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tome 1, Chapitre 105 « Le départ » tome 1, Chapitre 105

— Les gendarmes ne vont pas tarder à revenir, déclare Célestin, debout devant la fenêtre. Avez-vous réfléchi à ce que vous leur direz ?

Depuis que je lui ai rapporté les paroles de Laurent, le vétéran semble nerveux. Je peux le comprendre. Après tout, des gens qu’il connaît depuis plusieurs décennies n’ont pas hésité à brûler sa maison et à essayer de tuer son fils.

Encore une fois, je porte des habits sortis de la penderie de Marguerite : la robe la plus simple que j’ai pu trouver, en fin lainage gris, qui tombe comme un sac sur ma silhouette osseuse, et un cardigan mauve. Même si je déteste sa couleur, il est chaud et doux. Charles avait quant à lui quelques vêtements de rechange dans sa camionnette.

Célestin a tenté de nous envoyer dormir, mais nous avons refusé : nous avons trop de choses à digérer.

Nous demeurons assis tous deux dans le canapé, côte à côte, comme si nous craignions d’être de nouveau séparés.

— Peut-être qu’il reste des gens vivants dans le gouffre, murmure Charles, faisant écho à mes pensées. Il serait encore temps de monter une expédition de secours…

Son père se retourne, et je suis surprise par l’expression fermée qu’il arbore :

— Pour cela, ils devraient emprunter le souterrain, qui est instable et à demi effondré. Crois-tu vraiment que quelqu'un sera prêt à le faire ? Que les autorités vont croire à une histoire de cité sous terre, de culte antique et de sacrifices humains ? Elles pourraient même vous incriminer pour ces disparitions inexpliquées !

Il soupire, et ses traits s’affaissent ; il paraît avoir vieilli de dix ans, comme si toutes ses épreuves passées le rattrapaient soudain.

— Nous pourrions déjà dire la vérité, insiste Charles. En quoi les autorités pourraient-elles nous incriminer ? Nous sommes les victimes, dans cette sinistre affaire ! On ne va tout de même pas nous accuser d’avoir fait écrouler le gouffre. Au moins, nous aurons la conscience tranquille.

Il marque une pause, avant d’ajouter d’un ton plus sombre :

— Enfin, aussi tranquille que possible, étant donné la situation. Les familles des disparus doivent savoir ce qu’il est advenu d’eux.

Je relève les yeux :

— Je pense qu’elles savent parfaitement où ils se trouvaient.

— Je le pense aussi, hélas, murmure Célestin. À la réflexion, ce ne sont pas les autorités qui m’inquiètent le plus…

Mon cœur sombre de nouveau. Bien sûr… les villageois survivants. Ils nous feront porter la faute, dès qu’ils comprendront ce qu’il s’est passé… et ils ne sont pas à un lynchage près.

Les regards du père et du fils se rencontrent par-dessus ma tête :

— Nous ne pouvons pas rester ici, déclare Charles. Ils apprendront tôt ou tard que nous sommes de retour, et ils verront bien que leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs fils et filles ne sont pas revenus.

— Est-ce que tu te sens apte à conduire ? demande brusquement Célestin.

— Cela devrait aller. Pourquoi ? Tu veux qu’on parte d’ici ?

Le visage aimable du vétéran reprend toute la détermination dont je le sais capable :

— Nous ne nous attarderons pas une seconde de plus. Nous trouverons bien un endroit où nous loger à Sainte-Madeleine. Vous irez directement témoigner à la gendarmerie. Nous pouvons rapidement faire nos bagages !

Malgré notre lassitude, nous nous extirpons du canapé pour les suivre à l’étage. Chaque marche me semble aussi haute que l’Everest, et l’ascension dure une éternité. Quand je pose enfin le pied sur le palier, je contemple le couloir pompeux et défraîchi avec une étrange certitude : ce sont les derniers moments que je passe au Palluet. Bientôt, cette histoire sera derrière moi, une bonne fois pour toutes. Il faudra juste que je m’organise pour faire récupérer et réparer la Juvaquatre – il est hors de question que j’aille la chercher moi-même. Il me faudra trouver une excuse crédible à présenter à mon patron, pour avoir manqué plusieurs jours de travail sans donner de nouvelles. Si je raconte la vérité, il me prendra au pire pour une folle, au mieux comme une irresponsable. Si tant est qu’il m’écoute… Je garde bon espoir, car je me suis montrée exemplaire depuis que je suis entrée à son service.

Je devrais avoir hâte de regagner la sécurité de mon petit appartement, où subsiste le souvenir de ma mère… Pourtant, je m’aperçois que je n’en ai pas la moindre envie. Mon univers s’est déplacé… mais pas au Palluet. Mes yeux se posent sur Charles et j’éprouve soudain une crainte profonde, viscérale : celle de me retrouver seule, de ne plus sentir mes côtés une présence solide et rassurante, de ne plus chercher un regard noisette pailleté de rouille, de n’avoir personne pour qui m’inquiéter…

C’est comme une automate que je jette dans un sac de tapisserie quelques habits empruntés à la penderie de Marguerite. Ma cheville me fait de nouveau mal, mais au moins, je ne souffre plus ni de faim ni de froid. Enfin, nous nous réunissons autour de la camionnette avec nos maigres bagages. Célestin insiste pour que je monte à l’avant à côté de son fils.

— Je peux me contenter de l’arrière, ne t’en fais pas.

Charles n’a pas la force de protester.

— Chez qui allons-nous ?

— Chez Albert Courcel. Je pense qu’il sera heureux de te voir.

Je lance un regard interrogateur vers le jeune homme, qui répond aussitôt à ma question muette :

— Le commerçant chez qui je travaillais avant la guerre. Il m’aurait bien repris, mais… c’est moi qui ai refusé. Étant donné ma réputation, je ne voulais pas lui faire d’ennui… et après tout ce temps dans les marécages, j’avais du mal à fréquenter trop de personnes à la fois.

Il m’adresse malgré tout un petit sourire :

— Mais si besoin… ce n’est pas un problème de demeurer chez lui quelques jours.

Il s’attarde pour aider son père à se hisser l’arrière, avant de se glisser péniblement derrière le volant.

Pendant un moment, le silence nous rattrape, ouateux, lourd des non-dits qui flotteront autour de nous tout le reste de notre vie. Puis, enfin, le ronflement du moteur s’élève, une rumeur stagnante qui nous cloue sur place avant de prendre de la puissance ; la camionnette démarre dans un crissement de gravier. Je me laisse aller sur le fauteuil, les paupières closes, tandis que le véhicule nous emporte vers Sainte-Madeleine.


Texte publié par Beatrix, 6 juin 2023 à 00h30
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