Manon ferma le hublot du lave-linge avec plus d’ardeur que nécessaire, puis s’appuya sur la machine à l’aide de son coude droit – le seul qui soit valide… Elle était près de pleurer ; effectuer une tâche aussi banale que lancer une dernière lessive lui apparaissait ridicule vu le tour qu’avait adopté son existence.
Elle lorgna son bras en écharpe, grimaça. Encore maintenant, le soulagement d’avoir découvert aux urgences qu’elle n’avait rien de cassé ne surpassait pas la tristesse éprouvée face à ce nouvel « accident » domestique : une glissade matinale sur un lego peu après qu’elle ait obligé Nasiha à aller se brosser les dents…
Un souffle abattu lui échappa. Dire que sa fille avait à peine paniqué pour elle, qu’elle avait préféré lui répéter que Madame Violette savait qu’elle n’avait rien de grave. Dire qu’elle lui avait juré à de nombreuses reprises qu’elle n’avait pas sorti le minuscule jouet de sa boîte…
Oh ! Manon ne cessait de se demander ce qui était le pire dans cette histoire. Était-ce l’éventualité que Nasiha lui mente effrontément, ou plutôt le fait qu’elle soit tentée de la croire ?
Ses dents malmenèrent sa langue. Une part d’elle, rationnelle, lui assurait qu’elle cédait à la paranoïa, à la peur de mal accomplir son rôle de mère ; toutefois, une autre, bien plus présente, lui hurlait qu’elle était victime d’un phénomène inexplicable – et qu’au fond d’elle, elle en était consciente depuis un bon moment.
Les accidents, les claquements de portes, les paroles et sons improbables…
Alors que Manon redressait sa colonne vertébrale, prête à remonter au rez-de-chaussée, une phrase de Nasiha lui revint en mémoire. Les urgences quittées, celle-ci l’avait interrogée sur le sens du mot « karma »… Une question qui serait née d’une remarque de Madame Violette : sa chute serait selon elle le résultat du karma.
Son estomac la titilla soudain aussi fort qu’à l’instant mentionné.
Manon ne doutait pas que Nasiha lui ait tenu rigueur de son ordre, qu’elle ait envisagé que son malheur représentait une forme de vengeance – petite, elle-même avait plusieurs fois souhaité que ses parents souffrent lorsqu’elle était contrariée par leurs actes. Néanmoins, l’utilisation du concept de karma dans sa bouche d’enfant lui laissait un goût amer.
Ses poings se contractèrent. Bon sang, elle se sentait si impuissante ! Nasiha s’éloignait d’elle de jour en jour…
Manon renifla. Elle avait beau être persuadée, en son for intérieur, que ni Nasiha ni elle n’était coupable de la tension qui les animait, elle n’en avait pas moins aucune idée quant à la façon de gérer la situation. À qui demanderait-elle conseil, de surcroît ? Elle s’imaginait mal admettre qu’elle pensait son bébé hanté !
Elle se tenait dans une impasse. Était piégée.
Manon se massa les tempes et remonta l’escalier de la cave ; sa machine programmée, toutes ses tâches quotidiennes se révélaient terminées. Un rictus désabusé tordit ses lèvres. Que n’aurait-elle pas donné afin que ses réflexions adoptent un rythme similaire et disparaissent !
Un soupir se glissa entre ses dents. Les choses deviendraient-elles plus aisées si elle évoquait ses suppositions avec Nasiha ? Manon avait à cœur de partager ses interrogations sur Madame Violette, de l’enjoindre à ne plus l’écouter ou lui adresser la parole… Cependant, ne risquerait-elle pas gros ? Et si elle abîmait davantage le lien qui l’unissait à Nasiha ? Et si elle la mettait en danger ?
— Manon, ma grande, tu es coincée, grinça-t-elle dans le vide. Tu n’as que deux options : accepter d’avoir déçu Nasiha et échoué dans ton rôle de mère ou te renseigner sur le paranormal et appeler un exorciste, quitte à être ensuite la risée du quartier si tu te fais des films.
Une ride songeuse barra son front. Énoncé à voix haute, le second choix ne lui paraissait pas si incongru… C’était peut-être, en fin de compte, la solution. Paumée comme elle l’était, elle n’avait rien à perdre.
La tête tout à coup pleine de questions sur les moyens de contacter un exorciste, Manon traversa le rez-de-chaussée et se rendit au premier étage avec l’espoir que la nuit lui porte conseil.
Demain, elle prendrait enfin ses soucis en main.
Ses yeux papillonnèrent, avant de s’ouvrir entièrement. Embrumée de fatigue, Manon se souleva de son matelas, puis écouta les bruits de la maison.
Ses sourcils se froncèrent.
D’ordinaire, elle avait le sommeil lourd… L’unique élément qui la tirait du lit, en dehors de son réveil, était les appels de sa fille. Or là, elle n’entendait rien qui s’en rapprochait ; c’était à peine si elle percevait les vibrations du lave-linge.
Perplexe, Manon se réinstalla sous ses couvertures. Il fallait croire que les derniers événements la rendaient plus sensible, sur le qui-vive. Voilà ce qui arrivait lorsqu’on occupait ses journées à cogiter et à s’inquiéter !
Elle inspira, s’obligea à abaisser les paupières. Une bonne nuit lui était nécessaire pour affronter le lendemain.
— Bonsoir, mauvaise mère.
Manon sursauta ; d’un mouvement, elle se retrouva en position assise, la douleur dans son bras ravivée.
Cette voix…
Il ne s’agissait pas de celle de Nasiha, mais d’une tonalité plus âgée, presque âpre. Sa gorge se serra sous l’effet de la peur. Les mots se révélaient si clairs, si précis – il était impossible qu’elle rêve !
Elle observa ce qui l’entourait, n’aperçut personne. D’un coup de dents vif, elle se mordit la langue pour essayer de maîtriser son émotion.
— M-Madame Violette ? demanda-t-elle.
Dès qu’elle s’entendit chevroter, Manon maudit son manque d’assurance. N’avait-elle pas décidé d’affronter la situation ?
L’heure d’admettre entièrement son problème au lieu de le fuir était survenue.
— Pourquoi éloignez-vous Nasiha de moi ? reprit-elle avec plus de hargne. Qu’êtes-vous ? Et pourquoi êtes-vous entrée chez nous ?
Un courant d’air glacé s’enroula aussitôt autour d’elle ; un froid terrible qui s’accompagna d’un sifflement strident, inhumain. Manon lutta pour ne pas partir de la pièce au pas de course.
— Tu es une mauvaise mère… Indigne de Nasiha.
— Je vous inter…
— Tais-toi, l’interrompit Madame Violette avec brutalité. Elle mérite mieux qu’une droguée aux humeurs et horaires changeants.
Les membres de Manon tremblèrent malgré elle.
— Ne vous approchez pas d’elle, menaça-t-elle, sinon…
— Sinon quoi ? rétorqua son invisible interlocutrice. Il est trop tard.
— Allez-vous-en ! Ou j’appellerai un…
La température alentour diminua derechef.
— Idiote ! Un exorciste ? Je n’abandonnerai pas Nasiha. C’est ma fille, désormais.
— C’est la mienne ! rugit Manon, dont le désespoir devenait tangible.
Elle sortit du lit, se leva dans une posture droite et combattante. Oh ! Elle n’était peut-être pas très brave ou préparée à ce qui se produisait, mais la vie lui avait enseigné une chose : elle était prête à tout pour Nasiha.
Elle cracha :
— Je la libérerai de vous. Vous m’entendez ? Je la libérerai !
Un rire malsain résonna jusque dans son crâne.
— Tu n’en feras rien. Il est trop tard, sans quoi je ne me manifesterais pas ainsi.
À ces mots, un affreux pressentiment gagna Manon. Madame Violette ne s’était en effet exposée de la sorte à nulle occasion…
— Que voulez-vous dire ? chuchota-t-elle, frigorifiée de l’intérieur.
— Nasiha est à moi. Je m’en suis assurée.
Jamais, de son entière existence, Manon n’avait éprouvé la panique que cette phrase lui apporta. Le cœur au creux de son estomac, elle se rua en direction de la chambre de Nasiha.
L’évidence la frappa dès qu’elle en entrebâilla la porte : son bébé n’y était pas.
— Nasiha ! hurla-t-elle.
Tandis que sa vue se brouillait de larmes, son corps pivota d’instinct vers le couloir. Où était Nasiha ?
Était-elle… ? Non. Elle ne le permettrait pas !
— Inutile de crier, ricana Madame Violette. Je l’ai endormie trop profondément pour qu’elle t’entende.
Un regain d’énergie envahit Manon.
— Où est-elle ? vociféra-t-elle.
— Elle dort, ne m’écoutes-tu pas ? Ma fille avait besoin de sommeil.
— Si vous avez touché à un seul de ses cheveux…
— Ne sois pas ridicule. Je suis une bonne mère, moi.
Un sanglot secoua Manon. Au bord de l’implosion nerveuse, elle parcourut les différentes pièces de l’étage à une vitesse folle, déterminée à tout retourner dans l’espoir de retrouver Nasiha.
Son sang se glaça de seconde en seconde.
— Rendez-la-moi…, pleura-t-elle bientôt. Elle est ma vie. Prenez ce que vous désirez, n’importe quoi, sauf elle !
— Trop tard. Tu imagines qu’une vulgaire serveuse de ton genre la mérite ? Un miracle pareil n’aurait pas dû t’être destiné : tu contiens à peine tes addictions malgré le temps passé, tu la confies à une inconsciente, tu ne cesses de mettre ton minable travail en danger. Qu’espères-tu lui donner ?
Manon se précipita en direction de l’escalier.
Nasiha était au rez-de-chaussée. Le contraire était impensable !
Elle atteignit la première marche. Ensuite, une main gelée lui enserra la cheville… Une main dont la sensation était identique à celle qu’elle avait « fantasmée » lors de sa journée à la mer avec Nasiha !
Accompagnée par les propos rageux de Madame Violette, Manon chuta, chuta et chuta encore. Elle cogna et meurtrit son corps, perdit toute notion d’espace… Soudain, elle fut étendue par terre, son bras blessé au summum de la douleur, ses membres tiraillés, le monde sens dessus dessous. Et alors qu’elle cherchait à recouvrer son souffle, elle réalisa qu’un liquide poisseux collait sa joue au carrelage…
Sa tête !
Les battements de son cœur s’intensifièrent. Il fallait qu’elle localise Nasiha et qu’elles s’éloignent de Madame Violette. Vite !
Manon chercha à se relever, mais un poids invisible lui écrasa la poitrine et le lui interdit.
— Tu restes là, assena Madame Violette. Tu as perdu.
— Nasiha…
Le poids s’accentua ; il l’empêcha de respirer convenablement.
— Tu as signé ton arrêt de mort dès que tu as songé à priver Nasiha de ma présence. Contacter un exorciste ? Je suis tout pour elle !
— Vous…
— Vois à quoi tu me forces. Moi qui espérais te rendre paranoïaque, voire inconstante afin que tu commettes des erreurs… Je souhaitais que la garde de ma Nasiha te soit retirée : le chagrin qu’elle aurait ressenti aurait été moins grand.
— M-Monstre…, siffla Manon avec souffrance.
Madame Violette ne réagit pas au commentaire. Elle poursuivit de sa voix âpre :
— La pauvre sera anéantie par ton décès. Enfin, sa mère la consolera.
— Ma… fille, haleta-t-elle.
La pression exercée sur son buste devint si appuyée qu’elle jura que sa cage thoracique allait exploser. Oh ! Ses organes se réduisaient en miettes !
Manon tenta d’inspirer de l’air. Déjà, un voile flou se posait devant ses yeux.
— Le destin m’a privé une fois d’être mère, lui chuchota Madame Violette au creux de l’oreille. Je ne laisserai pas la chance m’échapper à nouveau.
Deux doigts de glace abaissèrent ses paupières.
— Adieu, mère par erreur.
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