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Réponse à un AT mais surtout hommage à Nidalee, une de mes boules de poils qui a vécu la même terrible chose. Pensez à faire pucer ou tatouer et stériliser vos chats, pour leur bien-être et leur sécurité !

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L’atmosphère s’alourdissait de seconde en seconde. Chaque pas était plus lourd à faire que le précédent et les trombes d’eau ressemblaient à un rideau les séparant de leur point d’arrivée. Côte à côte, sans se toucher, sans même s’effleurer, deux faces d’une même pièce avançaient en silence. Le plus jeune, dont les mèches claires dépassaient de sa capuche, braqua ses yeux bleus sur son téléphone : minuit et demi. Le dîner ne s’était pas éternisé.

Il sentit sur sa joue la brûlure du regard de son compagnon. Il croisa ses iris grises et ne put s’empêcher de le trouver beau, ses cheveux noirs plaqués sur son crâne, ramenés en arrière d’un habile coup de main. Mais la rancœur placardée à son visage anguleux refroidie les ardeurs du cadet.

— Écoute Wil…

Autant le calme que l’hésitation dans la voix grave de son aîné le saisirent d’un frisson d’angoisse.

— Tais-toi, tenta-t-il.

— Non, il faut qu’on en parle.

— Il n’y a rien à dire !

— Wilfried !

Le dénommé s’arrêta net. L’autre fit de même. Ils se trouvaient à cent cinquante mètres à peine de leur appartement mais ce bout de rue vide lui semblait propice pour cette fameuse discussion. Ils se dévisagèrent en chien de faïence jusqu’à ce que le plus âgé ne tentât de saisir la main de son vis-à-vis. Ce dernier s’esquiva maladroitement.

— Wil, on ne peut plus continuer. Onze ans, c’est trop.

— Tu ne disais pas cela quand tu m’as eu dans ton lit la première fois, accusa le blond.

— Sauf qu’il y a cinq ans de relation et de routine entre cette première nuit et ce soir, rétorqua le brun d’un air sombre.

— C’est suffisant pour te lasser apparemment.

— Suffisant pour que nos différences deviennent des barrages ! Ouvre les yeux, on s’engueule à longueur de temps !

— Et donc tu me largues comme une merde dans la rue ? Explosa le plus jeune en heurtant une poubelle dans un mouvement sec.

— Je ne te largue pas, je tente de discuter !

— Prends moi pour… ATTENTION !

— WIL RECULE !

La violence de leur échange ne fut rien comparée à la force qu’Erwan déploya en nouant ses bras autour de la taille de son compagnon dans un geste protecteur. Sous les yeux cyans du cadet, le scooter enragé se renversa, envoyant son pilote rouler quelques mètres plus loin. Wilfried se dégagea brusquement. Boosté par l’adrénaline, il repoussa le véhicule d’un coup de pied enragé. Il sentit une main puissante lui broyer l’épaule.

— Touche pas à ma bécane toi ! L’agressa le conducteur, apparemment en bon état.

— Malheureusement, tu es en bonne santé, toi, éructa le concerné. Lâche-moi de suite avant que je décide que ton nez ne soit mieux contre le sol plutôt que sur ta sale tronche de demeuré !

— Tu comptes faire comment ? Avec tes p’tits poings de gonzesse ?

— Mec, prends ton scooter et casse-toi, sinon j’appelle les flics, conseilla Erwan d’un ton calme mais grondant.

Le cadet occulta la fin de la dispute pour tomber à genoux. La fourrure du félin accidenté formait une tache blanche sur la flaque de sang qui s’étendait autour de sa gueule. Il respirait difficilement, agitait ses pattes à cause de la panique sans parvenir à se redresser pour autant. Toute la détresse du monde émanait de son petit corps chaud et trempé par la pluie.

Passant au-dessus d’une vague de dégoût, Wilfried retira son manteau. Il le déplia sur le bitume et déposa délicatement l’animal dans la douceur de la fourrure synthétique. Il s’était pris le choc en pleine tête. De sa gueule à son oreille, elle ne ressemblait plus qu’à une unique plaie.

Le jeune homme, après avoir ravalé un flot d’insultes et de vomi, enserra le félin dans la moumoute. Il remarqua sa queue brisée qui pendouillait misérablement. Un miaulement rauque lui indiqua la souffrance du petit être qui ne cherchait même plus à fuir.

— Clinique, claqua-t-il en se tournant vers son compagnon. Toi, dégage pendant que je suis occupé avec quelque chose de plus important.

— On prend la voiture, répondit le brun.

Malgré l’averse toujours persistante, Wilfried ne quitta pas du regard le compteur de vitesse. Il tenait le félin contre lui, se faisant violence pour ne pas serrer trop fort. Toujours sous le coup de l’adrénaline, il ne parvenait à contrôler sa colère qu’à cause de la puissance de son inquiétude. Il savait que, plus tard, ses larmes couleraient.

— Roule plus vite, finit-il par dire d’un ton plus rude qu’il ne l’aurait voulu.

— Je suis déjà au max.

Le calme d’Erwan ne parvint même pas à surprendre Wilfried, qui claqua de la langue.

— T’es pas au max, grogna-t-il.

— Écoute Wil…

— Ne recommence pas…

— Il flotte, il fait nuit et il y a du monde ! S’énerva le trentenaire. Donc je suis désolé mais tant que les voitures volantes n’existeront pas, je ne tenterai pas de nous tuer pour un stupide chat !

Le cadet reçut cette remarque comme une gifle en plein visage. Il resta silencieux jusqu’à ce que son compagnon ne se garât sur le parking de la clinique vétérinaire. Les trombes d’eau furent traversées au pas de course et les deux hommes débarquèrent, dégoûtants, devant le comptoir. Une aide-soignante leva le nez vers eux avant de se redresser en sentant l’urgence.

— Sauvez-le ! Supplia Wilfried en lui montrant le museau défoncé dépassant du manteau.

Elle le déchargea de son paquetage et le jeune homme aux cheveux clairs se rendit compte de la douleur dans sa poitrine lorsqu’elle disparut derrière une porte en verre fumé. Il se mit à claquer des dents, puis serra son poing sur son torse, avant d’éclater en larmes. Il se laissa glisser dos contre le comptoir, incapable de tenir plus longtemps sur ses jambes flageolantes.

Erwan s’agenouilla face à lui et glissa une main dans ses mèches désordonnées. Leurs disputes incessantes lui paraissaient dérisoires à côtés de ses larmes. Il avait toujours été faible face à la détresse de son cadet. Il ne remettait pour l’heure plus en question ni leur relation ni son amour pour lui. Il sentit même une boule lui tomber dans l’estomac en repensant à ses propres paroles.

— Je te demande de m’excuser pour le « stupide chat », murmura-t-il. Je sais que tu les aimes beaucoup. Mais ta sécurité était ma priorité, je ne pouvais pas risquer de te perdre dans un accident qui pouvait être évité.

— Tu es pardonné, soupira son interlocuteur en essuyant ses joues.

Ce dernier se glissa dans les bras de son amant, qui n’eut pas la force de le repousser. La soirée, le dîner, le quotidien, la routine s’effaçaient face aux sanglots de celui qui partageait encore sa vie.

Les minutes s’écoulèrent au rythme des pleurs, puis des reniflements de Wilfried. Le trentenaire ne cessa pas un instant ses caresses sur sa nuque. Entendant les pas de l’aide-soignante, tous les deux se relevèrent comme un seul homme.

— Il n’avait ni puce, ni tatouage et il n’est pas castré, informa-t-elle d’une voix calme. Il a l’air jeune, je ne pense pas qu’il ait plus d’un an et demi. Officiellement, il n’appartient à personne.

— Si, à nous, décida le cadet sans que son compagnon ne s’y opposât. Si le souci est le paiement des soins, je les prends en charge. Vous pouvez l’aider ?

Il savait qu’avec ses maigres moyens d’étudiant, il aurait du mal. Sa relation battant de l’aile, il ne voulait pas compter sur les finances du brun pour soigner ce félin que lui-même souhaitait adopter. La demoiselle sembla penser la même chose. Erwan sortit sa carte de militaire afin de la rassurer quant à sa propre situation professionnelle.

— Les soins seront payés, nous avons de quoi, assura-t-il sans remarquer le regard empli de gratitude de son compagnon.

— Sa mâchoire n’a rien, il a quelques crocs cassés, c’est tout. Ses yeux nous inquiètent cependant, il risque d’être aveugle. Une de ses pattes avant est cassée, en plus de la queue. Le pronostic vital n’est pas engagé mais il ne sort pas de la nuit.

— Alors nous non plus.

Erwan et l’aide-soignante partagèrent un soupir. Elle leur indiqua la salle d’attente et le distributeur de boissons chaudes. Le brun y acheta deux cafés au lait. Il s’assit aux côtés de son cadet, retira son manteau et l’étendit sur un banc libre dans l’espoir qu’il séchât un peu.

Le silence de la salle d’attente leur permit de se recentrer sur leur situation. Erwan sirota son café tandis que Wilfried fixait l’affiche contre l’abandon accrochée face à lui. Le ronronnement du chauffage les raccrochait à la réalité et de longues heures de patience forcée débutèrent.

Au bout d’une d’entre elles, le plus jeune bâilla. Une fois débarrassé des gobelets vides, le brun le força à s’allonger, sa tête sur ses cuisses. Il glissa ses doigts dans ses cheveux blonds et le sentit saisi d’un frémissement qu’il ne sut interpréter. Il était conscient de sa peine. Cela lui rappela leur première rencontre.

Il revit son regard clair, teinté du même chagrin. Assis sur le trottoir, il serrait convulsivement une caisse de transport contre son torse. L’aîné ne s’était pas occupé de cette apparition pathétique, jusqu’à le revoir au même endroit, trois heures plus tard, couvert de neige. Les larmes taries, il se contentait de claquer des dents, ses mains violacées agrippées à la même boite. Il avait remarqué la bague en bronze à son index. Il lui avait dit quelques mots, qu’aujourd’hui il ne parvenait pas à se souvenir.

Il refit surface lorsque Wilfried effleura sa joue du bout des doigts. Il baissa les yeux vers lui et lui rendit sa caresse.

— Tu devrais rentrer à la maison, tu vas attraper froid, gronda l’aîné gentiment. Je reste ici si tu veux.

— Pas question, je reste pour le ramener et combler ma solitude, répondit le blond.

— Quelle solitude ?

— Tu comptais me larguer.

— Si c’est pour dire des conneries, tu ferais mieux de rentrer, bougonna Erwan.

De nouveau, le ronronnement du chauffage accompagna leurs réflexions. Le cadet referma les yeux. Cette nuit avait un goût familier. À croire qu’à chaque moment important de leur vie de couple, un chat jouait le messager, d’une manière ou d’une autre.

Leur première rencontre s’était forgée dans le chagrin et la douleur. Erwan avait été la seule personne à creuser la terre, entre deux arbres, pour lui. Il avait saisi sa main, à l’aller comme au retour, lui avait offert un café au lait le soir en l’écoutant déblatérer sur son chaton mort comme un ivrogne sur sa bouteille vide. Ils avaient passé la nuit à discuter dans un bar, jusqu’à sa fermeture, puis en marchant au hasard dans les rues du quartier dans lequel ils s’étaient installés un an après.

Le silence de la salle d’attente fut brisé par le claquement des dents du plus jeune. Son aîné le couvrit de son manteau presque sec. Ils les imaginaient déjà tous les deux au fond du lit, avec une fièvre à ne plus pouvoir marcher. La fin des vacances promettait d’être désagréable, si seulement ils survivaient à la fin de cette nuit. Mais l’iodée qu’une petite boule de poils blanche ne vienne les réconforter en miaulant ne lui fût pas désagréable.

Trois heures après leur arrivée, Wilfried dormait à poings fermés. L’aide-soignante passa près d’eux sans s’arrêter et le trentenaire prit son mal en patience. En plus de la fatigue, une sincère inquiétude montait concernant le chat. Il avait toujours refusé d’en prendre un malgré les suppliques de Wilfried et les tatouages, à l’effigie des félins, qui ornaient sa peau en nombre grandissant.

Mais il s’avoua en cette nuit que les chats jouaient un rôle plus crucial que prévu dans leur relation. Alors que tout se délitait dans leurs vies, à chaque fois un chat avait su les rapprocher. Sans être du genre à lire l’avenir dans les entrailles d’un poulet, il trouvait la coïncidence troublante.

Plongé dans ses souvenirs et ses réflexions, il mit de longues minutes à capter le regard lointain et endormi du jeune blond, toujours allongé. Il dégagea quelques mèches de son front.

— Tu as de la fièvre, murmura Erwan. Tes joues sont rouges. On dirait qu’on vient de faire l’amour.

Un rire complice les secoua. Wilfried se releva en grimaçant. Son dos grinçait, grippé par l’inconfort de ces quelques heures de sommeil.

— Tu as des nouvelles ? Demanda-t-il, la voix enrouée d’inquiétude.

— Pas encore. Elle a dit qu’il n’était pas castré, c’est donc un petit mec. Tu veux l’appeler comment ?

Il saisit la surprise puis la peine de son compagnon. Ce dernier se cacha derrière son mouchoir afin de ne rien laisser paraître le temps de se vider le nez, mais lorsqu’il lui répondit, ce fut d’un ton séché de reproches.

— Donc tu me largues.

— Donc j’aimerais que tu ne te retrouves pas seul pendant mes absences, sourit Erwan.

La fièvre et la fatigue ralentirent les capacités cognitives du plus jeune. Son compagnon trouva sa mine dubitative adorable. Il le réceptionna dans ses bras avec plaisir. Le soulagement bloqua la gorge du cadet et même dans cette position étrange, il se rendormit. En quelques minutes, le militaire succomba à son tour.

Au bout de longues heures, le sommeil quitta lentement Wilfried, cédant sa place au froid. Il se redressa, chercha son compagnon des yeux, paniqua avant de le repérer au comptoir d’accueil. Par les baies vitrées, le ciel s’éclaircissait malgré la pluie tenace. Un coup d’œil sur son téléphone lui indiqua 7 H 43. Après une palpation de sa nuque douloureuse, il les rejoignit en étirant tout son dos, dans l’espoir d’en faire partir les briques installées entre chacune de ses vertèbres. Erwan rangeait trois feuilles pliées dans la poche arrière de son jean lorsqu’il arriva près d’eux.

Le sourire de l’aide-soignante rassura le jeune homme blond. Il garda le silence, patient.

— Sa vie n’est pas en danger, lui dit la professionnelle. Il a une patte et la queue cassée et nous avons dû lui retirer l’œil gauche. Il était trop abîmé et il y avait un risque important d’infection. Pour le moment, le droit est enflé par un hématome, donc il est aveugle. Il va falloir attendre pour savoir s’il va recouvrer la vue. Mais les chats aveugles s’adaptent très bien, je vous rassure, surtout ceux qui vivent en appartement. Ils comblent aisément ce manque avec leurs autres sens, cela ne les handicape pas autant que pour les humains.

— J’ai payé tous les soins et la puce, sourit Erwan. Il ne manque plus qu’une information pour les papiers : son nom.

Le cadet retint un mouvement de recul lorsque les deux autres le fixèrent. Ses lèvres se plièrent en une moue sceptique. Il se gratta la nuque jusqu’à ce qu’un sourire n’illuminât ses traits. Son aîné plissa les yeux. Il ne connaissait que trop bien cette expression.

— Béhémot, décida Wilfried. Parce qu’il est fort et invincible.

— Parfait, acquiesça l’aide-soignante en notant le nom sur un carnet. Vous pourrez venir le chercher dans deux jours, ses papiers seront prêts. Je vous donnerai des médicaments et vous expliquerai tout du traitement. Il faudra être appliqué pour qu’il se remette le plus rapidement possible. Je crois que vous devriez rentrer et dormir un peu. Je vous conseille de prendre un taxi.

Erwan hocha la tête. Il entraîna son cadet hors de la clinique et tous les deux attendirent leur moyen de transport sous le préau en grelottant. La fièvre montait déjà en eux et la fatigue les assommait tellement qu’ils se soutenaient l’un l’autre pour ne pas tomber. L'aide-soignante avait raison sur un point, reprendre la voiture aurait été une mauvaise idée. Ils s’endormirent à l’arrière du véhicule chauffé en quelques minutes, le blond se serrant contre le torse de son compagnon. Tous deux savaient que de longues discussions les attendaient. Leur relation aurait besoin de retrouver un nouvel équilibre. Mais pour l’heure, ils ne s’en préoccupèrent pas.

Quelques jours plus tard, Wilfried ouvrit les yeux dans la chaleur délicieuse du lit. Une douce odeur de crêpe flottait dans l’air. Son gros rhume s’était envolé, il se sentait beaucoup mieux. Son ouïe capta un ronronnement à l’arrière de son crâne et lorsqu’il se retourna, son nez plongea dans une fourrure claire et douce.


Texte publié par Loune, 4 novembre 2020 à 13h05
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