Peter ne veut pas grandir.
Pour lui, grandir, c’est comme aller chez le dentiste ou aller au tableau : ça lui fait peur. Pour lui, le monde des adultes est tout gris, tout triste. Pour lui, c’est un monde où papa crie, où maman pleure, où la maîtresse se fâche, où les gens sont mornes comme un jour de pluie.
Alors quand on lui demande de grandir, de devenir un « grand garçon », Peter se bouche les oreilles et court se cacher dans sa tente d’indien. Il l’aime bien, sa tente d’indien. C’est mamie qui la lui a cousue, et en-dessous, il y a tous ses amis les Indiens. Le grand-chef Peau Rouge, avec sa belle coiffe à plumes. Le chaman qui soigne les petits bobos. La princesse Lily avec ses nattes et son joli diadème bleu. Peter alors les fait bouger, les fait parler. Il prend sa dague en bois pour défendre Lily enlevée par des pirates, s’imagine l’emmener loin des méchants adultes, loin dans le ciel.
Maman appelle Peter. Il a des devoirs à faire. Alors Peter range Lily et les autres dans sa malle à jouet et descend dans la salle d’études.
Peter ne veut pas grandir.
Pourtant, il le sent, son corps se transforme. Dans le miroir de la salle de bain, son corps ressemble à celui des autres garçons, ceux-là qu’il voit dans les vestiaires après le sport. Mais ce ne peut pas être son corps. Il est trop grand, trop poilu, trop développé. Peter n’en veut pas. Il se déteste comme ça, dans ce costume de grand garçon, il veut retrouver son costume d’indien, de chevalier servant, de protecteur de Lily. Lily, elle, est enfermée au grenier. Dans la malle pleine de poussière, elle dort avec sa tribu, avec la belle tente de mamie et sa dague. Parfois, Peter veut monter au grenier pour la libérer à nouveau, pour l’emmener loin de cet endroit sale et sombre. Mais Peter a peur du noir. Il n’a pas peur des pirates, ni des garçons qui le frappent au collège. Mais monter au grenier le terrorise. Surtout que papa se fâcherait s’il l’apprenait. La dernière fois qu’il était monté là-haut, papa s’était écrié qu’il jetterait Lily et les autres dans la rue. Pauvre Lily ! Seule dans les rues glacées de Londres ! Alors Peter se tenait à carreaux.
Papa appelle Peter. Il doit l’accompagner visiter son futur lycée, un internat prestigieux. Alors Peter ajuste son blazer sur ce corps qu’il déteste et descend dans le hall d’entrée.
Peter ne veut pas grandir.
Pourtant, ça y est, on lui parle de se marier. Mais Peter ne veut pas se marier. Pour lui, il n’y a que Lily. Les autres filles, les autres femmes ne l’intéressent pas. Elles ont trop de poitrine, trop de coiffures compliquées, trop de jolies toilettes précieuses. Les autres filles ne veulent pas courir dans la rue, sauter dans les flaques, chanter à tue-tête, danser toute la nuit. Elles veulent être calmes, sages, jolies, distinguées. Peter n’en veut pas, de cette Angela qui lui sourit et lui parle gentiment. Il ne veut pas qu’elle devienne sa femme, il ne veut pas se marier, être responsable de son foyer, avoir sa propre maison. Tout cela lui fait peur, trop peur. Il est bien tout seul, loin du monde gris des adultes, loin de leur tristesse. Dans son pays à lui, il n’y a pas de mariage. Personne n’a le droit de se marier. D’ailleurs, même le chef Peau-Rouge n’a pas de femme ! Alors si lui se mariait, serait-il encore légitime dans son propre univers ?
Angela appelle Peter. Il doit vite saisir l’alliance que le prêtre lui tend pour la lui passer au doigt. Alors Peter glisse sur le doigt menu d’Angela l’alliance doré et dépose sur son front un baiser.
Peter ne veut pas grandir.
Sauf que voilà, on veut le voir père. Angela s’impatiente, est harassée de l’entendre parler de fées, d’indiens, de sirènes. Elle s’épuise, s’énerve, pleure. Elle veut un enfant, un enfant de lui, un enfant de Peter. Mais Peter ne veut pas d’enfant. Peter ne veut pas avoir cette responsabilité, ne veut pas donner la vie. Devoir prendre soin d’un enfant, le soigner, l’élever, lui en demander plus, toujours plus, il ne veut pas. Alors Peter se bouche les oreilles et court s’enfermer dans son bureau. De là, il entend Angela qui éclate en sanglots, la bonne qui rouspète après monsieur qui a encore oublié de la payer. Il le déteste, ce bureau. C’est son père qui le lui a offert, et dessus se trouvent un amas de papier ennuyeux. Il y a la banque qui lui demande des comptes, le patron qui le remercie, le notaire qui le relance pour la lecture du testament de papa. Peter ne veut pas se souvenir de papa. Depuis qu’il n’est plus là, il se sent vieux. Et Peter ne veut pas se sentir vieux.
La bonne toque à la porte, appelle monsieur. Il doit la payer immédiatement, ou elle rend son tablier. Alors Peter se compose un visage impassible et déverrouille la porte.
Peter ne veut pas grandir.
Pour lui, grandir, c’est comme allez chez le dentiste ou aller au tableau : ça lui fait peur. Pour lui, le monde des adultes est tout gris, tout triste. Pour lui, c’est un monde où papa crie, où maman pleure, où la maîtresse se fâche, où les gens sont mornes comme un jour de pluie.
Alors ce soir, il part. Il a pris Lily dans ses bras, contre lui. Il la rassure en lui promettant que là-bas, ils seraient heureux comme avant. Devant lui, il y a les étoiles qui scintillent dans le ciel noir. Ce soir, c’est décidé, il s’envole.
— En route! s’écrie-t-il avec entrain.
Il ajuste sur ses cheveux roux son bonnet vert, pousse un soupir d’ivresse. Et d’un coup, le voilà qui court le plus vite possible, aussi vite qu’il le peut. Et hop ! Le voilà qui s’envole, Lily dans ses bras, son chapeau de héros sur la tête, dans le ciel étoilé.
Puis il tombe, tête la première. Et sa tête, comme une tomate, s’écrase sur le pavé.
Peter ne voulait pas grandir.
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