— Tu es punie. Monte dans ta chambre.
Si elle n’en menait pas large, Manon parla d’un ton posé et s’en félicita en silence. Hurler n’était pas l’idéal ; les effusions de cris n’arrangeaient jamais rien, surtout lorsqu’il était question d’enfants.
Nasiha la contempla avec des yeux ronds.
— C’est pas moi, protesta-t-elle.
Manon se retint de répliquer que le clou s’était placé par magie dans son chemin pendant qu’elle portait le panier à linges sales en direction de la cave…
— Monte. Dans. Ta. Chambre, répéta-t-elle avec davantage de fermeté.
— Méchante !
La bouche tremblante, Nasiha s’enfuit sur cet ultime mot, puis grimpa les escaliers deux marches par deux marches avec la douceur d’un éléphanteau. Une grimace échappa à Manon, mais elle s’interdit là aussi de hausser le ton. Elle pivota plutôt vers les vêtements étalés par terre, qu’elle avait lâchés sous le coup de la douleur.
Un soupir las se faufila hors de sa gorge. Il lui faudrait tout ramasser, elle le savait ; cependant, ça attendrait quelques minutes. Sa priorité était de soigner sa blessure… et d’éviter de mettre du sang partout ! Elle analysa le clou sur lequel son pied nu s’était enfoncé. Avec la surprise et la souffrance, elle n’avait pas réfléchi et l’avait arraché dès qu’elle en avait aperçu le sommet, sans songer au possible écoulement du liquide carmin.
Manon clopina jusqu’à la cuisine, où elle entreprit de nettoyer et de désinfecter sa plaie. L’envie de pleurer la tenaillait. Oh ! Quelle folie avait encore pris Nasiha ? Avait-elle au moins conscience de ses actes ? Ou aspirait-elle vraiment à la blesser ? Manon ne désirait pas le croire… Elle ne le désirait pas, non ! Néanmoins, force lui était de reconnaître que tout allait de mal en pis depuis plusieurs semaines. Elle ne saisissait pas pourquoi, n’avait pas d’explication logique, toutefois les faits étaient là : Nasiha se montrait incontrôlable.
Manon fouilla ses placards à la recherche d’un sparadrap, refoula ses pleurs. Elle qui s’était tant persuadée que le comportement de sa fille s’améliorerait après leur excursion à la plage se retrouvait perdue… Même leurs nouvelles sorties ne l’aidaient pas ! Non seulement Nasiha lui laissait de plus en plus souvent entendre qu’elle n’était pas d’accord avec sa façon de gérer leur existence – que ce soit avec des accidents de ce genre, des portes claquées ou des remarques « innocentes » –, mais en plus, Madame Violette prenait chaque jour un peu plus de place dans son cœur d’enfant, voire lui servait d’excuses pour ses agissements. Pire, celle-ci effrayait Manon. Elle l’épouvantait elle, une adulte sensée, au point qu’elle s’imaginait par moments victime de phénomènes digne d’un film d’horreur.
Manon reposa son pied à terre, avant de s’appuyer dessus. Une grimace lui échappa. Sensible, mais supportable ; elle s’en accommoderait.
Épuisée, elle se rinça les mains, puis attrapa un torchon et un nettoyant afin de s’occuper des gouttelettes de sang répandues derrière elle. Elle frotta ensuite le sol avec énergie, plus que nécessaire, dans l’unique but de ne pas penser à ce qui venait de se produire… Si elle s’accrochait trop longtemps à l’idée que Nasiha était allée jusqu’à la blesser dans sa colère, elle fondrait en sanglots, c’était une évidence.
Une conversation sérieuse s’imposait, qu’elle redoutait. Parviendrait-elle à expliquer à Nasiha qu’elle travaillait autant par amour ? Pour lui offrir une jolie vie ? Aurait-elle le courage de lui parler de son passé de junkie, des drogues qu’elle avait rejetées par peur qu’elles la détruisent elle, alors si petite et fragile ? Fallait-il d’ailleurs évoquer cette part de son histoire ? N’était-il pas préférable de se concentrer sur son combat quotidien en tant que mère célibataire à la situation précaire ?
Manon serra le torchon dans son poing. Comment en était-elle arrivée là ? Qu’avait-elle fait de travers ? Était-elle une piètre mère ? Se focalisait-elle trop sur ce qu’elle espérait offrir à Nasiha et pas suffisamment sur ses ressentis ? Elle s’échinait pourtant à être à l’écoute, à répondre à ses besoins… Comme avec les sorties qu’elle organisait pour qu’elles partagent la complicité que Nasiha semblait rechercher !
Une première larme roula sur sa joue. Elle avait sans doute eu tort d’agir sans d’abord discuter avec son bébé de son attitude et de Madame Violette. Si les actes comptaient plus que les mots, ceux-ci n’en demeuraient pas moins cruciaux pour se comprendre.
Manon inspira. Il était essentiel qu’elle se calme ; elle n’entamerait aucun dialogue et ne désamorcerait aucune bombe dans son état.
Elle ramassa son linge, y ajouta le torchon et déposa le panier rempli près du battant de la cave. Là, elle se focalisa sur le rythme de sa respiration – deux ou trois exercices ventraux suffiraient à l’apaiser, elle le soupçonnait.
Ses yeux se fermèrent.
— Méchante…
Manon sursauta.
— Nasiha ? demanda-t-elle avec incertitude.
Elle avait reconnu sa voix, cependant, une telle intrusion la surprenait. Jusque-là, Nasiha n’avait encore jamais levé une punition seule. Il s’agissait d’une limite qu’elle ne franchissait pas, même dans ses pires journées.
Perplexe, Manon déambula à travers le rez-de-chaussée, mais ne la dénicha nulle part… L’incident vécu la travaillait-il au point qu’elle ait eu une hallucination auditive ? Elle fronça les sourcils sans exclure l’hypothèse ; le mot perçu était le dernier que lui avait adressé Nasiha.
Ses épaules se haussèrent finalement et elle revint dans la cuisine. Un verre d’eau fraîche l’aiderait à recouvrer ses esprits, il lui procurerait le courage de rejoindre Nasiha.
— Méchante.
Manon se figea. Cette fois, l’hésitation n’était pas permise : Nasiha l’interpellait ! Le reproche sous-jacent, le ton boudeur, tout était identique à la fin de leur « discussion »…
— Nasiha ? répéta-t-elle.
Rien. Le silence.
Manon quitta la pièce sans s’être servie à boire. Elle tendit l’oreille, chercha à capter un souffle, un rire, des pas, le moindre bruit…
— Méchante !
Elle déglutit. La provenance du son était impossible à localiser, elle était juste capable d’affirmer qu’il était proche – assez, en théorie, pour qu’elle soit en mesure de distinguer Nasiha. Sauf que ce n’était pas le cas.
Son estomac se contracta.
— Nasiha ? À quoi joues-tu ?
— Mauvaise mère, siffla sa fille avec rancœur.
Un froid intense envahit Manon, qui porta une main à son cœur. Une telle véhémence ressemblait si peu à Nasiha ! Tout comme cette désobéissance et cette partie de cache-cache…
Oh ! Voilà qu’elle recommençait avec ses craintes et idées folles !
— Mon bébé, c’est toi ?
Manon effectua derechef le tour du rez-de-chaussée, presque en courant.
— Ce n’est plus drôle, chevrota-t-elle ensuite. Montre-toi ou ta punition sera bien plus sévère.
— Mensonge et punitions. Méchante !
Certaine de découvrir Nasiha – quelqu’un… ? – derrière elle, Manon se retourna. En vain, hélas.
Que se passait-il ? Dans quel trip était-elle plongée ? Elle ne prenait plus aucune substance depuis des années, même quand l’envie la titillait !
La peur la poussa à hausser le ton.
— Arrête tout de suite ! Je te préviens, je…
— Maman ?
Manon pivota, se rua dans le vestibule.
— Nasiha ? appela-t-elle.
— Pourquoi tu cries, maman ?
Elle roula la nuque et aperçut aussitôt Nasiha en haut de l’escalier, l’air déroutée. Son malaise s’accentua ; celle-ci n’avait pas pu le grimper si vite, sans qu’il grince ou couine sur son passage… Si ?
— Où étais-tu ? lui demanda-t-elle avec plus de précipitation qu’elle ne l’aurait souhaité.
— Dans ma chambre…
Nasiha hésita une seconde, puis renâcla :
— C’est toi qui m’as dit d’y aller.
Les lèvres de Manon se pincèrent. Elle ne maîtrisait plus rien ! Sans réfléchir, elle gravit les marches qui la séparaient de Nasiha, avant de s’accroupir devant elle.
— Est-ce que tu es descendue ? murmura-t-elle.
Nasiha secoua la tête.
— Tu en es sûre ? Tu n’es pas descendue ?
— Non, maman.
Manon en demeura pantoise ; son être entier lui hurlait la sincérité de Nasiha… Un frisson la parcourut de part en part. Elle lutta afin de ne pas transmettre sa panique à sa fille.
— On devrait parler un peu, toutes les deux, non ? proposa-t-elle, les nerfs à vif.
Nasiha haussa les épaules.
— Si tu veux…
Son attitude lui déplut. Elle se tut toutefois, consciente que démarrer leur conversation sur une remontrance n’était pas malin.
— … Madame Violette vient à peine de mettre à chauffer l’eau pour le thé, alors on a le temps.
Un sourire crispé se placarda sur la bouche de Manon. Madame Violette préparait donc aussi le thé…
Sans répondre, le cœur battant, elle entraîna Nasiha dans sa chambre, où toutes deux s’assirent sur le lit.
— La vie à la maison est différente en ce moment, je me trompe ? entama-t-elle après avoir inspiré un grand coup.
Nasiha conserva le silence. Manon s’échina à reléguer ce qu’elle venait de vivre aux oubliettes et à adopter un ton plus désinvolte. Sa priorité avait toujours été, et resterait, Nasiha.
— Mon petit doigt m’a révélé que tu te rebellais encore plus que Mérida.
Nasiha hésita, traqua sur son visage le moindre signe de mauvaise humeur ou de colère contenue ; ce qu’elle y nota et la référence à un dessin animé qu’elle aimait parurent la décider à se montrer franche.
— C’est parce que tu comprends pas.
— Je ne comprends pas… quoi ? l’encouragea Manon.
— Que tu fais rien comme il faut.
Elle retint de justesse un hoquet. Un coup de poing en plein ventre ne lui aurait pas provoqué plus d’effet. Oh ! D’où provenaient la rancœur et la lassitude qu’elle décelait dans les propos de Nasiha ? Par quel tour leur bulle de bonheur avait-elle éclaté en si peu de semaines ? Et pourquoi ? Était-ce à cause d’elle ? Parce qu’elle devenait… folle ?
De peur que Nasiha imagine qu’elle l’accuse de mentir, Manon s’interdit de nier.
— J’essaie d’agir au mieux, de prendre les bonnes décisions pour toi. Pour nous. Ce n’est pas facile et je suis loin d’être parfaite, cependant je t’assure que je donne le meilleur de moi-même.
Sa gorge se noua dès qu’elle réalisa que Nasiha n’avait pas l’intention de lui répondre.
— Qu’est-ce qui te laisse croire que je suis dans l’erreur ? l’interrogea-t-elle avec chagrin.
En silence, elle pria qu’il soit question d’une broutille, d’un détail minime qu’elle soit en mesure de rectifier.
— Madame Violette.
Manon serra les dents. Elle ne supportait plus ce nom, l’appréhension qu’il posait sur son âme…
— Elle m’a raconté des trucs, maman. Elle, elle pense pas que je suis trop petite.
— Mon bébé, Madame Violette n’est pas ré…
— Elle m’a expliqué que t’étais pas là assez souvent, que tu me délaissais.
Manon en eut la respiration coupée. Était-ce ainsi que Nasiha percevait ses horaires au bar ?
— C’est faux ! C’est complètement faux. Je m’absente parce que je travaille. Parce que je gagne un salaire qui nous permet d’avoir une existence un tant soit peu convenable.
Un soupir douloureux se faufila entre ses dents.
— Il aurait fallu que je t’en parle bien avant, n’est-ce pas ?
— Tu mens, maman.
— Nasiha… ? s’étonna-t-elle.
— Madame Violette, elle affirme que si tu gardais ton boulot pour moi, ben tu te ferais pas porter pâle.
— Porter pâle ?
Manon en demeura confite. La notion et son vocabulaire n’étaient pas censés toucher Nasiha. Pas à son âge… Et cette attitude indolente lui ressemblait si peu ! Elle en venait à envisager qu’elle récitait un texte.
Manon se replia instinctivement sur elle-même ; la situation n’était pas normale, son intuition le lui hurlait. Pourtant, elle chassa le froid qui l’envahissait.
— J’ai pris des congés afin que nous passions du temps ensemble, se justifia-t-elle. Je ne te délaisse pas, au contraire. Tu étais si heureuse d’être partie à la mer…
Nasiha renifla – un geste hautain qu’elle ne lui connaissait pas.
— Parce que je savais pas que tu serais renvoyée.
— Je ne l’ai pas été, contra Manon.
— Madame Violette te donne deux mois.
Ses muscles se raidirent.
— Et toi, tu en dis quoi ?
Nasiha ancra son regard dans le sien.
— Le thé est prêt. Madame Violette te conseille de réfléchir pendant que nous le buvons, maman.
Trop ébahie pour réagir, Manon l’observa sauter du lit et s’installer à sa table dînette avec une gaieté qui ne lui était pas destinée. Ensuite, meurtrie, elle s’extirpa de la pièce sans une parole.
Comment son enfant pouvait-il lui assener des propos pareils à cinq ans ?
Les lèvres de Manon tremblotèrent. Madame Violette était-elle une amie imaginaire, une part du subconscient de Nasiha… ou avait-elle affaire à quelque chose de plus étrange, voire dangereux, comme elle le pressentait parfois ?
Tandis qu’elle se torturait les méninges, un murmure de Nasiha, en provenance de sa chambre, lui effleura les tympans.
— Reste, s’il te plaît. Ne retourne pas en bas, on a le goûter à prendre.
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