18
, c’est ça qui clochait. La sauvagerie meurtrière du « tueur du 8 » avait fait perdre à DeForest sa capacité à raisonner froidement, avec recul et lucidité. Il était submergé par l’horreur et la barbarie des crimes, empêtré dans des cauchemars de têtes coupées, tubes digestifs sanglants, yeux et bouches cousus, masques de douleur, marqués par l’empreinte de la torture dont les tourments se lisaient dans les contractures musculaires figés par la mort, enfin. Il s’arrêtait à 17. Pour lui, Miss Perske n’était pas le numéro 18. Elle était un message, un de plus. Le meurtrier n’avait pas raté son coup, il avait volontairement laissé la vie à Jill tout en la privant de parole. Voilà une journaliste, une baveuse comme on dit dans le métier, qui ne baverait plus. Le traumatisme subi bloquerait sa mémoire aussi sûrement qu’une clé ferme une porte. Il lui faudrait beaucoup de temps pour retrouver la clé et la serrure. Le meurtrier pouvait dormir tranquille.
18 ne collait pas. Trop de préparation, trop de mise en scène et de jeu macabre pour en arriver à un demi crime. Le tueur du 8 ne se contentait pas de massacrer ses victimes, il les exposait à la vue de tous, leurs corps devenaient les éléments d’un tableau dont lui seul voyait la beauté, les autres, tous les autres, esprits faibles, s’arrêtaient à l’horreur des scènes de crime, aux chairs déformées, au sang coagulé, aux membres écartelés. Les 17 premières agressions n’avaient rien à voir avec la 18ième.
Se mettre dans la peau du tueur. Ressentir ce qu’il ressent, être au plus près de ses pulsions. Au plus près. DeForest savait ce moment inéluctable. Il l’avait reculé sous mille prétextes par peur de ses propres zones d’ombre. Il avait feint de ne rien comprendre, de ne pas trouver d’indices, de ne pas savoir décrypter ces énigmes potaches. Il s’était menti à lui-même.
Le tueur l’attendait. Il avait suspendu la série de meurtres –on lui avait demandé de suspendre la série- uniquement pour que l’inspecteur Gustave DeForest se rapproche de lui, respire avec lui, rêve avec lui. Et quand il sentirait son souffle sur la nuque, il l’emmènerait, lui montrerait.
DeForest ramassa les clés de sa guimbarde, démarra en trombe et fit crisser les pneus à chaque virage jusqu’à la morgue. Ça l’amusait de jouer au flic de série télé. Il était temps de retourner voir Bart.
« Salut Bart » lança DeForest en même temps qu’il posait une main contre le mur. Les clés tintèrent sur le sol, le corps de Bart fit un demi-tour brusque qui le projeta dans les bras de l’inspecteur, demi-tour aussitôt contré par un mouvement de recul et une moue paniquée.
« Ca va ? J’t’ai fait peur ? » insista DeForest.
L’autre commença à faire non de la tête et débita d’une traite :
« L’est pas là. Parti. Part toujours très tôt. Mais faut dire qu’il arrive le jour est pas encore levé, alors forcément ça fait des journées longues, hein, on fait nos heures et plus que de raison ! Mais quand même on n’est pas des bêtes, faut savoir s’arrêter, souffler un peu et de détendre à la maison »
« De qui tu me parles, Bart ? ». L’inspecteur détacha bien les syllabes.
« De…de…mais de…Il est plus là. Faut revenir demain. »
« Carter ? Tu veux parler de Carter ? Hum, fit DeForest, c’est toi que je suis venu voir. T’as cinq minutes, n’est-ce pas Bart ? »
Bart voulut dire que non, qu’il était très pressé, sa fille à prendre à l’école, un rendez-vous chez l’ophtalmo, et vous savez ce que c’est les ophtalmos, la croix et la bannière, des mois d’attente, alors quand on en tient un… DeForest était attentif, avec un léger sourire. Bart baissa la tête, soupira et rouvrit la porte.
L’inspecteur poussa Bart dans le dédale de couloirs jusqu’à la pièce où étaient suspendues les têtes.
« Il en manque deux, Bart. Où sont-elles ? »
« Je sais pas M’sieur. »
« Tu sais pas, hein ? Qui d’autre que toi à la clé de ce local ? »
« Euh, M’sieur, M’sieur, M’sieur Carter. Enfin, je crois »
« C’est lui qui t’as demandé de suspendre les têtes comme ça ? »
« Oui, oui »
« Et pourquoi ne sont-elles pas conservées comme les autres pièces dans des bocaux ? »
« Je sais pas M’sieur, je sais pas. »
Un filet continu coulait de la tempe de Bart, ses yeux s’étaient enfoncés, cernés de noir, un muscle de sa joue droite tressautait comme un insecte qui vient se cogner à une ampoule et recule, les ailes cramées par la chaleur.
DeForest ne lâchait rien :
« Et ces têtes, tu en prends soin, n’est-ce pas ? Quel genre de soins ? »
« Oui, tous les jours. Il faut faire attention, hein, pas de poussières et le médicament, tous les jours, oui. »
« Le médicament ? Montre moi le médicament »
« J’en ai plus. C’est M’sieur Carter… »
DeForest le coupa.
« T’en as plus, hein ? T’es sûr ? Cherche bien. »
Bart transpirait de plus en plus. Ses mains soulevaient des papiers sur le bureau en gestes désordonnés. Il rejetait en sifflant un air vicié impossible à garder plus longtemps dans ses poumons. Il ouvrit presque machinalement un tiroir et fit « ah », un « ah » d’évidence, la mémoire qui revient, en indiquant du regard une forme oblongue posée au fond.
DeForest tendit la main et saisit une longue seringue vide.
« Que fais-tu avec cette seringue, Bart ? »
Tétanisé, le préposé aux « affaires vivantes » mima une série de gestes vers le haut. DeForest comprit que les seringues servaient à injecter un produit dans les têtes. Quel produit ? Il n’insista pas. Il ne tirerait plus rien de Bart.
« C’est bien Bart. Merci pour tes explications. Pas un mot de tout cela à Carter. Laisse moi lui en parler, je dois le voir pour l’enquête »
Les épaules de Bart s’affaissèrent, il ouvrit la bouche comme un poisson hors de l’eau et se ravisa, respirer pouvait attendre.
L’inspecteur connaissait l’adresse personnelle d’Ed Carter. Un soir de beuverie à la morgue qui s’était terminé devant la maison du toubib après épuisement de tout le liquide disponible. Il entra sans bruit par l’une des portes fenêtres donnant sur le jardin. Le salon était un mélange de conformisme bourgeois et de musée d’histoire naturelle. Partout des consoles, étagères, vitrines exposaient têtes, pieds, mains et diverses parties de l’anatomie humaine sous des formes variées : séchées, empaillées, en bocaux. Une caverne d’Ali-Baba pour taxidermiste. Le vaste canapé cuir, la table basse, le bar en acajou à roulettes donnaient une impression étrange. Les meubles avaient le goût ostentatoire de leur prix d’achat, ils n’étaient ni beaux, ni bien faits, avaient mal vieilli et la piètre qualité des matériaux utilisés les rendait bons à la décharge. Ils étaient le reflet de la splendeur du Docteur Carter et Madame, chef du service de médecine légale, du temps des cocktails et réceptions quand Emma riait trop fort dans sa robe de soirée dos nu et décolleté aguicheurs et que Monsieur pérorait debout agrippé à son verre de Jim Beam. Curieusement, la collection des membres et organes humains, pièces rapportées après le départ d’Emma, donnait de la vie à la pièce, mausolée figé dix ou quinze ans en arrière dans la présence encore palpable de la maîtresse de maison, maîtresse tout court. Un cadre assez grand était retourné au dessus de la cheminée. DeForest aurait parié qu’il s’agissait d’un portrait d’Emma Carter, partie en laissant à Ed porter tous ses regrets.
Les yeux mi-clos, avachi dans un club au cuir crasseux et râpé, le docteur Carter, chef du service de médecine légale, accueillit l’inspecteur DeForest d’une voix pâteuse :
« Quel plaisir, cher confrère. Sers-toi un verre, là dans le bar, il doit rester un fond de Four Roses. Le Four Roses est parfait à cette heure-ci. »
« Je ne t’accompagnerai pas dans tes beuveries aujourd’hui, Carter » lâcha DeForest dans un souffle rauque. « Parle-moi plutôt des têtes coupées. Comment expliques-tu qu’elles rétrécissent ? »
Les lèvres de Carter se plissèrent légèrement, juste un voile. Il garda les yeux fermés, suspendit une main en l’air :
« Etonnant, n’est-ce pas ? Beaucoup de travail, beaucoup de nuits blanches pour trouver ». Il marqua une pause, semblait réfléchir. «Vas vers ce petit meuble chinois, là-bas. Ouvre la double porte. »
DeForest s’exécuta. Il n’eût aucune surprise en découvrant les deux têtes qui manquaient au labo.
« Tu sais que ces têtes n’ont rien à faire chez toi, Carter. »
« Je le sais, inspecteur, je le sais. Tu feras ton rapport…si on te remet l’enquête en mains. Je me suis laissé dire… »
Le toubib laissa sa phrase en suspend. Ce n’était pas une menace, le ton était calme, juste de la lassitude. La possession des têtes était autrement plus importante que toute tracasserie administrative. Carter continua :
« Pour que tu aies quelque chose de vraiment consistant à écrire, je vais t’éclairer inspecteur. Assieds-toi, je t’en prie, sers-toi quelque chose, de l’eau de Seltz si ça te chante et remplis mon godet, nom de dieu, je meurs de soif ! »
DeForest assis, Carter commença :
«J’ai une passion pour tous ces objets qui nous entourent. Bizarre, hein ? Pervers, même. M’en fous, ‘peux pas savoir à quel point. La normalité m’est étrangère depuis bien longtemps. Ils sont toute ma vie depuis qu’elle n’est plus là. Je ne sais pas pourquoi –et d’ailleurs je n’ai rien à expliquer- mais ces doigts, ces globes oculaires, ces bouts de cervelle dans le formol, éparpillés dans des bocaux un peu partout dans la pièce, c’est un peu la prolongation de l’absence. Un corps éclaté dont chaque morceau prend une importance capitale, que l’on regarde comme un tout, comme s’il avait son existence propre. J’ai une passion pour les têtes. Celle de ma femme était magnifique. Un port très droit, le menton légèrement relevé, une chevelure abondante, elle aimait que je fourrage ma main dedans. Elle est partie. Lassée. C’était une garce, j’en conviens. Mais sa tête, que sa tête était belle ! Alors, vois-tu inspecteur, quand j’ai vu arriver les premiers cadavres de ces filles sans tête et que les têtes sont arrivées après, détachées, les unes après les autres, j’ai penser que la grande œuvre de ma vie pouvait commencer. J’ai travaillé dur et j’ai fini par mettre au point un procédé chimique très simple et très efficace qui réduit ces têtes petit à petit. En quelques jours, elles perdent un bon tiers de leur volume et de leur poids, la peau se fige pour l’éternité. Regarde comme elles sont belles, DeForest. De vraies petites bouilles de poupées, le teint frais, le cheveu brillant. Ce sont mes petites chéries, j’ouvre les portes et je les contemple tous les soirs, admirables créatures. Rien à voir avec la barbarie des Jivaros, broyeurs de crânes et piètres empailleurs. Ne dirait-on pas qu’il y a de la vie en elle ? »
Carter était barré, cela ne faisait aucun doute. Barré à tel point que rien ne pouvait plus l’atteindre. DeForest ne lui demanda pas à quoi tout cela pouvait servir. Quelque chose le tracassait, une idée qui tournait, un peu floue, presqu’une intuition : Et si Carter était lié au meurtrier ? L’inspecteur chassa cette hypothèse comme on chasse une mouche. Mais la mouche revenait dans son cou et bourdonnait à son oreille.
Carter s’était endormi pour de bon. Avant de partir, DeForest retourna le grand cadre au dessus de la cheminée. C’était la photographie d’une femme, altière, élancée. Elle portait une robe de soirée élégante et tenait un verre à la main. Son visage et toute sa tête disparaissaient sous les coups de pinceaux d’une peinture blanche épaisse.
DeForest avait encore le temps de passer à l’hôpital. Dans le couloir, il manqua percuter sa copine l’infirmière en chef, s’excusa en grommelant tandis que l’autre le tançait comme un gamin que l’on prend les pieds pleins de boue sur le tapis. Le visage de Jill Perske était d’une blancheur diaphane, il sembla à l’inspecteur qu’elle était plus petite dans son lit, figée, immobile pour toujours. Sa poitrine soulevait avec peine le drap tendu sur elle. DeForest la regarda longuement. Dans sa tête, une comptine tournait comme une supplique. Gustave DeForest n’était plus croyant, il avait oublié tous ces mots que l’on adresse à un saint ou même au Christ lui-même dans les cas les plus désespérés. Il lui restait comme un air, des syllabes qui volaient et il cherchait à les attraper, papillons qui ne voulaient pas de son filet. Cela faisait quelque chose comme : «femme bénie, plein de grâces, pauvres pêcheurs, à l’heure de notre mort ». Les paupières de Jill Perske s’ouvrirent. Elle regarda l’inspecteur. Ses yeux plongeaient vers lui. Puis elle les referma. DeForest ne bougeait pas. Il se demanda s’il avait vu Jill Perske ouvrir les yeux ou s’il avait voulu qu’elle les ouvre. L’infirmière rentra à ce moment là et lança :
« Z’êtes encore là, vous ? Allez, dehors, j’ai des soins à faire ».
Avant de tourner les talons, Gustave vit la paupière de Jill ciller d’un battement. Et ce battement était pour lui un signe.
Gustave rentra chez lui, prit une douche rapide, se rasa et se mit au lit sans boire une seule goutte d’alcool. Cette nuit là, il dormit d’une traite, apaisé.
DeForest ouvrit les yeux avant le dring de la sonnette. Le son strident ne l’atteint pas, il y vit le signe d’une bonne journée. Il ne serait plus à la remorque des événements, il allait les devancer ! Straw regardait ses pieds en se dandinant. DeForest le fit entrer, lui offrit un café et d’un regard l’invita à s’asseoir:
« T’es toujours sur l’affaire, Gus ? » demanda le photographe.
L’inspecteur sourit en fixant Straw. De la main, il lui fit signe d’envoyer les photos. L’autre lui tendit un paquet épais tenu par un élastique en grommelant vaguement :
« C’est juste que je veux pas avoir d’ennuis avec Forbes, tu le connais, c’est pas un facile. »
« T’auras aucun ennui, t’inquiète. » DeForest fit défiler une à une les photos, concentré. « Et les traces au dos des photos des têtes ? »
« Ecoute, j’ai essayé pas mal de combinaisons, et j’ai peut-être quelque chose. Tu vois ces ronds coupés en deux ? Ils reviennent plusieurs fois. 10 pour être précis. Parfois ils sont placés dans le haut de la photo, parfois dans le bas. Et regarde ces barres obliques. Elles sont dessinées 4 fois. Deux fois du bas vers le haut et de gauche à droite et deux fois de droite à gauche. Je suis parti de ces fragments en me disant qu’il s’agissait de lettres. Les barres obliques pourraient bien être des A à qui il manquerait la petite jonction horizontale et que l’on aurait coupé en deux dans la verticale. Tu vois ? Et là, ces demi ronds, ce sont des S dont on n’a retenu que les courbes. Pareil, coupé en deux, de haut en bas. Quel est le mot qui contient deux A et cinq SS ? Il n’y en a qu’un, c’est ASSASSINS. C’est ça que l’auteur de ces graffiti a écrit. Et comme c’est un vicieux, il faut le lire de droite à gauche en commençant par le bas. »
Straw repris son souffle, pas mécontent de lui. DeForest restait muet devant les photos retournées. Les signes dansaient sous ses yeux. Les lettres n’arrivaient pas à se former. Il savait que Straw avait vu juste.
ASSASSINS. DeForest tournait le mot dans sa bouche, lèvres closes, yeux plissés. Le pluriel le gênait terriblement. Comme si le meurtrier embarquait avec lui une multitude de complices. Ceux qui n’ont rien dit, ceux qui ne veulent pas savoir, ceux qui ont peut-être vu des choses mais qui se tairont, ceux qui se réjouissent de voir la ville nettoyée, ceux qui étaient clients et qui continuent à l’être, ceux qui ont peur pour leur fille, les mêmes qui tremblent pour leur progéniture, se paie une pute le samedi soir, ne disent rien, ont vu des choses, et quand même toute cette racaille en moins, c’est bien. Complices. Comme lui, DeForest. Il voulait être deux. D’un côté, le flic honnête, au service de la loi, ni héros, ni salaud, juste un inspecteur ordinaire qui fait son boulot. De l’autre, un homme seul, alcoolo, pleurnichard, travaillé par une libido erratique. Le flic ne voulait rien savoir de l’homme seul, l’homme seul s’accrochait à son rôle de flic.
Gustave DeForest regardait les tirages laissés par Straw. Il revivait chaque scène de crime : son arrivée sur les lieux, l’odeur des feuilles, le sol trempé, les chaussures qui s’enfoncent dans la boue, le petit matin blanc percé par les gyrophares bleus et rouges, les flashes de Straw qui mitraille, les voix un peu étouffées, les gestes précis. DeForest avait gardé dans sa mémoire une foule de détails que chaque photo faisait ressurgir. Il n’était plus le spectateur d’une image figée, muette mais l’œil d’une séquence animée et sonore. Il se revoyait se pencher sur le cadavre, chasser d’un revers de main un insecte trop entreprenant, il entendait le cri de satisfaction de l’agent qui avait le premier repéré la tête coupée : « là-haut ! », il sentait son genou craquer quand il s’est relevé, trop vite.
Au milieu des épreuves, DeForest trouva quelques portraits de jeunes filles, avant. L’inspecteur avait oublié ces images et Phil Straw lui rafraîchissait la mémoire. Pourquoi ? Que savait-il de ses fêlures de flic impeccable, de ses dérives d’alcoolo, de sa déespérance de mâle inutile? DeForest reprit son tête à tête. Il y avait précisément 7 clichés. 7 pour lesquelles l’enquête avait permis de retrouver les parents, une famille, parfois un petit ami. DeForest se pencha longuement sur les 7 photographies. Elles avaient été prises quelques mois avant leur mort et montraient des gamines à peine sorties de l’enfance, encore mômes, déjà femmes. L’une d’elles le troubla. Elle fixait l’objectif avec une fière assurance, assumait parfaitement sa robe un peu juste et dans ses yeux vibrait le plaisir d’une provocation assumée : elle se savait désirable et sa pose ne s’adressait qu’aux mâles dont elle s’amusait par avance de les exciter.
Gustave DeForest reposa la photo en soupirant. Il connaissait cette fille.
Cela remontait à plusieurs semaines, quelques mois tout au plus lors d’une de ses virées hors de lui comme les nommait DeForest. C’était un vendredi ou un samedi soir peut-être. Tout au long de la semaine, Gus avait senti monter en lui cette impérieuse nécessité de planter son sexe dans le sexe d’une femme, de posséder le corps de l’autre, de prendre à pleines mains des seins, une croupe, de lécher, de pétrir, de faire prendre des poses, et jaillir son animalité. Il avait commencé par la tournée des bars, s’abrutir, faire passer la honte sur le compte de l’alcool, boire pour passer à l’acte, passer à l’acte, s’avilir –totalement- et boire encore jusqu’au petit matin. Il n’était pas en mesure de résister. Il aurait voulu, il faisait des efforts pour être sage, pour dominer son corps, pour lui dire de se taire. Et chaque rechute le faisait vomir, trop de whiskeys, trop d’abjection. Il avait même constaté que plus longtemps il tenait, plus longtemps il s’abstenait et plus dure était la chute, plus violente sa demande, plus ordurier son comportement. Il devenait bestial, se vengeait d’avoir attendu et faisait payer sa propre déchéance en soumettant l’autre pour jouir de la contrainte qu’il imposait.
De bar en bar, il jaugeait les filles du coin de l’œil. Trop vulgaire, trop aguicheuse, trop sûre d’elle, trop camée. Toutes pratiquaient les mêmes codes, rodés. Juchées sur leur tabouret, souvent à deux au comptoir, elles repéraient d’abord le client et décidaient qui attaquerait en premier. Il fallait d’abord capter son regard, envoyer un sourire, ouvert sans être provocant, tendre son verre, une éternelle coupe de champ’ aux bulles aussi fatiguées que les jambes des belles, puis envoyer un signe plus fort, classique œillade, main qui remonte le soutien-gorge, jambes qui se croisent ou se décroisent. Là, le client était censé s’approcher et proposer un verre. C’est ce que fit DeForest. La brune qui l’avait levé était aux anges, la soirée démarrait. DeForest refroidit son enthousiasme :
« C’est ta copine qui m’intéresse.»
La fille fit la moue mais descendit illico de son siège, c’était la règle.
« Combien tu prends ? » demanda DeForest assez brutalement.
Sa main flatta son cul dans un geste de maquignon qui vérifie la qualité de ce qu’il achète. La fille se rétracta.
« Elle te comprends pas» dit sa copine, puis elle baragouina quelques mots en mexicain.
« 200 dollars. Moi, je suis moins chère. Tu peux me prendre avec elle, si tu veux. » ajouta-t-elle.
« Non. C’est elle que je veux. 300 et elle m’obéit au doigt et à l’œil.»
La brune traduisit, la mexicaine acquiesça. DeForest la suivit dans l’escalier qui montait à l’étage. Il palpa sa croupe et glissa sa main sous la robe retroussée haut sur les cuisses. La fille s’arrêta, stoppée par la poigne de cet homme qui enserrait son sexe comme une tenaille. Dans la chambre, DeForest commença par jeter les trois billets de cent dollars par terre. La fille se pencha pour les ramasser. Il la força à prendre son sexe dans sa bouche et l’enfonça jusqu’au fond de sa gorge en lui faisant perdre le souffle. Plus la fille hoquetait en cherchant l’air, plus DeForest cognait contre sa glotte. Elle bavait, crachait et DeForest l’insultait, frappait ses seins et ses joues. Il la fit mettre à quatre pattes et planta son gland contre son anus. La fille se retenait pour ne pas crier et lâchait des plaintes contenues chaque fois que DeForest tentait de s’introduire plus avant. Enervé par cette résistance, il se retira, déchira un morceau du drap, la bâillonna, se replaça derrière elle et enfonça son dard d’un coup jusqu’à la garde. Il laboura la fille longuement en rythmant ses coups de reins par de solides claques sur les fesses avant d’éjaculer dans un râle vainqueur. DeForest se retira, remit son pantalon et laissa la fille écartelée, exsangue sur le plancher. Il ne se retourna pas et sortit.
La fin de la soirée et une bonne partie de la nuit, DeForest erra de « Blue Moon » en « Red Strip » jusqu’à ce que ses yeux soient gavés de filles offertes, de talons aiguilles et de corsets pigeonnants. Il s’imbiba encore sous les néons crus et les banquettes au skaï violent des bars à poivrots et passa dans un drugstore prendre une dernière flasque, du rhum, pour s’échouer enfin. Il s’effondra dans les poubelles d’une ruelle, la tête calée contre un clodo qui l’avait accueilli comme un frère, alléché par le fond de rhum. Tous d’eux ronflaient si fort que rien ne pouvaient plus les atteindre.
Deux jours plus tard, le 29 juin, la fille était assassinée, n°13 sur la liste. Levé à l’aube, DeForest arrivait au bureau avec les grosses dames noires qui astiquaient mollement les lieux. Elles s’économisaient avec application en ondulant de bureau en bureau, contournaient les obstacles innombrables que constituaient les poubelles, chaises, dossiers empilés par terre, un chiffon dans la main droite, la gauche servant à la fois d’appui et de guide. Chaque geste était pensé, chaque mouvement calculé pour faire voleter la fine couche de poussière sans transiger avec l’implacable règle répétée des dizaines de fois sur tous les tons par le chef d’équipe : «On ne touche pas ce qui est posé sur les bureaux ! » Et cela revenait chaque jour, les gestes, les mouvements, la poussière et c’est la poussière qui imposait sa loi, son rythme, lent, affreusement lent. Il fallait slalomer entre les piles de journaux, les feuilles plus ou moins éparses, les stylos qui traînent. Impossible ou presque de nettoyer les ordinateurs et encore moins les écrans surchargés de post-it ! Les claviers disparaissaient sous la crasse et les doigts graisseux de la pause déjeuner ne faisaient que fixer celle-ci sur les touches, noires et poisseuses en quelques semaines. Les femmes de ménage reproduisaient leurs contorsions au sol : elles ne déplaçaient aucun objet et leurs serpillières formaient des sillons humides autour des bureaux. Ce ménage approximatif mais vraie chorégraphie du balai était un sujet inépuisable de grogne, l’occasion de pousser un coup de gueule facile, de se défouler, toujours en l’absence des femmes aux chiffons, toutes noires, toutes grosses. DeForest avait de la tendresse pour elles, leurs bassins chaloupant, leurs gestes calmes l’apaisaient. Il prenait soin de les regarder à contre-jour, dans la lumière rasante du matin. Sous leurs mains l’air devenait matière, des millions de fines particules se soulevaient de quelques centimètres et retombaient lentement ballottées un instant avant de s’amasser un peu plus loin, d’un bureau à l’autre. Les femmes de ménages savaient que leur travail était vain alors elles le faisaient avec grâce, en accord avec la poussière, elles dansaient avec elle. L’inspecteur puisait en elles la force d’affronter cette journée.
DeForest tenait toujours la photo de la fille entre deux doigts. Il ne la regardait plus. Elle l’habitait. Il se leva péniblement, courbé, perclus pour glisser un œil par la fenêtre comme le font régulièrement ceux qui n’attendent plus rien. Le milieu de la matinée s’éternisait en chuintant une vilaine pluie presqu’imperceptible tant elle était fine. Le ciel, noir, avait vieilli d’un coup et ressemblait à une fin de jour qui se traîne, un crépuscule morne qui pénètre vos chairs, vous terrasse et vous laisse là, sans forces dans votre fauteuil, incapable de bouger, incapable de penser. DeForest se traîna du fauteuil au canapé, se replia en position fœtale et s’endormit en geignant faiblement.
Le téléphone sonnait et DeForest hurlait pour que quelqu’un décroche. La sonnerie, agressive, frappait ses tympans toutes les secondes et lui ne pouvait pas répondre. Pourquoi ne pouvait-il répondre ? Il regardait ses mains, figées, ses bras tendus et ne comprenait pas ce qui l’empêchait de les mouvoir. DeForest se débattait, il poussait, il faisait des efforts incroyables pour décrocher le combiné, là tout près de lui, sans y parvenir. Il fut pris de panique : son cerveau ne commandait plus rien, il était paralysé. La sonnerie ne relâchait pas son étreinte, portant ses coups de métronome en crescendo jusqu’à l’intolérable. La bouche ouverte, les yeux creusés, les joues livides, DeForest sentait le masque de la mort sur lui. Il ne respirait plus, il subissait. Et le téléphone se tut dans une dernière vibration de l’air, un ultime écho. Ce vide effraya d’avantage l’inspecteur, puis ses sens se remirent lentement en éveil. Il faisait presque nuit dans la pièce, les voitures glissaient sur l’asphalte, un chat miaula. Beaucoup plus tard, DeForest se leva. Il ne sut pas comment, ni pourquoi. Machinalement, il décrocha le téléphone et porta le combiné à son oreille. La tonalité, un « la » que rien ne pouvait arrêter, le rassura. La vie continuait.
Derrière son bar, Globo vous attendait toujours. Il était né là, debout, les deux mains en appui sur le zinc. Il n’avait pas été petit, pas grandi, pas joué aux billes. Il était là. Jour et nuit. Rien ne pouvait le surprendre, Globo avait toute une armée de gamins qui le renseignaient sur la rue, une équipe de petits voyous pour régler ses affaires (collecte des « dons », rappels à l’ordre si nécessaire), une douzaine de dealers bien implantés, et deux gardes du corps pâles et froids, si discrets qu’on pouvait être assis en face d’eux de longues minutes et se montrer incapable de les décrire. Globo était un patron soucieux de son personnel, toujours disponible et à l’écoute. Il voulait que ses filles se sentent bien, que la drogue s’écoule sans heurts, il préférait un réseau de clients fidèles et satisfaits à la vente « à l’arrache » dans la rue. Globo détestait la violence. Quand elle devenait le dernier recours, il n’avait aucune pitié. On le disait barbare, il n’était que déterminé. Globo menait ses affaires sans états d’âme. Oui, il était proxénète, oui il tenait le marché de la drogue au moins sur un quart de la ville, oui, il avait des protections haut-placées, oui, il savait tout de cette ville. Mais il le faisait avec honnêteté, consciencieusement comme il aurait tenu un garage ou une pharmacie. Et qu’on ne lui parle pas de morale : son métier était tout aussi respectable que n’importe quel autre parce qu’il répondait à un besoin de la société. Si lui décidait de passer la main, un autre prendrait immédiatement sa place, et il n’aurait pas ses scrupules et son souci du travail bien fait.
Globo était derrière son bar et ne leva pas la tête quand DeForest entra. Il l’attendait. L’inspecteur ne savait par où commencer. Globo le laissa frotter une barbe naissante, baisser la tête, se racler une ou deux fois la gorge, prendre un air renfrogné puis il attaqua :
« Qu’est-ce qui vous contrarit à ce point ? »
« Tout ça m’écoeure, Globo, terriblement.»
Globo fit un signe de la tête, appuyé d’une légère moue, un œil qui se plisse, quelque chose qu’on pouvait prendre pour un acquiescement. Il servit deux verres, vida le sien sans respirer :
« Je crois qu’il est temps que vous grandissiez, inspecteur. »
« Grandir ? »
« Oui, grandir. Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’il y a juste un malade qui prend son pied à découper des gamines ? Oui, il existe. Oui, il faut le stopper. Et lui faire la peau, lentement. Mon grand-père faisait ça avec les lapins. Il les prenait par les oreilles, les étourdissait et avec son couteau tellement affûté qu’il ne restait qu’un tout petit bout de lame qui dépassait entre son pouce et son index, il arrachait l’œil et laissait le sang pisser. Quand le lapin était vidé, il le « dépiautait » en donnant des petits coups de lame pour décoller la peau de la chair. Et il prenait cette peau à pleines mains, solidement, et tirait pour que ça vienne. A la fin, il restait juste un peu de fourrure aux pattes arrière attachées à une branche. Cette masse de muscles sanguinolents m’intriguait. Cela ne correspondait plus du tout au lapin que je connaissais, doux et chaud. A midi, nous mangions du civet, avec appétit, à pleines dents et j’en reprenais deux fois. »
Globo fixa DeForest dans les yeux :
«Si les meurtres continuent, c’est qu’ils ne dérangent pas tant que ça.»
L’inspecteur baissa la tête, livide. L’allusion à ses déviances mensuelles était limpide. DeForest tenta une diversion. Il sortit de sa poche une coupure de journal, la posa sur le bar et mit le doigt sur la petite annonce « Je fête mon 18ième anniversaire à 23 heures 30 » :
« Je suis sûr que vous avez une idée ? »
Globo ne prit même pas la peine de faire l’étonné :
« C’est un code. Régulièrement, environ une fois par mois, parfois plus, ce type d’annonce paraît. Cela veut dire qu’un certain nombre de jeunes filles est mis à la disposition d’un certain nombre de messieurs. Des messieurs aisés, très aisés, qui se connaissent entre eux, font des affaires, des messieurs respectés et influents. Une fois la soirée organisée, les filles disparaissent. La plupart sont mises sur le trottoir, et pour les aider la drogue pousse comme par enchantement dans leurs poches ; les autres sont raccompagnées chez elles par leur « oncle », elles n’auront fait qu’un aller retour en charter, en attendant la prochaine destination. Je suis proxo, inspecteur, vous le savez. Mais y’a des règles. Comment vous disiez ? « Tout ça m’écœure » ? Même les ordures comme moi trouvent que ça va trop loin. Faites le ménage, inspecteur. »
Gustave DeForest était perplexe. Il venait d’entendre le couplet bien connu sur la pourriture d’une ville gangrenée par ses élites et il ne pouvait écarter l’idée que Globo le manipulait. La chanson du truand au grand cœur, à cheval sur un code d’honneur désuet ne prenait pas. Même si Globo semblait ne pas user de violence avec ses filles, même s’il disait ne jamais vendre de drogue dans la rue ou aux mineurs, il restait à la tête d’une entreprise mafieuse et sa seule force de persuasion ne pouvait suffire à la bonne marche de ses affaires. Manipulé ou simplement utile, DeForest bomba le torse, prêt à se brûler les ailes.
Ses yeux noirs ne le quittaient pas. Ils bougeaient en même temps que lui. Elle le braquait, il était pris, serré dans ce faisceau, impossible de s’échapper, victime consentante de sa propre paralysie. Les yeux ne faisaient pas que l’enserrer, ils l’auscultaient, fouillaient sa chair et son âme, son présent et son passé. DeForest se vit nu devant Jill, incapable de dissimuler cette petite noirceur oubliée qu’il se cachait à lui-même et qu’elle venait de révéler d’un regard. Rien ne pouvait lui échapper de ses bassesses et de ses forces, de sa loyauté, de sa droiture, de l’alcool qui l’imbibait, de la solitude pesante qui engluait ses soirées et ses nuits, mais qui voudrait encore de lui ? de ses fantasmes de chienne qui lui obéisse, de son sexe ridicule dans sa main après qu’il ait éjaculé, et avant aussi. Après avoir vu tout cela, Jill continua à le regarder avec la même intensité, sans rien lui reprocher, pas encore. Elle l’avait reconnu. Gustave DeForest, dit Gus, s’approcha du lit, se mit à genou, posa sa tête contre le flanc de Jill qui battait sous le drap et laissa l’eau glisser sur ses joues, sans bruit. Il pleurait comme cela faisait longtemps. Peut-être même n’avait-il jamais pleuré comme ça.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2780 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |