Les éboulements ont libéré de nouvelles cascades qui rebondissent le long des parois, comme si tout le marais se déversait dans le gouffre. Quand nous parvenons à la berge, le niveau du lac a monté jusqu’à nos chevilles. Nous devons avancer avec précaution, afin de ne pas perdre pied. De temps à autre, quelques pierres ou des coulées de fanges dégringolent devant nous, en nous épargnant de justesse.
Après une éternité à patauger dans l’eau glacée, engourdis par le froid humide, l’épuisement et la douleur, nous atteignons enfin la petite digue qui sépare le lac du canal où nous attendent les barques. Même si elles dansent autour de leurs amarres, elles sont toujours là, avec leur perche posée en travers du rebord. Après plusieurs tentatives, nous parvenons à nous hisser dans la plus proche. Charles place la lampe à l’avant pendant que je détache la corde. Dès que j’ai réussi à la libérer, je m’empare de la perche. Contrairement à mon compagnon, je suis relativement indemne, et je ne veux pas qu’il aggrave sa blessure par des efforts inconsidérés.
Debout à l’arrière, je cale au mieux mes pieds, qui dérapent dans mes souliers trempés. Je ne sens plus mes doigts. Même soulever la longue tige de bois me semble presque insurmontable. Pourtant, je serre les dents et la plante dans le fonds limoneux du canal. Je m’arc-boute de toutes mes forces. L’embarcation s’éloigne lentement de la berge, mais, très vite, elle commence à tourner sur elle-même, en direction du mur de la grotte. Toutes mes tentatives pour la remettre sur le droit chemin restent vaines.
Soudain, la barque tangue : Charles s’est relevé pour venir se placer derrière moi. Ses mains se referment sur la perche, à côté des miennes.
— Nous allons la tenir ensemble, d’accord ? Je dirige, et vous n’avez qu’à ajouter votre force à la mienne.
La chaleur de son corps, pressé contre le mien, m’envahit subitement, comme s’il me transmettait sa vigueur en plus de son expérience. Petit à petit, la barque glisse vers le centre du canal. Entraînée par le courant, elle commence à prendre de la vitesse.
Brusquement, un terrible fracas résonne à travers le couloir, si énorme, si violent, que je manque de lâcher prise ; même Charles se fige. Une gigantesque lame déferle ; elle soulève notre embarcation et la fait retomber brutalement sur les flots. Nous perdons l’équilibre, pour atterrir l’un sur l’autre, confus et meurtris. La lampe s’est renversée ; à demi-noyée, la flamme brasille brièvement, pour finir par s’éteindre.
Nous restons longtemps prostrés au fond la barque, jusqu’à ce que meurent enfin les derniers échos de l’éboulement. Quand, enfin, nous nous relevons avec des gestes lents, nous sommes plongés dans une obscurité si épaisse qu’elle semble presque tangible. Nous n’avons pas besoin d’échanger la moindre parole pour partager nos sentiments : nous éprouvons la même tristesse résignée en songeant aux villageois enfermés dans la chapelle, désormais ensevelis, tout comme les corps sacrifiés du cimetière, sous des tonnes de pierre et de vase.
Avec lassitudes, nous nous hissons sur les bancs. Le drame qui vient de se produire a englouti notre courage. Même si nous n’avons pas perdu la perche, comment nous diriger dans ces terrières absolues ? Blottis l’un contre l’autre, nous ne trouvons plus la force de remuer. Des centaines de tonnes de roche nous séparent encore du jour ; l’aube ne se lèvera pas pour nous indiquer le chemin. Je me recroqueville sur moi-même, comme une fleur qui se fane. Charles me serre contre lui. Il reste mon ultime point d’ancrage dans cet océan de noirceur.
Épuisée, engourdie, je ferme les yeux, en espérant m’endormir et mourir de froid, dans une dernière illusion, peut-être… Je commence à sombrer, quand le jeune homme me secoue.
— Éliane ! La barque bouge !
Je l’entends tout à coup. Le rebord frotte contre le mur du boyau. Nous avançons, lentement mais surement ! Je me redresse, surprise :
— Mais… comment ?
— L’eau a continué à monter et se déverse dans le canal. Elle crée un courant qui nous emporte vers notre destination. Ça va mettre un certain temps, mais nous sortirons de ce tunnel !
Pour arriver où ? Je n’en ai pas la moindre idée, mais autant prendre les nouvelles chacune à la fois.
La façon dont Charles attrape ma main, dont il la serre fiévreusement me permet de saisir un sourire que je ne vois pas. Mes doigts effleurent son visage, s’attardent sur ses joues. Je l’attire vers moi et laisse ma bouche trouver la sienne. Même si notre baiser reste chaste et qu’un goût de vase demeure sur nos lèvres, nous nous y abreuvons comme à une source de vie. Les mains de Charles se glissent dans mes cheveux, j’agrippe sa nuque comme si mon sort en dépendait. La lumière est encore loin, mais nous avons repris espoir.
Au bout d’une demi-heure, peut-être plus, la coque heurte un quai de pierre. Un souffle glacé effleure mes épaules. Il me tire de la léthargie dans laquelle je suis tombée, blottie contre Charles. Mon regard rencontre un mur de roche lépreuse, constellée de mousses et de lichen. Nous sommes sortis des ténèbres.
Non loin de nous, un escalier émerge de l’eau et monte vers une issue qui laisse entrer la lueur du jour. Le canal poursuit sa route dans les profondeurs de la terre ; par miracle, notre barque se trouvait du bon côté et sa course a été arrêtée par un renfoncement dans la paroi, à deux mètres seulement des marches.
Je me tourne vers Charles, pour partager avec lui mon soulagement. Il est resté inerte, comme endormi. Un frisson d’inquiétude me parcourt : est-ce que sa blessure s’est aggravée ? Mes doigts tremblants et glacés touche sa joue. Une large main attrape mon poignet. Un œil noisette pétille sous un sourcil épais.
— Éliane ? Bon sang…
Avec un grognement, le jeune homme déplie sa grande carcasse et observe la situation. L’incrédulité crispe ses épaules, mais il se détend presque aussitôt. Il prend le temps de se retourner pour me lancer un sourire, avant se saisir la perche :
— Cette fois, nous allons sortir de là, je vous le promets !
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