent une ignorance forcée. Cette réaction nous met mal à l'aise ; au moins a-t-elle l’avantage de rompre les derniers liens sinistres qui nous retenaient malgré nous à ce village maudit.
Au bout de quelques jours, ma fatigue commence à se dissiper. Tandis que Charles travaille et qu’Armand répare leur avenir, j’éprouve le besoin de quitter l’appartement et de me promener en ville. Au départ, je ressens un peu d’appréhension, mais personne ne se dirige vers moi en croyant parler à Armance, comme si son souvenir s’était enfin évanoui.
Sans que je m’en aperçoive, mes pas me guident vers l’église. C’est le début de l’après-midi. Je ne risque pas de déranger une messe… Malgré tout, je m’arrête sur devant le portail, hésitante. C’est le lieu où tout a commencé, d’une certaine manière. Là où l'on m’a confondue pour la première fois avec Armance. Là où j’ai posé les yeux sur la fresque qui représente la version enjolivée de Sainte-Madeleine, celle par laquelle j’ai découvert l’histoire tortueuse de la région. Une part de moi se demande ce que je suis venue y chercher. Une réponse ? À quelle question, au juste ?
Quand je pénètre sous la voûte en ogive, je ne peux réprimer un frisson. L’intérieur de l’église me rappelle un peu la caverne, avec ses piliers d’albâtre, ses festons rocheux. L’impression se dissipe vite. Je remarque pour la première fois le retable blanc et or, les étoiles qui nimbent le cœur. Peut-être que le monde, l’univers au-delà du marécage a repris son existence.
Le jour est étrangement clair et la lumière se déverse dans la nef à travers le verre coloré. Elle laisse dans l’ombre la statue de la « sainte » du marais, pour éclairer une autre représentation, sur un socle en vis-à-vis. Moins frappante, certes, mais tout aussi curieuse. Taillée de façon assez naïve dans un tronçon de bois, elle porte encore des restes de polychromie. C’est une silhouette revêtue d’un grand manteau sombre, dont le visage se dissimule sous un capuchon. Pourtant, rien d’inquiétant ne semble en émaner, bien au contraire. La posture, les mains jointes sur la poitrine, se veut paisible. Est-ce un homme, une femme ? C’est impossible à dire.
Lorsque je me rapproche, je remarque l'aspect étrange du socle surélevé : il figure un monticule où des herbes ondoient, émergeant des tourbillons de l’eau. Je ne peux m’empêcher de songer à la représentation dans la caverne, hâtivement tracée sur une paroi. Quand je relève les yeux, je m’aperçois que les mains enserrent un objet : de forme ronde, il conserve sa couleur originale.
Un beau vert émeraude.
Je demeure interdite, l’esprit confus. Puis, peu à peu, tout se remet en place. La cohabitation difficile avec le marécage et les forces naturelles qu’il symbolise. Les deux voies pour y parvenir. La première offre aux humains l’illusion de plier cette puissance brute à leur volonté. La seconde, plus calme, plus discrète, emprunte le chemin de l'harmonie, mais elle s'accorde peu avec l’impatience des hommes.
En réexaminant le socle, je distingue dans les vaguelettes la silhouette sinueuse, partiellement visible, d’un corps écailleux. Le Serpent, réduit à sa plus simple expression, sans queue ni tête, mais qui forme un anneau parfait comme l’éternité. Comme en écho, je respire une senteur d’eau fraîche et de verdure.
Sur une petite table de fonte devant la statue, des offrandes ont été déposées. Des fleurs, une couronne de joncs tressés, une barque de bois miniature… Comme la contrepartie lumineuse à celles que j’avais trouvées dans la chapelle du marais. Qui est cette figure énigmatique ? Les prêtres et les paroissiens doivent bien lui donner un nom. Après l'avoir cherché pendant quelques minutes, je finis par le repérer, tout en bas du socle, sur une plaque plus récente que la sculpture. Saint Lifard…
Je me baisse pour l’effleurer du bout des doigts. Une étrange paix intérieure se répand dans mon esprit. Après les songes diurnes et nocturnes qui l'ont hanté si intensément, je ne m’en étonne pas ; je la savoure, soulagée de savoir comment clore cette histoire, une bonne fois pour toutes.
Lorsque je rentre à l’appartement après avoir effectué quelques courses, Armand me lance un coup d’œil appréciateur :
— Vous semblez avoir retrouvé votre sérénité. Est-ce lié à votre décision vis-à-vis de votre travail… ou à quelque chose d'autre ?
Je lui réponds par un petit sourire évasif.
Même si ses sourcils se haussent sous l’effet de la perplexité, il n’insiste pas. Malgré tout, je crois voir son regard pétiller comme s’il comprenait la situation mieux qu'il ne veut l'avouer.
Le soir, quand Charles remonte après sa journée à l'épicerie, je me précipite au-devant de lui avant qu'il ne s'engage sur l'escalier.
— Est-ce que je peux vous parler seule à seul ?
La requête le surprend, mais il m'entraîne dans la courette à l’arrière de la boutique, où s’entassent les cagettes en bois vides.
— Courcel est occupé à compter sa caisse. Personne ne viendra nous déranger d’ici un moment. Que voulez-vous me dire ?
— Avez-vous gardé la pierre ? Le médaillon vert ?
Charles fronce les sourcils :
— Oui, bien sûr. Pourquoi cette question ?
— Que pensez-vous en faire?
Il passe une main sur sa nuque, visiblement indécis :
— À vrai dire... je n’en sais rien. J’ai envisagé de la jeter dans le marais, pour être sûr que personne ne le retrouvera.
Je plonge mon regard dans ses prunelles noisette :
— … mais vous ne le ferez pas, n’est-ce pas ?
Le jeune homme se détourne pour examiner le mur de brique devant lui. Ce qu’il contemple va sans doute bien au-delà de la surface moussue et fissurée. Les larges épaules se haussent, puis retombent.
— Pour être honnête… je me demande toujours pourquoi je répugne à le faire.
L’explication qui s’impose dans mon esprit n’a rien de logique ni de rationnel. Même si Charles ne m’a jamais traitée de folle en raison de mes rêves et de mes intuitions, je n’ai aucune envie de pousser ma chance. Un argument plus solide me vient alors :
— C’est un objet très ancien, une relique historique. Même si vous ne partagez pas les passions de votre père, il a dû vous transmettre ses valeurs.
Le jeune homme fronce les sourcils ; il reste un instant silencieux, pour finir par soupirer :
— Vous avez raison.
Il hésite un peu avant d’ajouter :
— C’est tout ? Ou vous souhaitez me parler d’autre chose ?
J'opine, soulagée qu’il introduise malgré lui la suite de la conversation :
— En effet. Vous avez l’intention de revenir à la cabane, n’est-ce pas ? Au moins une fois...
Quand il le confirme d’un hochement de tête, je me hâte de demander, avant de perdre le courage et l’audace nécessaire à cette requête :
— Est-ce que je pourrai vous accompagner ?
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