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Il aurait été plus littéraire de déclarer cette nuit était propice aux surprises. Et plus lyrique de s'interroger sur cette légère palpitation que l'inattendu infligeait à son cœur si prompt à réagir à la moindre passion. Mais le poète ne pouvait, en toute honnêteté, se déclarer surpris. Surtout quand, une fois encore, son frère se tenait sur le pas de la porte, vacillant sur ses jambes, et que de larges tâches de sang avaient éclos sur son costume clair.

A ce moment, il aurait dû ressentir les affres de l'inquiétude, mais les répétitions ne sont jamais très bonnes pour l'inspiration. En proie à une lassitude caractérisée, il s'effaça légèrement pour laisser entrer son cadet, tendant légèrement la main comme une invitation à lui faire accepter son support s'il en avait besoin. Le journaliste accueillit son aide, peut-être plus pour le bien de son aîné que pour le sien propre : il avait toujours été effroyablement indépendant. Mais aussi épuisé qu'il pouvait paraître, il n'en avait pas pour autant perdu son habituelle faconde :

« Léo... désolé de te déranger à cette heure de la nuit, mais je ne pouvais pas troubler Angelica... J'ai besoin de garder un profil bas quelques jours... Si cela ne te mets pas dans l'embarras, cela va de soi... »

Léo préféra se taire : même s'il avait eu de la compagnie, intime ou non, son frère aurait reçu la priorité.

L'appartement du poète ressemblait à un temple élevé en l'honneur de la beauté : il n'y avait pas un seul espace, dans ces quelques pièces encloses entres les murs solides d'un immeuble haussmanien, qui ne renvoyait de chaudes nuances dorées ponctuées d'un soupçon d'autres couleurs, ou sublimées par un délicat relief : étoffes, tableaux, sculptures même se dressaient à chaque endroit visible. Et Léo lui même, drapé dans une robe de chambre de riche étoffe mordorée, ses boucles blondes négligemment lâchées sur ses épaules, aurait pu être l'une d'elle. Mais son apparence était à des lieues de ses pensées tandis qu'il passait un bras vigoureux autour de la taille mince de son frère. Il guida Henri vers le salon, mesurant son allure à celle de l'homme épuisé.

Le poète installa son frère dans un fauteuil confortable, fronçant légèrement les sourcils quand il vit celui-ci s'enfoncer dans le capiton moelleux, les yeux clos dans son visage pâle. Léo se pencha vers lui, écarta le revers de la veste, découvrant sous l'étoffe déchirée de la chemise et le bandage hâtif une profonde estafilade qui partait de l'aisselle pour mourir au dessus de l'abdomen. Même si le sens pratique n'était pas sa qualité essentielle, le poète possédait un instinct très sûr et de bonnes connaissances quand il s'agissait de soigner. Le temps de se procurer le nécessaire auprès de ses domestiques, et ses mains tout à la fois douces et assurées de musicien s'affairaient déjà à panser la blessure de son frère. Il œuvrait en silence, en s'efforçant de garder le contrôle sur son caractère volatile. Son patient se laissait faire en silence, la mâchoire crispée ; ses inspirations saccadées et ses frémissements contenus témoignaient de ses efforts pour ne rien laisser paraître de la douleur dont même les gestes doux de Léo ne pouvaient le préserver.

Un peu plus tard, le poète se trouvait perché sur un simple tabouret, un verre de vieux cognac dans sa main élancée, son regard ambré fixé sur son frère. Henri était confortablement installé dans une ottomane, devant la cheminée, engoncé dans l'une des robes de chambre de Léo. Son visage semblait un peu moins pâle, mais peut-être était-ce la lueur chaude du feu jouant sur ses traits minces et spirituels. Le poète n'avait pas l'habitude de voir son frère aussi silencieux : Henri possédait un véritable don quand il s'agissait de faire la conversation, que ce soit pour trouver des sujets, pour les entretenir ou pour les relancer, entremêlant les paroles en longs fils d'argent qui se lovaient autour de ses interlocuteurs. Le journaliste gardait le regard plongé dans le jeu des flammes, le front barré d'un pli soucieux sous sa mèche rebelle. Léo sentait l'impatience le gagner : la colère qu'il avait si bien refrénée menaçait de s'échapper avec violence.

« Ce n'est pas un simple travail de journaliste qui t'a valu cela ! », lâcha-t-il brusquement.

L'intéressé sursauta légèrement ; il baissa légèrement la tête, sans se tourner vers son frère ainé :

« Je diversifie un peu mes activités... »

En dépit de cette légère pirouette, l'humour qui teintait les paroles n'était qu'un pâle reflet de l'esprit charmeur et désinvolte d'Henri. Avant même que Léo ne réalise vraiment son geste, le verre avait quitté sa main pour s'écraser sur le pare-feu, en mille éclats cristallins :

« Ça suffit, Henri ! rugit le poète. Regarde-moi quand je te parle ! »

Comme si ce geste lui valait un effort particulièrement intense, le journaliste se tourna vers son aîné, gardant le silence avec obstination. Son visage demeurait indéchiffrable ; les yeux noisettes, ternis par la fatigue, le fixaient d'un regard résigné.

« Tu crois que je suis dupe ? poursuivit Léo, sa voix de baryton enflammée par des accents courroucés, ses prunelles parcourues d'éclairs dorés. Bon sang, tu ne leur dois rien ! Depuis quand as-tu besoin de te mettre à la solde d'un gouvernement... surtout... ce gouvernement de plébéiens ? Ces opportunistes qui ne croient en rien ? »

Il se leva et fit les cent pas dans le salon, incapable de se contenir plus longtemps :

« Combien de fois serai-je obligé de te voir revenir traqué ou blessé ? On pourrait penser que tu te crois vraiment... immortel ! »

Henri inspira longuement :

« Ça fait partie du jeu, Léo...

— Le jeu ! Parlons-en ! Tu veux parler de ta sale habitude de jouer avec le feu, sans doute ? Tu ne crois pas que ça t'a déjà assez coûté ? »

Après le verre, ce fut le tabouret qui fit les frais du courroux de Léo et atterrit sur le sol avec fracas, tandis qu'il poursuivait avec la même véhémence :

« Tu ne peux pas te montrer aussi désinvolte avec ta propre vie ! C'est la dernière fois que tu risques ta peau pour eux. Tu m'entends, Henri, la dernière fois ! »

La voix du poète vibrait de colère ; debout au milieu de la pièce, il semblait absorber toute l'énergie ambiante pour la restituer dans cette aura de rage presque palpable. Il dut faire un terrible effort pour reprendre le contrôle de ses humeurs. Prenant une longue inspiration, et reporta son regard sur le visage pâle de son frère :

« Promets-le moi », supplia-t-il solennellement.

Le journaliste resta silencieux un moment, les sourcils légèrement froncés, avant de répondre :

« Je ne peux pas...

— Et pourquoi donc ? »

Le sourire d'Henri était tout à la fois las, affectueux, et passablement amer :

« Léo... La propriété d'Ambrosia... où vit notre famille. Et tout cela... »

D'un regard circulaire, il embrassa le vaste appartement, admirablement meublé, et les trésors qu'il contenait :

« … Crois-tu réellement que quelques placements financiers et quelques poignées de main lors de cocktails suffisent à vous garantir tout cela ? Crois-tu vraiment que personne n'a jamais été fouiller dans notre passé... ou plutôt, notre absence de passé ? »

Léo s'immobilisa, tandis que ces mots sombraient lentement dans sa conscience. Il avait toujours pensé que l'entregent et les talents de son plus jeune frère suffisaient à assurer leur position sociale : il n'aurait jamais pensé que les missions qu'Henri acceptait de remplir pour le gouvernement français pouvaient jouer de façon déterminante dans leur situation actuelle. Peut-être ne comprenait-il plus assez ce monde... La politique n'avait jamais été son point fort, et il avait toujours placé sa fierté au-dessus de toute concession, même « raisonnable ». Le journaliste, lui, n'avait jamais pensé en ces termes : il avait toujours été maître dans l'art de convaincre, de négocier et de marchander. Mais à aucun moment, tandis qu'il profitait d'un cœur léger de la fortune et des relations que son frère lui procurait en se contentant – croyait-il – de céder à sa propre nature, Léo n'avait pensé qu'il pouvait y avoir un prix aussi lourd, un prix qui impliquait le danger, le sang versé...

Il laissa le regard moiré d'argent d'Henri le brûler un peu plus longtemps, avant de se détourner, incapable de le soutenir plus longtemps. Le poète se sentait vulnérable. Lâche. Presque... honteux. Mais il savait aussi que jamais Henri n'accepterait de prendre du recul. Pas en raison de son goût pour le jeu, après tout, mais parce qu'il savait que sa famille dépendait de lui, totalement, entièrement.

Il n'y aurait pas de « dernière fois ».

Quand le poète porta de nouveau les yeux vers le journaliste, ce dernier s'était endormi, d'un sommeil légèrement enfiévré. Léo saisit un plaid épais et en recouvrit son frère, puis se dirigea vers le bar pour prendre un nouveau verre et se verser une dose supplémentaire de cognac, décidé à repayer Henri de la seule et unique façon possible : par son appui et sa présence, même au milieu de la nuit. Il s'installa dans un fauteuil en face de l'ottomane et débuta sa longue veille...


Texte publié par Beatrix, 9 février 2014 à 22h42
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