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tome 1, Chapitre 92 « Toilette funèbre » tome 1, Chapitre 92

Est-ce réellement un choix ? Quelle que soit l’attitude que j’adopterai, je mourrai de toutes les façons. Je n’ai pas envie de lui donner satisfaction, mais j’ignore ce que veut réellement la folle qui me tient dans ses rets. Sans doute se réjouira-t-elle d’assister à mon humiliation, mais me diriger volontairement vers le sacrifice qu’elle a orchestré pour moi servira ses dessins. Je suis trop fatiguée pour prendre une décision. Mes yeux lancent des regards instinctifs dans toutes les directions, comme si je pouvais déceler une échappatoire, même si je devine que je n’en trouverai aucune.

La main qui m’a frappé se tend de nouveau vers moi. J’esquisse un mouvement de recul, pas assez vite pour esquiver son contact. Il se fait étrangement tendre ; du bout des doigts, elle repousse mes cheveux de mon visage meurtri. C’est d’une voix cajoleuse qu’elle poursuit :

— Allons, cessez de lutter. Vous savez que cela ne sert à rien. Venez…

Elle s’approche pour me relever, un léger sourire aux lèvres. Je tente encore une fois de lui échapper, mais elle est plus rapide et me saisit entre ses bras, avec presque autant de force que Bertrand. Elle me hisse sur mes pieds presque sans effort et me guide vers le lit, sur lequel elle a étalé de nouveaux vêtements. Cette fois, pas ceux d’une paysanne : une robe à la coupe élégante, avec un bustier cintré, une large jupe plissée et des manches étroites, décoré d’une rangée de boutons de jais…

Une robe d’une belle couleur rouge.

Celle d’Armance.

— Je suis certaine qu’elle est juste à votre taille, mademoiselle Chaveau. Vous devriez l’essayer. Vous serez magnifique. Il suffira de vous recoiffer un peu…

Quand je le tourne vers elle, elle continue à me sourire, avec un mélange de malice et de triomphe. Mon regard retourne sur la robe, celle qui avait été disposée sur mon lit pour troubler les esprits.

Depuis le début, Éva tire les ficelles. Elle m’a manipulée comme un pantin, pour m’inclure comme un rouage de plus dans ses machinations. Encore et toujours, elle a réussi à me ramener entre ses griffes, avec l’aide de ses sbires.

Malgré tout, je ne veux pas la voir gagner. Pas si facilement. Une colère froide m’envahit, quand je songe au meurtre des Ferrand, à l’incendie de la Garette, au destin de Charles.

Charles. Lorsque je pense à lui, la peur et le chagrin m’étreignent le cœur si violemment que je crains qu’il n’arrête de battre… mais la rage me libère, m’oblige à réagir, à réfléchir. Je ne partirai pas sans lutter. Sans clamer au monde entier qu’Éva n’est qu’une manipulatrice, qui utilise le culte du Serpent et la ferveur de ses fidèles à ses propres fins. Sans me dresser devant elle et devant ses sectateurs, même si ma révolte n’est que le bref éclat d’une flamme aussitôt éteinte.

Et pour cela, elle doit croire à ma soumission. Je vais la persuader qu’elle a réussi à me briser, et que je me plierai à ses décisions.

Alors, je me rapproche du lit et je saisis la robe par les épaules ; je la drape sur mon corps, comme pour vérifier sa taille. Bien entendu, elle semble faite pour moi. Quand je l’examine de près, même à la lueur vacillante de la lampe à Pétrole, je vois quelques auréoles que l’eau des marais a laissées en séchant. Est-ce qu’Armance la portait quand on l’a tuée ? En dépit de ma conviction soudaine, un frisson parcourt mon dos.

— Allez-y, changez-vous. Vous avez perdu le châle que je vous ai donné. Ce n’est pas grave. Vous n’aurez pas à attendre assez longtemps pour attraper froid ! Souhaitez-vous que je me retourne ?

— Faites comme vous voulez…

Ma voix n’est qu’un murmure maussade, mais la femme l’entend parfaitement.

— Et craindre que vous me frappiez par-derrière ?

Mes poings se serrent, puis se relâchent tandis que je prends une profonde inspiration.

— Je ne le ferai pas… Ça ne servirait à rien.

Ève se met à rire, un son qui racle mes nerfs déjà à vif. Elle se détourne pour se diriger vers la porte ; elle se poste là, de trois quarts dos, en me surveillant du coin de l’œil. Je renonce à toute idée d’intimité, même si je sens les yeux de silex peser lourdement sur moi. Est-ce qu’elle me juge ? Qu’elle me compare à elle-même, à Armance ? Je fais de mon mieux pour ne pas penser à ce regard, pendant que je me dépouille de mes habits humides et froissés. Le fin lainage rouge glisse sur ma peau, par-dessus mes sous-vêtements. Mes doigts tremblants peinent à attacher les boutons de jais.

— N’oubliez pas de vous recoiffer, déclara Éva en me désignant un miroir sur la table, à côté de laquelle se trouvent une brosse et une poignée d’épingles à cheveux.

Je vais m’installer sur le tabouret face à la glace et commence à brosser mes cheveux. Il me faut du temps, tellement ils se sont emmêlés. Je les relève ensuite en chignon banane, une coiffure que j’adopte rarement mais qui me paraît adaptée à cette tenue.

— Étonnant. Exactement comme elle… Je pourrais croire que vous êtes réellement Armance, si je ne m'étais pas débarrassée de son corps.

Je ne cherche même pas à savoir où elle a pu le mettre… Ce n’est plus mon problème. Éva semble tellement sûre d’elle qu’elle ne s’attendra sans doute pas à ce que je lui tienne tête devant tous ses sectateurs.

À peine suis-je prête que Bertrand entre dans la cabane, comme s’il avait pu entendre l’ordre muet de sa maîtresse. Même si je ne montre, pour une fois, pas une once de révolte, il me saisit par les bras, en dessous des épaules ; j’ai l’impression d’être prisonnière de pinces d’acier. Peut-être est-il déçu de me voir avancer docilement. Avec ma cheville encore sensible, je ne pourrai de toute façon pas marcher plus vite. Tout au long de notre trajet, je jette autour de moi des regards discrets ; tout au fond de mon coeur, j’espère que Charles surgira devant nous… mais je dois me faire une raison. Personne ne viendra à mon secours.

Sans grande surprise, notre route nous conduit d’un ponton à l’autre, vers la chapelle. Des lueurs d’or sale palpitent aux fenêtres du bâtiment. Les deux battants de la porte sont grands ouverts, comme une bouche prête à m’avaler. Une rumeur sourde s’en échappe, comme le son de dizaines de voix parlant à voix basse. Ainsi, le moment est arrivé. Pour la deuxième fois, Armance sera mise à mort devant les habitants du Palluet, et Éva pourra alors consacrer son triomphe contre la sorcière revenue d’entre les morts.


Texte publié par Beatrix, 22 août 2022 à 22h50
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