Bernie
Je suis occupé à m’énerver contre la tuyauterie de la chambre. Évidemment pour faire mes réparations, j’ai coupé l’eau. Mais plus j’avance, plus je me rends compte que tout le matériel est pourri. Il me faudrait faire des achats pour pouvoir finir mon travail. Mon oncle est tellement radin qu’il ne prévoit rien à l’avance. Je vais devoir monter en ville demain. J’imagine sans peine qu’il va beugler parce que ça va lui faire dépenser de l’argent et de l’essence. En attendant, je tente la rustine avec ce que j’ai sous la main.
– Putain !
– Ça ne va pas ?
Cette voix… Je reconnais celle de Cacilie. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Je suis encore à genoux, en train de tripoter les tuyaux.
– Je venais voir si tu avais faim…
À ce moment-là, je me rends compte que c’est le cas. J’étais tellement pris par mon travail que j’en ai oublié le temps qui passe.
– Manger ? Il est quelle heure ?
– Le soleil se couche.
Mon attention se porte sur la fenêtre. Elle ne ment pas.
Un soupir m’échappe.
– Je n’arriverai jamais à finir ma réparation ce soir. Il me manque trop de choses !
La main de la jeune femme se pose sur mon épaule.
– Ça ne sert à rien de rester ici. Si tu n’as pas le matériel, arrête-la. Tu ne vas pas faire une nuit blanche. Ça ne t’avancera à rien.
Je sais qu’elle a raison. Tout comme je sais que mon oncle ne l’entend pas de cette oreille. Je me redresse puis range mes outils dans la boite. Même si je ne le laisse pas voir, j’appréhende le moment d’en parler à Larry. En espérant qu’il ne souhaite pas un devis avant que je puisse faire les achats. La dernière fois, j’ai dû passer une demi-heure au téléphone avec lui pour avoir le droit de prendre le nécessaire pour les travaux.
Je me retourne vers mon amie. Elle porte toujours mon blouson. Il faut dire que l’attache de sa robe s’est cassée alors qu’elle faisait le ménage. Comme elle ne pouvait pas rentrer dans sa chambre, Cacilie est venue me voir. Sa confiance m’honore.
– Tu as terminé le nettoyage ?
– Oui. La chambre quatre est louée au fait.
Je hausse les sourcils.
– C’est quoi tout ce monde ? Il se passe quelque chose ?
Sur la dizaine de chambres disponibles, nous n’en louons généralement que deux maximum par soir. L’argent se fait plus sur les locations de jour : des couples non légitimes qui viennent s’offrir un peu de plaisir.
– Je ne sais pas. Mais tant mieux dans un sens.
– Oui, ça me fait un levier pour acheter du matériel afin d’effectuer les réparations de cette chambre.
Nous échangeons un sourire. Lorsque nous sommes tous les deux, je me sens bien. J’ai vraiment l’impression qu’elle me comprend.
– Ma mère va faire des pâtes au curry. Est-ce que tu veux venir manger avec nous ?
J’hésite. Lorsque l’on connaît leurs revenus, on y réfléchit à deux fois. Seulement, je n’ai pas envie de vexer mon amie. Plus encore parce que passer du temps à son côté me rend heureux.
– J’adore le curry.
– Alors c’est réglé, tu viens manger avec nous.
C’est du rapide.
– Avant je dois aller voir mon oncle…
Alors que nous quittons la chambre et que je m’apprête à refermer la porte, Neslie la mère de mon amie fait son apparition. Elles se ressemblent toutes les deux, même si Cacilie a le teint plus cuivré. En voyant son visage, je me rends compte qu’elle est soucieuse.
– Maman ?
– Tu es là, ma chérie. Je suis contente de te trouver.
Son regard se pose sur moi.
– Toi aussi, Bernie. J’ai un souci dans la chambre…
Le corps de Cacilie se tend, mais elle n’ajoute rien.
– Avec la clim ?
Elle secoue la tête.
– Je n’ai plus d’eau qui coule du robinet.
Cette nouvelle ne m’enchante guère. Je crains de comprendre le problème. Comme je préfère voir avant de me faire une opinion, je demande la possibilité d’entrer dans leur chambre. Après avoir obtenu l’accord de Neslie, nous nous y rendons.
Une bonne odeur de nourriture me prend au nez lorsque j’ouvre la porte. De la salive emplit ma bouche. J’ai plus faim que je ne l’aurais pensé. Mais il n’est pas temps de s’en occuper.
– Le plus étrange, c’est que j’en ai au niveau de l’évier.
En fait, je constate que rien ne coule dans la salle de bain, contrairement au coin cuisine. Je fouille dans ma mémoire et je me rappelle que celui-ci a été aménagé quelques années plus tard, par rapport à la construction du motel. Sans être un génie, je suis les tuyaux qui partent du lavabo. Mon pressentiment se confirme. C’est la même arrivée d’eau qui est utilisée avec l’évier de la chambre d’à côté. Je me demande qui a fait ce travail de merde.
J’abandonne les deux femmes pour aller en discuter avec mon oncle. Cependant, Cacilie n’a pas dit son dernier mot et m’emboîte le pas. Vu sa démarche, je la sens bien énervée. Il faut que j’arrive à la calmer. Ma main prend la sienne. Son regard se tourne vers moi, surpris. Nous ne parlons pas, mais nous parvenons à nous comprendre. L’intensité du moment fait battre mon cœur plus fort.
Elle ne se dégage pas. Ses doigts se referment sur les miens. Je sais que je prends des risques, mais je m’en fiche. Cette fille-là, elle en vaut la peine. Son courage et sa ténacité sont sans limites. Je la sens s’apaiser à mon contact.
– Ça va aller. Je vais lui parler…
Lorsque je prononce ces mots, je me veux confiant. En vérité, je ne le suis pas du tout. Nous débarquons à l’accueil par la porte qui mène à la cour du motel. Larry se tourne vers nous et attaque avant même que je n’aie pu ouvrir la bouche.
– Vous avez fini ?
– C’est bon de mon côté, déclare Cacilie.
– J’espère que c’est propre. J’ai eu de nouveaux clients. Si jamais, ils se plaignent…
Exaspérée, mon amie lève les yeux au ciel.
– Il n’y a pas lieu de se plaindre.
Mon oncle lui jette un regard septique, mais n’ajoute rien.
– Et toi ?
– Il me manque du matériel !
Sa mâchoire se serre. Pour peu, je l’imagine pleurer sur ses billets qui vont s’envoler.
– Il faut que j’aille faire des achats en ville, demain.
– D’accord, mais tu me fais un devis que je validerais avant.
Comme je l’avais anticipé, il pense que je vais tenter de lui faire payer n’importe quoi.
– Il y a un autre souci. Je ne sais pas qui a fait les branchements, mais quand je coupe l’eau dans la chambre deux, ça la coupe aussi dans la salle de bain de la chambre un.
– Bah remets là !
– Si je vais ça, la chambre deux va être inondée.
Nous nous affrontons du regard l’espace d’un instant.
– Je pourrais refaire les branchements, mais…
Avant que je ne puisse en dire plus, Larry se lève de son siège. Sa lassitude et son énervement sont perceptibles, pourtant je ne cède pas.
– Bon, montre-moi le souci. S’il le faut, je vous autoriserai à vous laver dans la chambre huit, déclare-t-il à l’attention de Cacilie.
Pour peu, on dirait qu’il lui fait une fleur.
Ce n’est pas miraculeux, mais c’est un début de solution.
– Je vais t’expliquer le problème.
Tout en disant ces mots, je tourne les talons.
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