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tome 1, Chapitre 107 « Hésitations » tome 1, Chapitre 107

Les jours qui suivent s’écoulent en tâches administratives diverses. Je ne peux repousser l’écriture de la lettre pour mon employeur, et je décide de m’y mettre dès le surlendemain de notre arrivée. Une heure plus tard, je suis toujours immobile, à tourner mon stylo entre mes doigts, incapable de poser un seul mot. Armand vient me tendre une tasse de thé, avant de s’asseoir avec la sienne en face de moi.

— Vous hésitez encore ?

Je hausse les épaules.

— Mon patron a déjà dû me rayer de ses employés pour cause d'absence injustifiée, mais je pourrais peut-être sauver la situation. Prétexter un accident... Ce ne serait pas si loin de la vérité.

Je soupire en replaçant une mèche de cheveux derrière mon oreille, sous le regard doux, mais insistant du vétéran.

— Il s’agit bien sûr d’une question d’honnêteté…

— Mais c’est aussi tourner le dos à votre ancienne vie.

J’opine en silence. Armand contemple le fond de sa tasse, en esquissant un sourire un peu triste :

— Dites-vous qu’au moins, vous l’aurez choisi. Vous ne pouvez pas régler cela plus simplement ? Par exemple… appeler votre patron au téléphone en expliquant toute la situation, ou du moins, ce que vous pouvez en révéler, et réclamer un congé le temps de boucler définitivement cette affaire ?

Je repousse la feuille blanche :

— Ça ne changera rien.

— Ne prenez pas cela mal… mais vous êtes entêtée. Presque autant que mon fils. Qu’est-ce qui vous fait peur ? Le fait de plonger dans l'inconnu ? Ou que Charles ne vous l’ait pas demandé ?

Je lève vers le vétéran des yeux paniqués. Mon premier réflexe est de nier, mais je doute de pouvoir échapper à sa sagacité. Je pose le stylo et appuie mon menton sur mes mains jointes.

— Il y a de cela… Après tout ce que nous avons traversé, nous avons dû nous rapprocher, mais… cela ne pourrait être que le fruit des circonstances.

Armand hausse un sourcil :

— Peut-être. Mais même dans ce cas… qui vous dit que cela doit être passager ? Je connais mon fils. Il a toujours eu du mal à exprimer ses sentiments. N’attendez pas de grandes déclarations… mais prenez le temps d’observer chacun de ses actes. Ils sont plus révélateurs que ses paroles.

Je laisse mes yeux errer sur les murs fatigués, sans vraiment les voir. Ce que nous avons vécu… était-ce vraiment une parenthèse née des terribles événements auxquels nous avons été mêlés ? Ou un peu plus que cela… ?

Beaucoup plus que cela ?

Armand s’assoit à côté de moi et attire à lui la feuille, puis le crayon :

— Donnez-moi cela. Après tout, ça a été mon métier pendant des années. Je ne vous promets pas de faire des miracles, mais si cela peut déjà vous soulager…

Je le dévisage, un peu interloquée, avant de comprendre qu’il est parfaitement sincère. Malgré tout, j’ai du mal à me résoudre à accepter.

— Vous croyez connaître mes intentions mieux que moi ?

Il n’y a aucun reproche dans mon ton, juste de la curiosité, voire de l’amusement.

— Les connaître, certes non… mais les formuler, c’est bien possible. Je vais rédiger un brouillon, et vous me direz ce que vous en pensez.

Plutôt que regarder par-dessus son épaule, je m’active dans le petit appartement. Les deux hommes sont parfaitement ordonnés, et ce sont finalement mes propres affaires que je dois traquer çà et là pour les remettre dans ma valise ou dans l’armoire.

Une heure après, le résultat que me présente Armand se révèle tout à fait pertinent. Au lieu de trancher dans le vif, il évoque en termes assez flous un accident qui m’a retenue dans un lieu privé de communication, puis invoque l'hésitation à le contacter après une si longue absence. Il ajoute que je comprendrais fort bien qu’il ne veuille plus m’employer, mais que je sollicite un entretien pour en discuter avec lui. Le tout si gracieusement formulé qu’il faudrait manquer tout à la fois d’humanité et de logique pour ne pas m’offrir cette infime ouverture. Entre les lignes, cependant, je perçois que l’objectif est plus d’obtenir le demi-mois de salaire qu’il me doit avant démission que de récupérer mon travail. Entre la confiance brisée par ma disparition et les étranges péripéties que j’ai traversées, je sens bien que ma place n’est plus dans ce bureau étriqué. Quelque chose en moi s’est transformé, en bien ou en mal… je ne le sais vraiment. Je dois me rendre à l’évidence : je n’ai jamais réellement envisagé mon retour.

— Vous pourriez mettre votre appartement en location. Cela vous donnera un petit revenu en attendant de trouver un nouveau poste. L’essentiel est que vous puissiez redevenir indépendante au plus vite, quelle que soit votre décision.

Les coudes sur la table, j’appuie mon menton sur mes mains jointes :

— Et vous ? Avez-vous commencé à y voir plus clair ?

— Bien sûr. J’ai effectué les démarches pour refaire mes papiers. Ensuite, je pourrais de nouveau avoir accès à mon compte bancaire. Fort heureusement, je n’ai pas conservé des billets dans ma boîte à sucre. Puis ce sera Saumur… C’est un très joli endroit. Sur les bords de Loire, la vie possède une douceur que vous apprécierez. Je chercherai sans doute à m’établir dans les environs, je trouverai bien un village où mon activité sera plus utile qu’en pleine ville. Charles devrait mieux s’y plaire. Je l’espère du moins… Cela fait des années…

Il se tait brusquement, comme s’il se refusait à admettre l’inquiétude qui plisse son front.

— Qu’il vit en ermite ?

— On peut dire cela. Ce n’est pas forcément une mauvaise vie… et je n’ai pas envie de lui imposer une existence qui lui pèserait. Mais j’avoue que parfois… je peine à comprendre ses motivations. Il aurait tout aussi bien pu prendre du recul, partir loin du Palluet, plutôt que s’enterrer dans le marais.

Peut-être ne devrais-je pas me montrer indiscrète, mais la curiosité l’emporte :

— Vous êtes déjà allé là-bas ?

— Une fois, seulement, avec lui. Sa mère a toujours refusé d’y mettre les pieds. C’est un bel endroit, reconnaît-il avec un petit sourire, mais trop austère … et surtout isolé. Malgré tout, il y est terriblement attaché. Je crains qu’il ait des difficultés à le quitter…

Même si je partage le sentiment d’Armand, je comprends également Charles. Malgré tout, ce ne serait pas un mal de pouvoir le ramener dans le monde des hommes.


Texte publié par Beatrix, 29 juin 2023 à 23h33
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