Quand une main me secoue, j’ouvre subitement les paupières. Ma tête me fait mal, ainsi que mon dos, et tout le reste de mon corps dans une moindre mesure. Une face inconnue se penche vers moi ; je distingue des joues creuses envahies d’une barbe clairsemée, un nez fort, des yeux pâles et inquiets.
— Mam’zelle… Ça va ?
Je mets un moment à comprendre que la cavalerie est enfin là, sous la forme d’une camionnette Citroën qui a vu des jours meilleurs. Je sens Charles remuer à son tour.
— Vous avez l’air mal en point, poursuit le nouveau venu. Qu’est-c’qui vous est arrivé ?
Mon compagnon se redresse ; l’homme le regarde, bouche bée :
— Charles Célestin ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
En l’entendant appeler Charles par son nom de naissance, je ne peux m’empêcher de me crisper. S’il vient du Palluet, rien ne prouve qu’il n’est pas un complice de ceux que nous avons abandonnés au fond du gouffre. Au bout d’un moment, en constatant qu'il ne paraît pas inquiet, je devine qu’il s’agit d’une de ses connaissances de Sainte-Madeleine.
— Nous avons eu un accident de voiture. Elle est sortie de la route et s’est embourbée dans les marais… Est-ce que vous pouvez nous conduire jusqu'à un téléphone ?
Le sang sur ses vêtements et notre état dépenaillé semble convaincre l’homme.
— J’allais à Saint-Florent voir mon frère. J’peux vous déposer au Palluet en chemin.
— Merci, Étienne, ce n’est pas la peine. Est-ce que vous pouvez nous emmener à la maison de mon oncle ?
— J’peux vous prendre à l’arrière. C’est vide pour l’instant.
Étienne nous lance un regard préoccupé :
- Vous ne voulez pas que je vous emmène voir un docteur, plutôt ?
- Merci, mais ça ira, répond Charles avec courtoisie mais fermeté.
L’homme hausse les épaules et part nous ouvrir les portes de la fourgonnette. Non sans peine, nous grimpons à l’intérieur, qui n’est pas très bien tenu : des fragments de bois, de la paille, de la boue et même des fientes de poule maculent l’endroit. Cela nous importe peu ; il nous fait l'effet d'un chariot vers le Paradis.
Nous ne pouvons voir grand-chose, juste un morceau de route poussiéreuse par les vitres ovales et crasseuses des portes arrière. Malgré tout, à l’approche du village, mon ventre se serre. Les habitants ne savent pas encore ce qu’il est advenu de ceux des leurs qui sont descendus sous terre. Et pour l’instant, c’est préférable.
Le véhicule freine enfin. Nous en émergeons avec autant de prudence qu’un jeune lapereau qui met pour la première fois le nez hors de son terrier. Nous sommes sans doute bien moins vaillants. Aussitôt, je me sens assaillie par tous les sons que nous avions presque oubliés dans les profondeurs du gouffre : celui du vent dans les ramures décharnées des arbres, les cris mélancoliques des oiseaux nostalgiques de la belle saison. À présent que notre périple est officiellement terminé, tous ces bruits pourraient tout aussi bien faire figure d’hymnes triomphaux… Du moins, si un nouveau drame ne vient pas ternir notre soulagement.
Nous prenons le temps de remercier Étienne, qui nous demande une fois encore si nous ne souhaitons pas consulter un médecin. Quand nous refusons de nouveau, il retourne derrière son volant et repart vers Saint-Florent.
Appuyé l’un sur l’autre, nous suivons la clôture jusqu’au portail. Même à bout de force, nous forçons l’allure. Nous ne serons réellement sauvés que lorsque nous aurons pu constater que Célestin va bien. Combien de jours avons-nous passés dans les couloirs souterrains ? En ne nous voyant pas revenir, il a très bien pu quitter la sécurité de la demeure des Ferrand pour se lancer à notre recherche.
Quand nous atteignons le portail, nous le trouvons grand ouvert. La camionnette de Charles est toujours garée sur l’allée de gravier, mais il y a un autre véhicule à côté de lui, une fourgonnette Peugeot noire. Sur la plaque d’immatriculation, un insigne bleu blanc rouge orne d’une grenade laisse peu de doute sur ses propriétaires. Les deux hommes en uniforme qui discutent sur les marches de la maison confirment cette conclusion.
Nous échangeons un coup d'oeil empli d’appréhension, avant de nous diriger vers les deux gendarmes. Nos craintes attisent une énergie que nous pensions éteinte. Seule ma gorge serrée m’empêche de crier la question qui me brûle les lèvres. Charles me dépasse et fonce droit vers les deux hommes qui se pivotent vers nous, alertés par le crissement de nos pas sur le gravier.
En nous apercevant, le plus âgé écarquille les yeux et se hâte vers lui :
— Charles Célestin ? D’où sortez-vous comme ça ?
Même s’il tente de garder une expression neutre, je perçois le rapide jeu d’émotions dans son regard : la surprise, l’inquiétude, puis une froideur professionnelle qu’il arbore comme un masque. Il reporte son attention vers moi :
— Mademoiselle Chaveau ? Éliane Chaveau ?
Je m’avance à mon tour en frissonnant dans ma robe trop légère.
C’est à cet instant qu’une silhouette se dessine dans le cadre de l’entrée ; celle d’un homme avec un seul bras. Le reste du monde cesse d’exister. Les gendarmes sont relégués à l’état de simples figurants, tandis que Célestin se précipite vers son fils. Il vole littéralement au-dessus des marches et l’étreint férocement ; un flot de paroles mal assuré s’échappe de sa bouche :
— Bon sang, Charles ? C’est toi ?… C’est bien toi…
Charles a à peine la force de répondre à son geste. Au bout d’un long moment, le vétéran se recule pour contempler le visage de son fils ; sa main quitte son dos pour passer derrière son cou.
— Bon sang, tu as une mine épouvantable ! Mais enfin… Tu es là, bien vivant. C’est tout ce qui compte.
Je me suis instinctivement écartée, pour rester dans la fonction de spectatrice dans laquelle je m’estime à ma juste place. Sans doute n’ai-je pas été assez rapide, ni assez convaincante, car le regard du vétéran me trouve par-dessus l’épaule de son fils. Alors, seulement, je peux distinguer ses traits : creusés par l’inquiétude, mais rayonnant de soulagement. Il m’adresse un sourire et relâche Charles pour me faire signe de les rejoindre.
— Éliane ! Vous m’avez fait tellement peur, tous les deux !
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