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tome 1, Chapitre 3 « 32 » tome 1, Chapitre 3

32

, chambre 32. DeForest ne cessait de répéter le chiffre, comme on conjure le sort, de peur de l’oublier dans le dédale de ces couloirs sinistres à force de jaune pisseux et de vert délavé.

« A droite et deux fois à gauche »

L’infirmière lui avait lancé l’info sans arrêter ses pas pressés, les mains affairées sur une compresse. La porte de la chambre claqua sur elle. DeForest crut apercevoir un corps se tordre sur un lit, secoué de convulsions. Il n’aimait pas l’hôpital. Qui aime ces endroits où la mort prend son temps, où un aéropage de blouses blanches coure en permanence derrière une autre qui sert de guide, de chef, de celui qui sait, que l’on écoute ?

« Docteur, dites moi, ce n’est pas trop grave, n’est-ce pas ? Vous allez me sortir de là, hein ? »

« Non, je ne peux plus rien pour vous. Vous allez crever, mais lentement, toutes les saloperies qu’on vous administre vont faire durer le plaisir. Vous ne sentirez rien et puis d’un seul coup, saturé de morphine, la douleur reviendra fulgurante et là, vous me supplierez de tout arrêter. Et je ne le ferai pas. Je n’ai pas le droit. Mon métier c’est de maintenir le plus petit souffle, coûte que coûte, le plus longtemps possible, et qu’importe si vous souffrez et que vous m’implorez. Je dois me battre jusqu’au bout avec la mort qui, soyez en sûr, va vous emporter. »

DeForest se sentit mal tout à coup. Sueurs, léger vertige, bouche pâteuse, rythme cardiaque qui s’accélère. Pour un peu, il était prêt à s’allonger sur un des brancards qui traînaient dans le couloir et attendre que l’on s’occupe de lui, qu’on le cajole un peu et qu’on lui dise : « Là, là, ce n’est rien ».

Il se trouva presque malgré lui devant la chambre 32, fit un pas en arrière pour en être sûr et au moment où il s’apprêtait à cogner de son index replié, la porte s’ouvrit. L’infirmière fit barrage de son corps auquel DeForest n’eut pas été insensible en d’autres circonstances, mais là non, vraiment, il avait la tête ailleurs. Elle le toisait et lança un « Vous êtes ? » assez glacial et DeForest la calma illico en sortant sa plaque de police agrémentée d’un long soupir. L’infirmière-chef, il avait eu le temps de lire son badge, s’effaça, domptée.

La porte était maintenant entrebâillée et l’inspecteur dansait d’un pied sur l’autre, hésitant à la pousser complétement, tendant le cou à s’en faire mal pour glisser un œil jusque vers le lit de Miss Perske, là bas dans la pénombre.

Il se racla la gorge.

« Miss Perske ? »

Il s’insulta in peto. Comment aurait-elle pu lui répondre ? Il avait vu sa gorge déchirée, ses chairs à moitié tranchées et il voulait qu’elle lui dise :

« Oh, inspecteur, comment allez-vous ? C’est gentil de me rendre une petite visite, je vous en prie, prenez un siège, venez près de moi. »

DeForest fit le dernier mètre qui le séparait du lit de Miss Perske comme s’il traversait un champ de mines, la peur au ventre. Son cerveau ne commandait plus rien, il tenait sur les nerfs, effaré à l’idée de ce qu’il allait voir, effrayé de découvrir une Miss Perske mutilée, abîmée, momifiée dans son lit, inerte. Sa vue s’habitua à la pénombre, il s’assit à tâtons en faisant crisser les pieds de la chaise. Elle le regardait depuis le début, depuis qu’il était entré dans la chambre, d’un regard noir, fixe. Ses yeux ne le quittaient pas. Il détourna les siens et posa sa grosse main sur les doigts de Miss Perske, tout au bout des doigts, en faisant attention de ne pas toucher la perfusion et tous les horribles tuyaux qui l’enserraient.

DeForest avala sa salive une fois, puis une deuxième. Il tenta de formuler un son, en pure perte. Aucun mot ne pouvait sortir de sa gorge. Comme par mimétisme, comme pour accompagner la douleur de cette femme qu’il ne connaissait pas, avec qui il avait échangé trois sarcasmes mais qui l’émouvait. Gustave DeForest n’aimait pas se sentir comme ça, ça lui rappelait les périodes de fièvre quand il avait la grippe, enfant et qu’il tremblotait au fond de son lit en attendant que maman, sa mère, vienne le réconforter d’un baiser et d’une aspirine. Il détestait l’aspirine, tous les enfants détestent l’aspirine. Mais pour un baiser de sa mère, il l’aurait avalé d’un trait, sans broncher, comme un homme. C’était le plus souvent son père qui venait. Il prenait l’aspirine, buvait lentement, jusqu’à la dernière goutte, son père l’embrassait sur le front. Il s’endormait, mais ça n’était pas pareil.

DeForest fouilla machinalement ses poches à la recherche d’une aspirine. Il ne trouva rien que son mouchoir immonde, le prit en boule dans sa main, constata que le souffle de Jill Perske était régulier et calme. Il se cala dans sa chaise et s’assoupit doucement, le bout de ses doigts toujours en contact avec ceux de celle sur qui il allait désormais veiller.

Dormir à l’hôpital peut révéler de l’exploit. Vers 1Oh, une infirmière passa pour fermer les stores et allumer une veilleuse. Tout en retapant le lit et sans un regard à DeForest, elle lui donna les consignes pour la nuit :

« Puisque vous êtes là, je vous montre la sonnette. Si vous voyez que les pulsations ralentissent, vous sonnez. Je suis au bout du couloir. En principe, le goutte à goutte se termine vers 2h30 ou 3h. Si le flacon est vide avant, même chose, vous m’appelez. Vous saurez ? »

« Oui, M’dame »

lacha DeForest en fixant l’infirmière droit dans les yeux et en appuyant bien son « M’dame » d’un sourire moqueur.

Elle donna un coup de menton en redressant la tête et sortit, vexée mais digne.

La porte à peine close, l’inspecteur bondit de son siège pour ausculter – le mot lui semblait approprié- ausculter de plus près la batterie d’appareils à côté du lit qui dessinaient des courbes bleues et rouges en faisant bip-bip à intervalles réguliers. DeForest inspecta –et pour une fois l’inspecteur inspectait vraiment- les tuyaux et poches de liquide transparent comme l’eau claire qui tous allaient se ficher sous des sparadraps blancs dans les veines de Jill, à ses poignets et sur la paume de ses mains.

Tout lui semblait normal. Il vérifia que la sonnette était bien accessible, faillit appuyer sur le bouton pour vérifier qu’elle fonctionnait bien, et se retint. Aucune envie de revoir Miss Pincée !

DeForest se cala du mieux qu’il put dans un fauteuil et se mit à somnoler. Il était bien. Une jolie infirmière s’activait autour de son lit, retapait son oreiller, vérifiait ses pansements et lui donnait du yaourt à la cuiller. Mais plus il ouvrait la bouche et tentait de saisir la becquetée plus la cuiller reculait.

Il ouvrit les yeux et fut foudroyé par le regard noir de Miss Pincée en train de changer les flacons du goutte à goutte.

« On peut vraiment compter sur vous » siffla-t-elle avant de tourner les talons.

A six heures pour la relève des soins, Gustave DeForest était d’une humeur massacrante, le dos en compote et la bouche chiffonnée. A huit heures, le médecin, chef du service, passa entourée de ses groupies, singes qui l’imitaient, deux pas en arrière.

DeForest écoutait et tentait de mettre des mots à lui sur le charabia hyper-technique du toubib. Chaque phrase demandait une traduction que le patient après avoir bu les paroles divines du toubib implorait avec toute la dévotion nécessaire. Et ce dernier prenait alors la pose pour condescendre à expliquer à ce pauvre hère ignorant de quoi il allait au bout du compte trépasser.

L’inspecteur DeForest toussota, histoire de rappeler que lui aussi était une autorité et qu’il ne fallait pas la lui jouer. Une fois le regard du toubib capté, et ce regard montrait bien dans quel dédain il tenait les flics et toute cette profession de rats mulots, l’inspecteur tenta directement l’estocade :

« Si j’ai bien compris, les jours de Miss Perske ne sont pas en danger mais vous ne savez pas si elle pourra reparler, les cordes vocales sont dans un sale état ? »

« C’est exactement ça, inspecteur, remarquable synthèse.»

Le docteur se foutant très ouvertement de sa gueule, DeForest fusilla une interne qui pouffait sans même se cacher.

Il revint au médecin :

« Et avez-vous une idée, même vague, de la manière dont les choses peuvent évoluer ? »

« Aucune ! Habituellement je fais des miracles, mais là ça dépendra beaucoup d’elle et de sa volonté de s’accrocher. Je passe tous les matins à la même heure. A demain ?»

Le médecin, chef du service, lui tendit la main accompagnée d’un large sourire et DeForest ne put s’empêcher de la lui serrer.

Le troupeau parti, l’inspecteur se rassit et la tête dans une main, le coude posé sur la cuisse, il se mit à réfléchir. Jill Perske n’avait absolument pas bougé de la nuit, sa tête prise dans une minerve, enrubannée de pansements, perfusée de toutes parts, elle se contentait d’un souffle régulier. DeForest regarda ses bras plus attentivement. Ils étaient couverts d’ecchymoses. Il n’osa pas soulever le drap qui la couvrait pour aller voir si d’autres traces de coups ou de blessures striaient ses jambes ou son torse. Comme un pauvre toquard qu’il était, il avait bien entendu oublié de demander au toubib le rapport médical d’entrée aux urgences ! « Gustave, ressaisis-toi mon petit, ce n’est pas comme ça que l’enquête va avancer ».

DeForest prit la direction de son appartement. Il ne comprenait rien à ces meurtres, les indices n’en étaient pas, les énigmes à résoudre le fatiguaient et cette dernière agression contre Miss Perske ne collait pas du tout avec le serial killer des 17 premières victimes. La soi disant pression exercée par le maire et sa détermination à voir le meurtrier arrêté n’était en fait qu’un coup de colère contre le papier de Perske, rien de plus. Tout le monde se fichait éperdument que chaque semaine, le dimanche assez tôt, une gamine d’origine mexicaine soit retrouvée au pied d’un arbre dans une position étrange pour ne pas dire farfelue. Celles qui en réchappaient, et elles restaient les plus nombreuses, finissaient dans un bordel ou sur le pavé.

L’inspecteur fit de longs détours dans la ville, quittant les grands axes pour sillonner les petites rues à taille plus humaine. Il restait là encore un peu de la vraie vie, des gens qui marchent sur les trottoirs, des boutiques qui ne vendent pas toutes la même chose et des gosses qui font du roller ou du vélo dans les impasses adjacentes. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui, parce qu’il ne se sentait plus chez lui nulle part. Le taudis qui lui servait de refuge quand à bout d’alcool il finissait par échouer devant la porte 354, racontait dès l’entrée sa déchéance et sa chute, jour après jour. Il avait beau nettoyer, certains samedis de lucidité et de grand courage, rien ne venait à bout de cette crasse, de ce foutoir, de cette décharge qu’était devenu, à son image, l’appartement. Un temps, il avait songé à déménager, reprendre tout à zéro, tout jeter, le canapé défoncé par des nuits à cuver sa saoulerie, taché de toutes parts, râpé, épuisé ; les vêtements, jusqu’aux slips, les chaussettes en premier, des chaussettes trouées, aux élastiques mous, et même la brosse à dent, et surtout le dentifrice, le tube tordu, à moitié écrasé au milieu, du dentifrice. Tout jeter. Il ne l’avait pas fait de peur de se jeter lui-même.

En rentrant chez lui, DeForest ne remarqua rien. Il sentit quelque chose de différent. Il lui fallut deux heures pour trouver quoi.

Dans l’indescriptible amas d’objets, d’ustensiles et de vêtements posés là où DeForest les avait abandonnés sans se soucier de leur état de saleté, sans se préoccuper de savoir s’ils pouvaient encore servir, le servir, l’inspecteur commença par s’énerver. Il ne savait pas vraiment ce qu’il cherchait et ne le trouvait pas. En quittant l’appartement la veille il avait gardé au fond de sa mémoire la plus archaïque, un cliché d’une précision extrême, une image qu’il aurait été incapable de décrire, un instantané des lieux qui lui permettrait, en cas de besoin de reconstituer le temps de son absence et grâce à quelques infimes indices d’acquérir la certitude que quelqu’un avait pénétré chez lui.

Rien ne semblait avoir été dérobé. Il n’y avait rien à voler. Aucune petite frappe n’aurait voulu de sa télé aux coins ronds ni de sa collection de vinyles. DeForest fouilla, souleva, soupesa. Il tournait comme un chat, avançait en dansant, les bras en avant, mains tendues, paumes vers le sol. Il finit par trouver. C’était là sous ses yeux depuis le début mais il ne savait plus regarder. Les photos des 17 filles avaient été mélangées, les têtes ne correspondaient plus aux corps, tel que DeForest les avaient soigneusement reconstituées. L’inspecteur se gratta le crâne puis les couilles, il passa ses doigts sous son nez, signe d’une grande perplexité. Un : qui d’autre que le meurtrier pouvait avoir interverti les têtes ? Deux : dans quel but si ce n’est envoyer un message ? Trois : mais quel message, bordel de merde, jura DeForest épuisé de voir que l’autre se jouait de lui. Gus resta longtemps devant les photos sans oser les toucher. Puis il en prit une, délicatement, du bout des doigts et la retourna. Au dos, il découvrit une sorte de graffiti. Il retourna la deuxième, puis la troisième et ainsi de suite jusqu’à la 17e. Plus il avançait plus il devenait fébrile, impatient de voir ce que l’ensemble de ces graffiti formait. Et il fut déçu, une fois de plus. Cela ne formait rien, cela ne voulait rien dire : pas de lettres, pas de chiffre, pas de dessin. Rien.

DeForest passa encore de longues minutes devant ce nouveau rébus et finit par retourner s’avachir dans son vieux canapé à la recherche d’une dernière bouteille de scotch qui par miracle traînerait dans un recoin, pas tout à fait vide. Il trouva le scotch et s’imbiba en une seule rasade d’un bon tiers de la bouteille.

Il ne restait pas assez de whisky pour assommer DeForest d’un coup, l’emmener dans un état comateux, un espace en dehors du temps, un lieu où l’on flotte sans conscience, sans pensée et surtout sans envie, aucune. DeForest savait où trouver de quoi le calmer et en plus il venait d’avoir une petite idée.

Sur les grands boulevards, là où déferlent les jeunes en bandes bruyantes et les touristes aux yeux écarquillés, mains serrées sur la sacoche banane qui double leur ventre, DeForest connaissait bien un endroit où l’on peut tout acheter : de l’alcool, de la drogue, des filles. Et si l’on est honorablement connu du proprio, il vous fournit à la demande papiers, arme ou planque. Le proprio, un mexicain irascible qui avait les couilles à l’envers du 1er janvier au 31 décembre, savait que DeForest était flic et DeForest n’ignorait rien des différents trafics de l’établissement. Ils n’en avaient jamais parlé. Globo, c’était son nom, n’était pas indic et DeForest ne le protégeait pas. Mais chaque fois que l’inspecteur avait posé une question à Globo, ce dernier lui avait apporté une réponse et cela avait fait avancer son enquête.

Le bar était quasi désert et les filles à force d’inactivité avaient pris la teinte grisâtre des murs. DeForest fit son entrée, les filles s’éveillèrent dans un léger mouvement de vague que Globo calma d’un sifflement à peine perceptible qui signifiait : Pas la peine de s’agiter, ce type n’est pas client.

« Jack Daniel’s ? » dit Globo

« C’est pas dans mes moyens » rétorqua l’inspecteur.

« T’inquiète » conclut Globo.

La conversation pouvait commencer.

Trois heures et quelques dizaines de rasades plus tard, DeForest avait le cerveau en compote et les idées claires. Malgré l’heure plus que tardive, il passa un coup de fil à Phil Straw, le photographe de l’identité et le convoqua pour sept heures pétantes, devant sa porte. Straw dit que ce n’était pas possible, bredouilla un prétexte et finit par se taire. DeForest laissa passer trente bonnes secondes et reprit d’une voix grave :

« On fait comme ça Phil ? »

L’autre lâcha un « Tu fais chier » à peine perceptible. Ça voulait dire oui.

DeForest confia à sa vieille guimbarde le soin de le ramener en aspirant de grandes goulées d’air chaque fois qu’il penchait la tête et parfois la moitié du buste par la fenêtre de la portière avant. Il s’écroula d’un bloc dans son lit, satisfait.

Phil Straw était grognon, mais à l’heure.

« Ça fait dix minutes que je tambourine à ta porte. T’as oublié not’ rencard ? »

« T’excites pas Phil ! Un café ? »

« Magne-toi, je devrais déjà être en route pour le bureau, j’ai une tonne de boulot qui m’attend. »

« Ok, Phil. Voilà ce que tu vas faire : je veux tous les tirages que tu as des meurtres du 8, tu entends bien tous les clichés, hein Phil, des 17 gonzesses qui y sont passées. »

« Mais t’es malade Gus ! Y’a au moins 200 photos ! »

« Je sais. Et il me les faut pour, disons, demain matin même heure.»

« T’es pas bien, inspecteur. Vraiment, j’t’aime bien mais là tu dérailles complet. »

« C’est pas fini. »

DeForest marqua une légère pause.

« Viens avec moi. Tu vois ces photos retournées. Ce sont les têtes réduites des gamines. Regarde attentivement. Les traces, là et là. Je veux que tu photographies l’ensemble de ces clichés tels qu’ils sont disposés au sol et que tu fasses une repro de chacune des photos. Même chose pour demain matin. Et si jamais en regardant les tirages, il te venait une idée, si jamais tu avais une révélation, eh bien tu foncerais sur un téléphone pour me le dire avant d’oublier. Voilà, ami, je t’ai tout dit »

Phil Straw ouvrit la bouche, commença à ramasser son sac d’appareils et fit mine de se lever. L’inspecteur Gustave DeForest leva à peine les yeux, fixa Phil Straw et ce regard, doux et ennuyé, voulait dire très précisément : « Ne fais pas ça . »

Phil se rassit. Il ne voulait pas que la boue remonte. DeForest avait été témoin de toute cette merde. Il n’avait rien dit, n’avait pas porté de jugement. Les tentations sont nombreuses pour les flics et Phil avait cédé. DeForest aurait pu le balancer. Simplement, comme tout à l’heure, il avait regardé Straw, avec ce regard doux et ennuyé. Rien de plus. Aujourd’hui, Straw payait pour ce regard.

« Bon, elles sont où ces têtes retournées ? »

DeForest fila à toute allure vers l’hôpital. Il ne laissa pas le temps à un flic à moto de mettre en route son engin et sortit son gyrophare pour le placer sur le toit de la voiture. Dans le rétro, il vit l’autre, dépité, remettre la Harley sur sa béquille.

Tous les ascenseurs étaient bloqués dans les étages et devant la batterie de portes closes une masse d’éclopés et de fauteuils roulants se massaient déjà. Il était 7h54 et DeForest calcula qu’il n’aurait pas d’ascenseur avant au moins deux minutes. Une grosse dame juste derrière lui soufflait et donnait des signes d’une grande impatience et il sentait bien qu’au moment où les portes allaient s’ouvrir, elle viendrait se coller à lui, poserait d’un coup sec sa canne dans la cage et tenterait de se glisser de profil comme le fil glisse dans le chat de l’aiguille. De profil ou de face, cela ne changeait rien, l’entreprise était vouée à l’échec, il suffisait d’estimer en un coup d’œil la masse de la dame comparée au volume disponible dans la cage d’ascenseur pour comprendre qu’il n’y avait que deux solutions : l’écrasement ou l’évitement.

DeForest bondit vers les escaliers qu’il gravit quatre à quatre. Arrivé au troisième, il dût ralentir considérablement stoppé par un mur d’eau qui lui brouillait la vue. L’inspecteur s’épongea, enleva sa veste, constata que sa chemise était liquide et reprit son ascension, marche après marche en suffoquant à chacune d’elles.

Devant la chambre 32, il tenta de reprendre ses esprits. Le toubib sortit à ce moment là :

« Tiens, inspecteur ! Vous semblez essoufflé ? »

L’air manquait encore à DeForest pour claquer le beignet à cet insolent docteur au hâle parfait.

« Rien de particulier ce matin. Etat stationnaire.»

Et le toubib s’assura que les nymphettes en blouses blanches autour de lui le trouvaient toujours irrésistible avant de s’engouffrer dans la chambre 31.

Jill Perske gisait dans l’exacte position de la veille. Elle n’avait pas bougé d’un millimètre, ses bras reposaient paumes vers le lit le long de son corps, sa tête bien droite sur l’oreiller, un tuyau translucide partait de sa narine gauche, un autre s’enfonçait dans sa bouche. DeForest pensa qu’elle pouvait rester comme ça pour l’éternité. Il s’attarda dans la chambre, fit plusieurs fois le tour du lit, effleura plus qu’il ne caressa le bras droit de Jill dans un geste d’une tendresse infinie et il fut émue d’être capable d’encore un peu de tendresse. Mais Jill ne cilla pas. Pas le plus petit mouvement, rien qui puisse faire espérer qu’elle avait ressenti quelque chose et que ce quelque chose pouvait la ramener vers la vie.

Gus devait maintenant partir. L’enquête, le bureau, Singleton l’attendaient.

Là non plus rien n’avait vraiment bougé. DeForest fendit le hall, traversa en trombe la salle des enquêteurs, fila devant le box vitré de son chef et alla s’échouer devant son téléphone. Il avait deux messages. Le premier était d’Ed Carter et disait qu’il s’en jetterait volontiers un avec lui et plus si affinité, le deuxième de Phil Straw qui geignait en implorant un délai pour les tirages. L’inspecteur régla le cas de Straw en 22 secondes, il souffla un peu et rappela Carter.

« T’as du nouveau vieux phoque ? »

« Je sais pas. Ecoute, passe me voir, j’ai mis de côté un pur malt dont tu me diras des nouvelles. »

Quand Carter faisait autant de mystère, c’est qu’il sentait quelque chose mais n’en était pas encore tout à fait sûr. Ou alors, ce qu’il avait découvert était une petite bombe. Le mieux était d’aller voir.

La même odeur acre et prégnante régnait en permanence chez Carter ou plutôt dans son labo mais son labo et chez lui, c’était la même chose. Elle vous prenait les poumons et les serrait violemment dès que l’on entrebâillait la porte, elle s’épaississait mètre après mètre et imbibait vos vêtements après quelques minutes. Au delà d’une heure, votre peau devenait grisâtre.

Carter eût une sorte de rictus quand il aperçut DeForest. Cela signifiait sa bonne humeur. Mais il ne l’accompagna pas comme à son habitude d’un de ses traits d’humour sarcastique, blague sordide ou d’une vulgarité qui force le respect, signe qu’il était préoccupé.

« Un verre ? » se contenta-t-il de proposer en guise de salut.

DeForest regarda sa montre, la mit ostensiblement sous le nez de Carter qui ferma les yeux, horrifié :

« Vade retro ! Un verre de pris est un verre de moins à prendre ! »

L’inspecteur prit le scotch que lui tendait Ed Carter, s’absorba dans la contemplation du liquide ambre, espéra un temps s’y noyer et lentement, très lentement, porta le verre à ses lèvres pour les humecter, recula devant la lame d’acier rougie qui emportait sa bouche et finit par accepter que cette épée forge son passage dans son palais et glisse le long de son œsophage jusqu’à l’estomac. La boule de feu se répandait maintenant dans ses veines et remontait au cerveau. Voix rauque, DeForest éructa :

« Qu’est-ce que c’est qu’ce… ? »

« Pas mal, hein ? » Ed Carter dont les pommettes rosissaient et lui donnait un certain éclat, triomphait. « Fabrication maison. Encore une lichette ? »

Il se resservit sans attendre que DeForest décline son offre.

« Bon, enchaîna-t-il, la voix soudain plus haut perchée, j’ai trouvé. Je sais avec quoi le frappadingue du 8 tranche les têtes de ses amoureuses. »

DeForest faillit tiquer à « amoureuses » mais laissa pisser. Il avait du mal à contrôler le volcan dans son estomac. Il se contenta d’une légère interrogation du sourcil droit.

« T’as pas une idée ? » tenta Carter pour faire durer le suspens.

L’inspecteur fit non de la tête. Impossible d’articuler quoique ce soit.

« T’es pas en forme, toi, c’est moi qui te le dis. Mine chiffonnée, œil injecté de sang, soit tu dors trop, soit pas assez et à mon avis tu bouffes n’importe quoi. Prends donc un peu de mon remontant ».

Et il se resservit, bu cul sec et continua :

« Une scie sauteuse, mon pote ! Il se sert d’une scie sauteuse sur batterie. Voilà ma conclusion. Et ça n’a pas été simple, crois moi. »

DeForest s’assit, jambes molles, ventre retourné. Qu’est-ce que Carter avait bien pu foutre dans ce putain de whisky.

« Au fond, à droite » lui indiqua Carter sans qu’il ait rien demandé.

DeForest se vida copieusement jusqu’à la bile. Il se sentait mieux.

« Donc, une scie sauteuse. T’es sûr ? » dit-il.

« Absolument, mon pote. J’ai mis du temps à comprendre ce qui avait pu déchiqueter les chairs à ce point. Regarde bien. »

Il ouvrit un placard, pris une scie sauteuse, un poulet mort et plumé, fit vrombir la machine et s’attaqua au cou de la bestiole. La lame mordait la chair et en faisait de la charpie. Le cou tomba et Carter le brandit sous le nez de DeForest :

« Tu vois comme la chair est découpée en zig zag ? Et encore je fais ça avec les moyens du bord. La lame fait environ dix centimètres et le cou du poulet deux. Il faudrait tester avec un cou de 35 ou 37 centimètres et là tu verrais que l’on serait obligé de s’y reprendre à plusieurs fois et que la chair serait encore plus en charpie. »

Une bouffé de chaleur envahit DeForest. Il pensa au cou de Miss Perske, au bruit de la machine dans ses oreilles, à la lame qui vient mordre dans la chair. Il se dirigea vers les WC et vomit encore un peu.

Le reste de la journée s’étira avec douleur en de multiples vaguelettes sur la peau de DeForest, du haut du crâne vrillé par le tord boyau de Carter jusqu’en dessous de la plante des pieds. Et c’est aux extrémités, bout du nez, menton, épaules, coudes, bout des doigts, de chacun des doigts, que le supplice prenait le temps de se dilater jusqu’à remplir chaque millimètre de la surface de l’épiderme pour ensuite aller chercher ce qui restait de sensibilité en profondeur. L’inspecteur ne fit rien d’autre que de rester assis à son bureau sans rien attendre car il savait qu’attendre, penser à attendre ne ferait qu’augmenter sa souffrance.

Vers 17 heures, il se leva péniblement dans un grand craquement d’os et rentra chez lui.


Texte publié par patgab, 30 novembre 2020 à 14h00
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