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tome 1, Chapitre 2 « 16H30 » tome 1, Chapitre 2

16h30

Deforest tenait encore le pied de biche à la main. La porte du casier 8888 de la gare centrale pendouillait, maintenue par une seule charnière et l’inspecteur avait trouvé le moyen de s’ouvrir la main sur sa tôle tordue, déchirée. Le bandage de fortune débordait de sang et une goutte s’échappait régulièrement pour s’écraser au sol et formait la trace, en pointillés, des circonvolutions nécessaires à la réflexion de l’inspecteur. Après trois cercles, il était venu se planter devant le casier et ne bougeait plus, laissant à côté de son pied droit s’élargir une tache rouge. A l’intérieur, il avait trouvé 17 langues, presque noires, dures, racornies. Elles étaient soigneusement disposées en espalier sur un présentoir qui semblait fait pour elles. A côté, un feuillet replié. Ecriture très formée avec pleins et déliés, presque scolaire se dit Deforest, une écriture de maître d’école sur un tableau noir. Il connaissait le message mot pour mot :

Pas d’indice, pas de trace

Hélas le vice s’efface

Et leurs faces se glacent

Glissent par dix et me lassent

Miss sans grâce, si lisse

Sous ma hache leurs peaux crissent

DeForest mâchait les mots les uns derrière les autres pensant ainsi en tirer le jus principal, mais rien ne venait. Sa bouche restait sèche, il ne comprenait rien. Il sentait confusément que Miss Perske allait, elle, trouver quelque sens ésotérique à cette poésie bidon, ce qui l’énerverait profondément. Il mit le feuillet dans un sac plastique et tendit la main derrière lui. Les mecs du labo étaient arrivés discrètement et l’un d’eux saisit le sachet. Peine perdue, DeForest était persuadé qu’on ne trouverait rien, ni empreinte, ni ADN.

L’inspecteur rentra chez lui, lessivé par cette journée abjecte, la tête bourdonnante de renvois fielleux réguliers, signe chez lui d’une bile fabriquée en trop grande abondance. Il se regarda dans la glace : ses yeux étaient bordés de jaune. Rien dans le frigo –comment pourrait-il en être autrement ?- personne à qui parler –il avait eu un chat qui lui aussi s’était tiré fatigué d’attendre qu’il remplisse sa gamelle ou qu’il la renverse en rentrant, bourré. DeForest alluma la télé, s’effondra dans le canapé défoncé et saisit une bouteille qui trainait là. Il s’enfila une bonne goulée. Sa main le lançait terriblement. Il se dit qu’il aurait dû passer à l’infirmerie, voir un toubib. Dans un grognement, il se rendit jusqu’à la salle de bains, leva sa main devant le miroir comme pour en avoir une double vue et arracha d’un coup la bande de tissu qui l’enroulait. Cela eut pour effet de le faire hurler et de rouvrir la blessure qui se mit à pisser rouge et éclabousser le lavabo. Et maintenant, se dit DeForest, t’es bien avancé, hein, pauv’pomme ! Ce monologue devant la glace ne lui disait rien qui vaille. Pas bon quand on commence à se parler à haute voix, pas bon quand on en vient à s’apitoyer sur son propre sort, pas bon quand on a pitié de soi et que n’importe quelle chaleur humaine, voire animale, n’importe quel regard, n’importe quelle bouche qui vous dise oui, n’importe quels yeux qui semblent boire vos paroles vous manquent et que vous seriez prêts à vous lancer dans le n’importe quoi pour l’obtenir.

DeForest sortit un flacon d’alcool à 90e de l’armoire à pharmacie, se brûla les lèvres et le gosier dans une bonne rasade et versa le reste sur la plaie de sa main. Il ne put même pas crier. Sa gorge en feu ne laissait échapper aucun son, ses lèvres ouvertes et figées ne pouvaient rien articuler. Le cri était en lui, au fond de son estomac et il cognait contre les parois en rebondissant. DeForest s’écroula doucement en glissant le long du lavabo, épuisé, vidé et en même temps au bord de l’explosion, une explosion qu’il sentait sourdre au plus profond de lui-même, champignon atomique qui montait doucement en lui, nuage radioactif qui étendait gracieusement ses maléfices. Il finit par se recroqueviller, se ratatiner comme une merde sur le carrelage.

Dix minutes ou peut-être deux heures après, DeForest se réveilla. Il était cassé, abruti, engourdi, fracassé, mieux qu’un passage à tabac dans les règles. Sa main, s’il ne s’en servait pas, s’il ne la bougeait pas, ne le faisait plus souffrir. Il passa un doigt sur ses lèvres enflées, bu à même le robinet et se traina jusqu’au canapé. Trois cigarettes plus tard, il se sentait beaucoup mieux. Magie du tabac. Même son mal de crâne était passé. DeForest prit son téléphone, commanda une peperoni double-cheese, 4 Four X et attendit en grillant tranquillement ses clopes, jouant avec les volutes bleues.

Il mangea et bu avec gloutonnerie, ses doigts dégoulinaient, sa bouche était maculée et il rota bruyamment en reposant sa dernière boite d’alu. DeForest était repu, il avait au moins donné satisfaction à son ventre.

L’inspecteur passa dans son bureau pour revoir tous les éléments de l’enquête. Il se livrait à cet exercice une fois par semaine environ, cela lui rafraichissait la mémoire, lui permettait de raviver le moindre détail et peut-être, se disait-il, trouver un début de sens à cette tuerie sans fin.

Il prit un grand cahier et nota avec application :

Le premier cadavre est découvert par un joggeur à 6h35 du matin le dimanche 6 avril. DeForest est prévenu à 6h50, il arrive sur les lieux à 7h15. Trois flics en tenue sont déjà là. Pas de badauds. L’inspecteur entend le témoin qui n’a pas grand-chose d’autre à dire que « Putain, fallait que çà m’arrive à moi ! ». DeForest se rappelle qu’il transpire encore abondamment et que son souffle est court. Son corps est parcouru de frissons. DeForest demande une couverture pour lui.

Le corps sans tête, sexe ouvert comme une huitre, produit sur DeForest une étrange impression d’horreur et de dégoût pour le genre humain et tout particulièrement celui qui a fait ça, mêlée à une certaine fascination, une grâce dans la pose, une recherche dans la disposition et une harmonie dans l’exposition de ces chairs mortes, mutilées. Un tableau, en quelque sorte, un tableau hyperréaliste, seulement un tableau.

Pas de traces de lutte, pas de traces du tout d’ailleurs. Ni de pas, ni d’une masse que l’on aurait trainé. C’était comme si le corps de cette gamine s’était échoué au rythme lent d’une feuille morte décrochée de sa branche. La tête, elle, était justement restée là-haut dans l’arbre et là encore rien, pas le plus petit indice. Tour de magie, tour de passe-passe, les lois de la gravité déjouées.

Le labo donna un âge à la fille, entre 17 et 19 ans. Origine mexicaine, brune, peau matte. Pas de papiers, pas d’avis de recherche, pas de bijoux, rien sur elle, à côté, dans ses vêtements qui puisse permettre de renifler le plus petit début de commencement de piste.

Ce ne fut pas une mince affaire de décrocher la tête. Il fallut s’y reprendre à quatre fois et cela dura toute la journée. La première tentative –ridicule- envoya un simple policier tenter l’escalade de l’arbre. Il n’atteignit même pas la deuxième plus basse branche. On s’essaya ensuite à faire tomber la tête en la poussant avec de longues perches. Elle ne faisait que se balancer en narguant tout le monde. Une nacelle fut réquisitionnée. Trop courte. Le spectacle de ces hommes criant et s’agitant était désolant. C’était la fête foraine, le tourniquet dans lequel les enfants essaient d’attraper le pompon et décrocher le gros lot. S’il restait un quelconque indice, il fut piétiné, écrasé, pulvérisé. La scène du crime n’était plus qu’un champ de bataille.

Dimanche 13. 5h30. Mais que foutaient les gens à cette heure-ci le jour du seigneur ? DeForest sentait qu’il devrait mettre une croix sur tous les dimanches matins à venir, non pas qu’il tenait particulièrement à trainasser dans les draps trempés de la sueur d’une mauvaise nuit mais il s’accrochait aux souvenirs d’une jeunesse et d’une vie passée, insouciante, d’une banalité et d’un formalisme social affligeants. DeForest arriva sur les lieux un peu avant 6h30. Même scénario pour ce 2e crime qu’il perçut d’emblée comme la réplique du premier. C’était simplement une autre fille, jeune, peau mat, cheveux noirs qui pendaient là-haut dans l’arbre d’un autre jardin public. Le flic s’attarda peu, il flairait la série et il en ressentait une immense fatigue.

Les dimanches se suivirent, les corps s’alignaient, leurs têtes sans yeux, ni bouche ne parlaient pas. Avec le jour qui rallongeait, les filles sans tête étaient découvertes de plus en plus tôt. En juin, un couple d’amoureux en quête de discrétion et de fourrés fut stoppé net dans ses ébats, la fille à moitié nue, prenant appui contre le tronc d’un arbre, sentit la goutte d’un liquide encore chaud lui couler dans le cou. Elle eût le tort de lever les yeux et beugla son effroi. L’homme tout à son affaire crût que c’était pour lui et se lâcha entre ses cuisses en la maintenant fermement. La fille le griffa jusqu’au sang et s’échappa en hurlant de plus belle.

DeForest prit tout son temps et beaucoup de plaisir à se faire raconter la scène par le couple, séparément, la fille encore tremblotante ne pouvait plus supporter la vue de son amant d’une nuit.

Cette péripétie dans la longue monotonie des meurtres apporta un peu de distraction à DeForest et cassa le rythme doux d’une neurasthénie aussi envahissante qu’un nénuphar.

Dimanches 20 et 27 avril. Deux jours de pluie serrée, dense aux gouttes fines et continues, une pluie qui coule à son rythme, pas trop rapide et pas trop lent, une course de marathonien faite pour durer sans jamais s’épuiser. Tout le monde pataugeait dans la boue sous le grand chêne. A cause du temps, les 3e et 4e corps ne furent découverts que tard dans la matinée. DeForest remercia le ciel et un peu Dieu. Il se mettait soudain à croire que tout cela n’était pas vain, qu’il y avait quelqu’un, là-haut pour avoir un peu pitié de lui. La vieille dame restait plantée là dégoulinante d’eau. Toutes les 2 ou 3 minutes, elle demandait : « Vous avez encore besoin de moi ? Parce que sinon… ». DeForest l’avait interrogée longuement. Pas grand-chose à en tirer. Il avait pris son adresse et lui avait dit qu’elle pouvait disposer. Mais elle restait. « Vous avez encore besoin de moi ?... » Plusieurs agents étaient venus lui dire qu’elle pouvait s’en aller, l’un d’eux avait même tenté de la prendre par le bras et de l’accompagner vers la sortie. Elle avait dégagé son bras d’un coup sec en lui lançant : « Monsieur, quand j’aurais besoin d’une assistance, je vous ferai signe ». Il n’avait pas insisté. Plus personne ne faisait désormais attention à elle. Même son chien au bout de la laisse avait renoncé à aboyer.

Il y eût mai, en demi-teinte. Belles journées pré-printanières, soirées encore fraîches, de la pluie, soudaine, violente, courte qui saisissait les plus aventureux dans leurs costumes de lin trop hardi pour la saison et faisait sourire sous cape les hypocrites bien à l’aise sous leurs imperméables dans lesquels 10 minutes plus tôt, ils étouffaient. DeForest n’aimait pas le mois de mai. C’était le mois de sa naissance et plus personne ne lui souhaitait, c’était le mois où Anna l’avait quitté. Un mois fourbe, plein de sous-entendus, un mois qui vous fait croire que la vie repart avec ses petites fleurs et son herbe plus verte et qui vous laisse là, gris et sec sur un banc à attendre.

Juin, le plus beau mois de l’année, tint ses promesses. Il faisait chaque jour un peu plus chaud, les filles s’habillaient plus court, riaient plus fort et regardaient les hommes droit dans les yeux. Les filles pour DeForest, c’était fini. Celles-là en tout cas. Plus de chair ferme, de petits seins rebondis, de fesses pommelées. Il les croisait sur le trottoir en bande de trois ou quatre et elles le fixaient, riaient en balançant leurs longs cheveux en arrière et se moquaient, pensait-il, de son aspect loqueteux et de sa mine terreuse. Alors il baisait les yeux. La vérité, c’est qu’il s’illusionnait encore. Il était devenu transparent. Elles ne l’avaient même pas vu. Juin, mois des amours tristes, des samedis soirs à trainer dans des bars à la lumière glauque et aux corps avachis. DeForest pestait contre cet instinct animal qui le forçait à rentrer dans ces tanières pour trouver l’exacte contrepartie en chaleur humaine des quelques dollars qu’il pouvait laisser sur le comptoir. Et aussi lui permettre de vider ses humeurs. Il en sortait plus calme et écourté, soulagé et piteux, fatigué et déchargé du poids des chagrins du monde.

A part ça, les quatre meurtres de juin ne lui apprirent rien de plus.

Juillet, rues déjà désertes, surtout le week-end, asphalte chaude, dès le matin. DeForest fondait. Il adorait la chaleur mais ne supportait plus les vêtements. Chez lui, il était au mieux vêtu d’un caleçon et se nourrissait essentiellement de bières glacées. Dehors, il espérait qu’une chemisette un peu large, à la maille relâchée lui permettrait de tenir sans couler pendant les quelques minutes où il serait obligé de quitter sa voiture –air conditionné à fond- ou son bureau –idem. Avant de sortir de chez lui, DeForest prenait une douche, longue, qu’il terminait par de l’eau la plus froide possible. Mais en juillet, l’eau était tiède, ce qui avait pour effet d’envelopper le corps de l’inspecteur d’un halo de vapeur et sa chemise à peine enfilée, le tissu collait à sa peau, sur son torse, sous ses bras marquant de larges auréoles. En se regardant dans la glace, DeForest prenait une nouvelle suée et cela n’arrangeait rien.

L’inspecteur avait cessé de noter dans son grand cahier depuis plusieurs minutes. Son regard se perdait dans le vide, sa tête lui semblait lourde, inconsistante, il était hébété, là sur son canapé. Alors, il fit un effort certain pour rassembler ce qui pouvait encore l’être, pour tenter d’exister un peu, pour se dire que, mon Dieu, sa tâche était ingrate, qu’elle était difficile mais que peut-être, quelque part, quelqu’un attendait qu’il trouve l’assassin.

Il prit les 17 photos des 17 corps des 17 filles assassinées, les 17 photos des 17 têtes tranchées, mis chaque photo de tête au dessus de chaque photo de corps et tenta pour la 17e fois de comprendre pourquoi ce type s’acharnait à ce point à reproduire avec autant de précision, d’application et d’obstination la même image. Il ne trouva pas la réponse.

La maison du 1834, Queen Street était comme les autres, petite, en bois, le toit foutait le camp par endroits, rafistolés, prêts à céder. Il manquait un coup de peinture, redresser la barrière en lambeaux, arranger le jardin, jeter ce vieux vélo qui rouillait dans l’herbe. Le portail était toujours à moitié ouvert, coincé il y a fort longtemps. La porte d’entrée ne fermait plus, tout le monde dans le quartier le savait. Jill Perske était la seule blanche, elle n’invitait jamais personne, ne parlait à personne et personne ne lui posait de question. Jill n’avait pas besoin de parler, chacun connaissait son histoire. Elle entra et comme d’habitude ferma les stores de chacune des fenêtres. C’était un rituel, quand Miss Perske n’était pas là les stores étaient relevés, quand elle était là tout était baissé.

Jill Perske se déshabilla en passant de pièce en pièce. Elle laissait sur le sol chacun de ses vêtements en pensant que chacun d’eux montrait sa présence dans cette maison trop grande. Elle finit par la salle de bains, ouvrit en grand le robinet de la baignoire. Quand elle se glissa dans l’eau brûlante, Jill n’eût pas même un mouvement de retrait, son pied, sa jambe droite, son bassin et finalement tout son corps disparurent dans l’épaisse vapeur qui envahissait la pièce. Elle mijota une bonne heure, seuls de brefs clapotis manifestaient de sa présence. Miss Perske enfila un vieux peignoir trop grand aux manches élimés, passa devant le miroir en prenant soin de ne pas croiser son regard, ramassa sa jupe, ses bas, son chemisier et toutes les affaires qu’elle avait semé de pièce en pièce, les plia soigneusement sur une chaise dans sa chambre et passant dans la cuisine en face, ouvrit la porte du frigo et se planta devant pour grignoter ce qui lui tombait sous la main sans prendre d’assiette ni de couverts. C’était sa manière à elle d’évacuer ce moment pénible où, seule, on s’entend manger.

Jill Perske s’était avachie dans un fauteuil Club au cuir lépreux, outragé par le temps, les jambes par-dessus un accoudoir, de jolies pantoufles roses à pompon de plumes synthétiques et clairsemées à ses pieds qu’elle balançait nerveusement. Elle avait chaussé des lunettes d’écaille sévères qui la vieillissaient terriblement, et tenait à bout de bras quelques feuillets chiffonnés, les sourcils froncés, la bouche fermée, le visage tendu par l’effort et la concentration. Jill Perske relisait l’article qu’elle venait d’écrire et comme d’habitude le trouvait mauvais.

Elle eut un début de mouvement vers le téléphone, se recala dans le fauteuil, prit un crayon, ratura, réécrivit, ratura encore, dévora le téléphone des yeux, puis la pendule, se rongea les ongles et finit par craquer :

« La maquette, s’il te plait »

…sonnerie dans le vide…

« Jill, qu’est-ce qui t’arrive ? »

« Bruce, merci de me prendre. Je sais qu’il est tard, très tard, mais j’aurais une ou deux corrections à apporter à mon papier.»

« Mais Jill, c’est pas possible, on est à une heure de l’impression, t’es en page trois, tout est bouclé. En plus Jeff a été formel : Pas de corrections sans son aval. Le BAT est signé, non, désolé, Jill, là je peux pas. »

« C’est trois fois rien, Bruce. Vraiment. Même Jeff est d’accord »

« Tu l’as eu ? Tu as son feu vert ? Pourquoi il m’appelle pas, alors ? »

« Bruce, tu me connais, bien sûr que Jeff est au courant, je viens de l’avoir, juste à l’entracte, il est au théâtre. »

Jill savait qu’elle venait de gagner et que Bruce allait lui céder. Ce qu’il fit, dans un soupir :

« Je t’écoute.»

Jill dicta ce qu’elle appelait « trois fois rien » et qui s’avéra une totale refonte de son papier : elle rajouta un bon paragraphe, changea le titre (c’était la Une !) et Bruce suait en se demandant comment il allait récupérer la place nécessaire, convaincre Jo sur sa lino de retarder d’un chouia l’impression et surtout, surtout il voyait la tête de Jeff demain matin, canard en main, poings serrés, débarquer en hurlant qu’il allait virer tout ce ramassis de sous-merdes avant midi et commencer par cet empaffé de Bruce à qui il allait faire regretter ce crime absolu : transgresser la parole donné à lui, Jeff Worston, rédacteur en chef, autrement dit maître et dieu à bord de ce satané torchon, le Modern Post.

En Une, le titre s’étalait sur 4 col’ :

«S8 : les crimes profitent à l’Amérique raciste »

Après cette manchette, Jill Perske s’en donnait à cœur joie, débridée comme jamais, juste souvent, enflammée et l’assumant ce qui n’était pas si mal :

« Qui sera la 18e victime du tueur anonyme ? Cet homme (ou ces hommes) abuse, décapite et expose aux yeux de tous les corps de leurs pauvres victimes depuis maintenant 5 mois à raison ou plutôt déraison d’un meurtre par semaine sans que personne ne semble vraiment prendre la mesure de cette boucherie ignominieuse. Oh, bien sûr le procureur et le maire ont manifesté une indignation mesurée et de bon aloi mais après ? De quels moyens ont-ils doté la police pour traquer le meurtrier ? Quels ordres et quelles consignes ont-ils donnés pour voir aboutir l’enquête ? Le pauvre agent DeForest peut-il seul venir à bout d’un assassin qui ne laisse aucune trace ? Ce serait se moquer que de dire que la chose, ces horribles meurtres, sont pris au sérieux. A cela, une première raison. Les victimes sont toutes mexicaines, sans papiers, candidates clandestines à l’immigration. Personne ne s’émeut de leur disparition, personne ne réclame leur corps, personne ne vient porter plainte. Le maire a alors beau jeu de s’émouvoir sans se mouvoir : que craint-il ? L’exaspération de ses concitoyens ? Bien au contraire ! Ceux-ci savent au fond qu’ils ne sont pas menacés, la cible ce n’est pas eux, et ils peuvent continuer à se promener tranquillement dans les jardins publics, même après la tombée de la nuit. Mieux : depuis cette série de meurtres, ils se sentent plus en sécurité. Après tout, ce n’est pas à eux que l’on en veut ! Et puis ce ne sont que des mexicaines qui sont rentrées illégalement sur le territoire. Pas de quoi en faire un drame.

Reste la méthode et la régularité. Chaque semaine, une fille est retrouvée la gorge tranchée, que dis-je, la tête tranchée, allongée dans un parc public sous un bel arbre. Pour l’instant, elles ont toutes le teint basané. Qui dit que cela va continuer ? On en est à 17. Et la 18e ce sera qui ? Une fille de bonne famille ?

Et puis, il y a ces détails étranges. Les yeux et la bouche cousus (rite jivaros, voir le MP du 23 juin), la disposition particulière du corps qui forme un huit (rite Maya, MP 12 mai) et enfin les mains retournées vers le ciel, dernier meurtre en date et je suis aujourd’hui en mesure de vous révéler le mystère de ces mains retournées.

Il n’existe que deux ou trois représentations du Christ sur la croix avec la paume des mains clouée contre le bois. Entre le IIe ou le IIIe siècle, tous les figurations de la crucifixion montrent Jésus paumes tournées vers nous, ou plutôt vers le ciel. Les premiers tableaux (qui semblent correspondre à la réalité) ont été jugés blasphématoires : Comment Jésus, fils de Dieu ne pouvait-il tendre ses mains, ses paumes vers nous pour nous absoudre de nos péchés ? Tous les tableaux à partir de là montrèrent le Christ avec les paumes tournées vers le ciel ou vers les hommes, c’est comme on voudra.

Le meurtrier n’a pas utilisé ce symbole peu connu fortuitement. Il a voulu au contraire nous signifier par là que lui aussi croyait à la rédemption, à l’expiation des péchés, même les plus sombres et les plus odieux.

Que faut-il en conclure ? Que ce 17e meurtre marque la fin d’un cauchemar ? Que le meurtrier cherche une sorte de compassion ? Je ne sais pas. Je sais seulement que tout cela révèle un esprit dangereusement malade et qu’il est plus que temps que les autorités compétentes prennent les mesures qui s’imposent d’urgence pour stopper cette frénésie meurtrière. »

Jeff Worston arriva à 8 heures. Il défonça la porte d’entrée et fit voler le verre en éclats. Jeff était plus qu’en boule. Il avançait comme un pit-bull, les épaules en avant, les poings serrés et la mâchoire crispée. Il bouscula Annah ; la femme de ménage le houspilla copieusement d’un « oh, monsieur le pressé, là, tu peux pas faire attention à ceux qui travaillent, dis donc ? », il ne la vit pas, ne l’entendit pas. Il s’enferma dans son bureau en claquant la porte qui elle, résista et se mit à passer plusieurs coups de fil en beuglant de plus en plus fort :

« Passez moi Perske.»

La standardiste tremblait en composant le numéro. La voix de Worston l’avait glacée.

« Miss Perske, monsieur.»

« Perske ? Je vous donne 10 minutes pour être dans mon bureau.»

Jill Perske ne se donna pas la peine de répondre, cela ne servait à rien. Elle raccrocha le plus doucement possible. Elle n’avait pas beaucoup dormi cette nuit et s’attendait à ce que son patron soit de très mauvais poil. Cela s’annonçait encore pire que prévu. Et Jill avait décidé qu’elle s’en fichait.

Worston l’attendait les deux pieds sur le bureau comme à son habitude. Une clope fumait encore dans le cendrier, une autre pendait à ses lèvres. Il lisait le Post du jour avec une attention appliquée.

« Asseyez-vous.»

Jill Perske s’assit en le fixant droit dans les yeux. C’est lui qui baissa le regard.

« Perske, je ne vais pas tourner autour du pot. Vous êtes virée. Ce que vous avez fait est inadmissible. C’est une faute professionnelle grave, je ne peux pas sauver votre tête. La mienne, vous vous en fichez éperdument, va rouler dans le caniveau, le maire va l’exiger. Vous ne vous rendez pas compte du cataclysme que vous avez provoqué. »

« Et le papier, vous en pensez quoi ? »

« Il est très bon.»

Jill Perske se leva et sortit. Elle venait de perdre son job et gagner le sublime honneur de se regarder dans une glace.

DeForest lisait et relisait l’article de Miss Perske tout en maugréant sur son incapacité à voir l’évidence des choses. Comment cette môme qui n’avait aucune formation ni aucune expérience pouvait-elle arriver à de si justes déductions alors que lui, flic de terrain depuis 25 ans, flic dont chacun reconnaissait le flair et la ténacité ne comprenait rien et ne sentait rien ? Jamais DeForest ne s’était senti aussi humilié et ridicule.

En arrivant au commissariat, DeForest trouva un mot sur son bureau. Le Chef voulait le voir. DeForest soupira, il savait pourquoi.

Tout cela était tellement convenu que l’inspecteur avait du mal à retenir un léger rictus qui agitait le coin de sa lèvre supérieure. Mouvement nerveux, tic du plus mauvais genre qu’il lui fallait à tout prix contrôler avant de rentrer se faire engueuler. Une cinglée commence à écrire des choses tellement vraies que cela provoque une onde de choc terrible dans toute la ville. Il ne faut pas dire la vérité comme ça, brutalement. D’habitude, on tourne un peu autour, on édulcore, on passe par des hypothèses, merde, y’a quand même des convenances à respecter pour que l’ordre établi –à quel prix !- dure encore un peu !

Perske n’avait rien à foutre des convenances, elle balayait ça d’une phrase et se moquait du bordel qui en découlait.

Joe Ernest Singleton, patron des flics de la ville, avait mené sa carrière de manière intelligente, rendant quelques services quand cela était nécessaire mais jamais au point de se compromettre. C’était un homme prudent, assez fin, avec un sens politique de la relation humaine que jusque là lui avait plutôt profité. Et Joe Singleton entendait bien que cela dure.

« Asseyez-vous, Gustave DeForest. Je ne vais pas vous faire la morale, ni de numéro. L’article de cette Miss Perske est une bombe. Non pas parce que ses élucubrations -auxquelles vous devez être le seul à croire- sont fondées, mais parce qu’elle attaque le maire, met en cause son action, juge qu’il néglige une partie de la population. Je vous avais averti : il fallait la contrôler. Je vous retire l’enquête, c’est votre tête ou la mienne, et encore je ne suis pas sûr de sauver la mienne. »

DeForest hocha la tête et se leva sans un mot. Cette comédie le fatiguait. Pourquoi fallait-il que cela se passe comme ça ? Pourquoi fallait-il que Singleton joue au chefaillon ? Où était l’intérêt de l’enquête là-dedans ? Chacun était dans un faux semblant, dans un jeu qui lui permettait de préserver ses petits acquis personnels, son petit pouvoir. Miss Perske avait diablement raison. Tout le monde se fichait totalement des meurtres des petites mexicaines.

Trois jours plus tard, à 6h30 précises, le téléphone sonna. DeForest avait ouvert un œil à 28, le deuxième à 29. Et pendant une longue minute, son unique œil ouvert avait scruté la chambre sans savoir ce qu’il cherchait. Pendant la deuxième minute, il s’était contenté de garder les yeux ouverts, juste garder les yeux ouverts et dans sa tête tournait la phrase. Concentre-toi Gus, garde les yeux ouverts. Le téléphone sonna et il eût l’impression de sortir d’un profond sommeil. Il ne manifesta aucune surprise. A vrai dire, il sentait la nouvelle. C’était Singleton. Raclement de gorge :

« DeForest, pointez-vous au Washington Park, porte ouest. Il y a déjà du monde là-bas »

Les lumières rouges et bleues clignotaient dans le silence. Ombres rouges, ombres bleues qui se mouvaient dans la pénombre du petit matin. Calme étrange, bruits de voix étouffés, déplacements feutrés, chacun retenait son souffle. DeForest se dirigea droit vers le plus gros arbre. Al Forbes, qui l’avait remplacé sur l’enquête, était là. Les deux hommes s’évitèrent. Une ambulance était toute proche, les hommes s’affairaient à relever un brancard. DeForest souleva le drap. Jill Perske était là, inconsciente, peut-être morte, mais la tête encore sur les épaules malgré une large blessure sanguinolente qui lui striait le cou.


Texte publié par patgab, 30 novembre 2020 à 13h59
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