Le garçon rapprocha les pans de sa veste ; il venait de perdre son dernier bouton et plus rien n’empêchait l’air gelé de s’engouffrer sous la laine épaisse. Il devrait sans doute demander à sa grand-mère de le réparer, mais cela le préoccupait peu. Pas plus, en tout cas que tout le train-train quotidien de Weissfells.
Tout lui semblait trop parfait, trop figé dans la petite ville ; elle ressemblait à l’un de ces paysages piégés dans les boules de verre qu’on secouait pour faire tomber la neige : un lieu immuable, sans autres saisons qu’un hiver d’aquarelle. Weissfells se situait par-delà la couche des nuages, si près du firmament que ses rues demeuraient poudrées de blanc à longueur d’année, même au printemps, quand la fonte des glaces enflait la rivière qui cascadait au milieu des maisons biscornues. Au-dessus des ardoises hérissées des toitures, le ciel alternait entre un bleu givré et une pâleur cotonneuse.
Le garçon savait qu’aucun avenir véritable ne l’attendait dans ces allées aux pavés difformes. Il avait bien tenté de se proposer comme apprenti chez Meister Franz, l’horloger, mais l’artisan l’avait rudement éconduit. Il fallait dire qu'il n’avait pas une très bonne réputation auprès des notables de Weissfells !
« Eh, attention ! »
Il dut se rabattre sur le côté pour éviter de se faire renverser par la carriole de Peter, le livreur : l’homme lui lança un coup d’œil furibond. L’enfant le regarda poursuivre sa route en grimaçant, puis décida de se diriger vers le quartier des échoppes : les boutiques aux devantures pastel se dressaient autour d’une place ronde, arborant en son centre une fontaine qui pleurait des stalactites à longueur d’année.
À son sommet s’élevait un dragon de métal ; à certaines heures, il s’animait, fouettant l’air de sa queue, remuant la tête ; un peu de vapeur sortait même de ses naseaux. Le garçon le contempla avec fascination ; c’était Garner, l’ancien apprenti de Meister Franz, qui l’avait construit pour honorer l’empereur Egedius Maximus Arbogast, en espérant se faire remarquer par la cour.
Hélas, le souverain détestait la neige et le froid ; il n’avait jamais pris la peine de monter jusqu’à la petite ville. Profondément déçu, Garner avait disparu peu après et plus personne, en dix ans, ne l’avait revu.
Détournant les yeux de la fontaine, l'enfant aperçut de l’autre côté de la place une roulotte qui avait connu des jours meilleurs, décorée d'une grande bannière colorée qui proclamait :
« LE CIRQUE FANTASMAGORIA :
OUVREZ LA PORTE DE VOS RÊVES ! »
Non loin, se trouvait un petit pavillon de toile orné de rayures multicolores. Les gens de la ville, occupés à remplir leurs tâches habituelles, ne prêtaient aucune attention à ces étranges assemblages qui avaient échoué si près du ciel. Le garçon ne put résister à l’envie d'explorer ce qu’il y avait à l’intérieur. Il s’approcha et écarta lentement les deux pans de tissu huilé, passant la tête dans la relative pénombre de la tente.
Une odeur insolite flottait dans l’air : fleurs, épices, fruits, vieux livres, métal, poussière, un peu tout mélangé… Des tapis élimés recouvraient les pavés ; plusieurs stalles avaient été disposées autour de l’espace central, dans la lueur tremblotante de lanternes en verre jaune.
La première abritait un cerf immense et majestueux ; ses vastes bois se transformaient en branches qui s’épanouissaient comme la ramure d’un grand arbre. L’animal s’anima subitement : quand il secoua la tête, de minuscules oiseaux perdus dans le feuillage se mirent à chanter et des fleurs à éclore, en tendres nuances de rose et de bleu. Le garçon se prit à rêver de forêts profondes où le soleil lançait de minces rayons d’or vert, plus douces et mystérieuses que les bosquets de sapins noirs ployant sous les neiges éternelles.
La seconde contenait un énorme bocal peint d’algues sinueuses, dans lequel une forme s’agitait : en se rapprochant, il aperçut, dans la lumière glauque, le corps gracile d’une jeune fille ; à partir de la taille, il se poursuivait par une queue de poisson d’un azur iridescent.
Quand il se pencha pour mieux la regarder, il vit un visage se coller à la paroi : il aurait pu être ravissant sans ses larges yeux un peu globuleux ; la créature plaqua ses mains palmées contre le verre et dévoila de petites dents pointues. Effrayé, le garçon fit un bond en arrière ; dans ses oreilles, le sang s’était mis à battre avec un bruit de ressac ; il avait la sensation qu’un air salé s’engouffrait dans ses poumons.
Il recula, légèrement étourdi, et se tourna vers la troisième stalle : il aperçut un décor de rocailles éclairé par un brasero, mais vide de tout occupant…
« Hélas, il me manque la dernière pièce de ma collection ! »
La voix tonitruante le surprit ; il se tourna d’un bloc, pour trouver en face de lui le plus extraordinaire des personnages : un homme grand et puissamment bâti, jovial et légèrement bedonnant ; son visage large et avenant arborait un teint florissant, qui s’accordait avec sa chemise verte, son gilet bleu et sa redingote rouge. Il portait un haut de forme d’un orange éclatant, orné d’une cocarde de joyaux et de plumes. Des cuissardes de cuir noir et des gants blancs complétaient sa tenue pour le moins étonnante.
Devant sa stupeur, l’homme salua gravement
« Tu as devant toi, mon garçon, le seul, l’unique, l’incomparable docteur Fantasmagoria ! Mes merveilles t’intéressent ? »
L’enfant hocha la tête, muet de surprise.
« C’est fantastique ! Je commençais à me demander si quelqu’un en ces lieux savait montrer un peu de curiosité et d’imagination ! »
Le garçon sentit une flamme chaleureuse s’allumer dans sa poitrine :
« Est-ce qu’ils sont… vivants ? demanda-t-il, fasciné.
— À vrai dire, ils ne sont pas faits de chair et de sang, mais façonnés de main d’homme… Si tu les examinais plus près, tu distinguerais les yeux de verre, les assemblages de matériaux divers, les vis, les rouages… Mais c’est le regard que tu portes sur eux qui leur donne vie ! Voilà toute la magie de ces créatures ! »
Son visage s’attrista soudain :
« Cependant, il me manque encore une pièce unique à ma collection, reprit-il d’un ton affligé. Un dragon, comme celui de la fontaine. J’ai bien tenté de l’acquérir, mais les gens de la ville n’ont rien voulu entendre. Saurais-tu par hasard qui l’a construit ?
— Vous voulez parler de Garner ? »
Un large sourire fendit le visage de Fantasmagoria :
« Enfin, je connais le nom de ce génie ! Dis-moi vite où je peux le trouver ! Si cette ville étriquée ne veut pas me vendre son dragon, sans doute un homme tel que lui acceptera de m’en faire un ! »
Le visage du garçon s’assombrit :
« Hélas, je ne peux pas vous le dire… Il est parti d’ici et personne ne sait ce qu’il est devenu ! »
Le désespoir affaissa les épaules du docteur :
« J’avais tort de penser que la chance pouvait me sourire… Existe-t-il un seul petit, tout petit, minuscule espoir que nous puissions le retrouver ? »
L’enfant se frotta la nuque, les sourcils froncés par la réflexion. Finalement, il hocha la tête :
« Je vais demander Meister Franz, son ancien maître. Si quelqu’un le sait, c’est sans doute lui !
— Merveilleux ! s’exclama Fantasmagoria en posant une main sur son épaule. N’oublie pas de revenir me voir dès que tu auras des nouvelles ! »
Le cœur battant, un grand sourire aux lèvres, le gamin détala en direction de la boutique.
Arrivé sous l’énorme enseigne en forme de cadran, l’enfant hésita un peu. Il avait toujours été fasciné par les merveilles exposées dans le magasin : horloges de bois, pendules de bronze, petites montres façonnées comme des bijoux…
Mais Franz le chassait régulièrement, craignant sans doute qu’il ne vole ou casse quelque chose. Il poussa cependant la porte ; l’horloger, un homme mince aux cheveux gris soigneusement lissés, se trouvait derrière son comptoir :
« Bonjour, mon garçon. En quoi puis-je t’aider ? »
L'enfant le dévisagea avec stupeur : jamais Meistre Franz ne s’était montré si aimable envers lui !
« Je viens de la part d’un ami, se décida-t-il à expliquer. Il a vu le dragon de la place et il voulait savoir si vous pouviez en faire un semblable… »
L’horloger ne se départit pas de son sourire :
« Je suis désolé, mon enfant, mais ce n’est pas de ma compétence.
— Pensez-vous que… Garner pourrait en faire un pareil... pour un client ?
— Sans doute… mais j’ignore totalement où il se trouve.
— Merci quand même, Meistre Franz.
— Bonne journée, mon garçon ! »
L’enfant sortit de la boutique, découragé par la réponse de l’horloger, mais aussi surpris de son amabilité envers lui. Il explorerait cette bizarrerie plus tard ; il avait une mission à remplir : trouver Garner !
Il décida de s'adresser à Fraulein Klimmt : n’était-elle pas sa tante ? Il savait qu’il la rencontrerait, comme à l'accoutumée, dans le parc en compagnie de Fraulein Gruss, son amie de toujours. Il n’eut aucun mal à repérer les deux vieilles demoiselles, errant au milieu des sapins ornés de pendants de glace. Il ignorait qui était qui : elles se ressemblaient presque comme des jumelles, toutes deux maigres, le visage pincé et vêtues de couleurs tristes.
Bizarrement, ce matin-là, au lieu de critiquer tous ceux qu’elles croisaient, elles déambulaient en souriant dans les allées. Le garçon décida de saisir cette chance :
« Excusez-moi, Fraulein Klimmt, Fraulein Gruss… Ma question vous semblera étrange, mais sauriez-vous par hasard où peut se trouver Garner ? Sans doute vous a-t-il transmis de ses nouvelles ?
— Hélas non, mon enfant, répondit courtoisement celle qui devait être Fraulein Klimmt, je n’ai hélas plus aucune nouvelle de lui depuis longtemps. »
Avec un soupir, il prit congé des deux demoiselles, un peu surpris que, tout comme Franz, elles ne l’aient pas chassé par des paroles acerbes. Comment expliquer ce revirement ?
Observant autour de lui avec une attention inhabituelle, il remarqua un fait pour le moins étrange : la population semblait se diviser en deux parties. La première se promenait dans les rues, un peu au hasard, avec un sourire figé sur le visage. La seconde regardait la première avec un peu d’étonnement, mais sans toutefois s’interroger plus avant.
En reprenant le chemin de sa maison, il ressentit soudain une sourde inquiétude : et si sa grand-mère, la seule famille qui lui restait, se trouvait elle aussi atteinte par ce phénomène insolite ? Même si elle le rudoyait autant que certains habitants de la ville, c’était sa façon d’être et pour rien au monde il n’aurait voulu la changer.
Il pénétra dans la maison comme un ouragan et sentit aussitôt une main le saisir au col :
« D’où est-ce que tu sors comme ça ? »
Le garçon poussa un soupir de soulagement en entendant ce ton courroucé : son aïeule demeurait fidèle à elle-même, sous son bonnet de laine brune, derrière son tablier rapiécé.
« Pourquoi souris-tu bêtement ?
— Oh, pour rien, mentit-il. J’ai vu de choses intéressantes en ville…
— Toujours à traîner, comme à ton habitude ! Eh bien, puisque tu es là, tu vas ranger l’appentis ! Pas question d’aller traîner partout comme tu le fais habituellement, c’est bien compris ? »
Le garçon grimaça ; comment pourrait-il aider le docteur Fantasmagoria dans ces conditions ? Il devrait attendre la nuit pour se glisser hors de la maison !
Quand il se coucha ce soir-là, harassé, il prit soin de régler l’une des pendules cassées qu’il avait récupérées et réparées de son mieux pour la faire sonner avant l’aube, puis il plongea dans son polochon.
Il avait le sentiment d’avoir à peine fermé l’œil quand un doux son de clochette le tira de rêves confus. Il souleva les paupières : par la petite lucarne, s'insinuait un froid rayon de lune. Il réalisa avec dépit qu’il avait probablement mal réglé la pendule : les aiguilles un peu tordues annonçaient trois heures du matin. Il tendit le bras vers le traître mécanisme, bien décidé à ajouter quelques heures de sommeil. Mais il s’immobilisa en entendant du bruit au rez-de-chaussée : était-ce sa grand-mère, en proie à une insomnie ?
En écoutant mieux, il se dit que les pas ne ressemblaient pas à ceux de la vieille dame : ils étaient plus lents, plus pesants. Avec prudence, il sortit de son lit et se dirigea vers l’escalier ; du haut des marches, il glissa un regard vers l’unique pièce : deux silhouettes massives s’y trouvaient. L’une d’elles portait un fardeau enveloppé dans une couverture. Avec surprise, il réalisa qu’elles n’étaient pas totalement humaines : elles arboraient des têtes de dragons !
Figé de stupeur, le garçon entendit les créatures s’éloigner et refermer la porte. Il dévala l'étage aussi vite que ses pieds nus le lui permettaient et se rua vers le lit de sa grand-mère. Il constata avec soulagement qu’elle y reposait sereinement, un léger sourire sur le visage. Mais aussitôt, il fronça les sourcils : elle ne dormait jamais si calmement. Il s’approcha d’elle, toucha une joue qui lui parut étrangement froide. Plus bizarre encore, un bruit ténu émanait de son corps, comme un petit « tic-tac ».
Avec précautions, il écarta la chemise de coton rapiécé : sous l’étoffe apparut un assemblage de toile et de métal, comme un mannequin à taille humaine. Horrifié, il couvrit sa bouche de sa main pour s’empêcher de crier.
Les créatures avaient emporté sa grand-mère et l’avaient remplacée par cette chose !
Mais s’il se dépêchait, il pouvait les rattraper. Il enfila ses souliers sur ses pieds nus, jeta sa veste sur son dos et se précipita au-dehors, cherchant dans la pénombre les coupables du forfait.
Il les repéra enfin, en haut de la rue, dans la faible lumière des réverbères. Il leur emboîta discrètement le pas, veillant à ne pas se laisser distancer. Sortant de la ville, ils s’engagèrent sur un sentier rocailleux qui serpentait dans la montagne. Trébuchant sur les cailloux, les mains, les joues et les chevilles égratignés par les branches, il suivit les êtres mystérieux jusqu’à l’entrée d’une vaste caverne, qui ouvrait telle une bouche béante dans le flanc d’un pic rocheux.
Il vit les hommes-dragons disparaître avec sa grand-mère dans le boyau d’où émanait une inquiétante lueur rougeâtre. Il fut tenté de les filer, mais comment pourrait-il leur reprendre la vieille dame ? Il était trop jeune, trop faible ! Il devait trouver de l’aide, mais auprès de qui, quand une moitié des habitants le méprisait et que l’autre avait été remplacée par des mannequins souriants ?
Il ne restait qu’une seule personne en qui il pouvait avoir confiance.
Afin de retrouver sa route au milieu des buissons et des rochers qui parsemaient la montagne, il déchira le bas de sa chemise et attacha à intervalles réguliers des rubans de tissu blanc aux branches environnantes. Les lumières assourdies de la ville au loin le guidèrent sur le chemin du retour. Enfin, exténué, écorché et transi, il atteignit son but. Ses petits poings glacés frappèrent contre la porte de la roulotte :
« Docteur, Docteur ! Ouvrez-moi, je vous en prie ! »
Après une éternité, le battant s’écarta et le propriétaire des lieux apparut, en chemise et bonnet de nuit, le visage bouffi de sommeil :
« C’est toi, petit ? demanda-t-il dans un chuchotement sonore. Qu’est-ce qui me vaut ta visite à une heure si tardive ? As-tu retrouvé Meister Garner ? »
L’enfant jeta un regard méfiant tout autour de lui avant de répondre à voix basse :
« Il se passe quelque chose de terrible ! Vous devez m’aider ! »
Réalisant l’état déplorable de son jeune visiteur, le docteur lui fit signe d’entrer :
« Viens te mettre au chaud, tu me raconteras cela à l’intérieur. »
La roulotte était un endroit fabuleux, où se trouvaient exposées toutes sortes de bizarreries : une corne de licorne, une momie de « vraie » sirène, des insectes géants sous des coupoles de verre, des crânes incrustés de joyaux et bien d’autres. Devant un chocolat fumant, le garçon lui raconta son histoire. Engoncé dans une épaisse robe de chambre à carreaux bariolés, le docteur l’écouta consciencieusement.
« Haha ! s’exclama-t-il quand les derniers mots s’éteignirent, je crois comprendre l’essentiel. Et si nous allions voir tous deux ce qui se passe sous cette montagne ? Nous y découvrirons sans doute des merveilles sans nom, en même temps que les villageois disparus et remplacés par ces… machines. Il nous faut agir dès cette nuit ! Tant que l’instigateur de tout cela ne se doute de rien ! Peux-tu me conduire vers l’entrée de la caverne ? »
Le garçon sentit son cœur s’alléger : il avait hâte de retrouver sa grand-mère, mais aussi les autres habitants de Weissfells, tout bougons et râleurs qu’ils étaient.
Avant de partir, le docteur tint à s’assurer que l'enfant était correctement vêtu face au froid du dehors ; il soigna ses égratignures, puis il attrapa une vieille gibecière dans laquelle il fourra une trousse à outils, une lampe dont on pouvait occulter la lumière, un carnet et un crayon à mine de plomb, un petit couteau, un peu rouillé mais robuste, et un lapin mécanique avec une clef sur le dos. Ainsi parés, les deux improbables compagnons prirent le chemin de la caverne.
Les nuées s’étaient écartées et la lune brillait vivement, tirant de l’ombre le sentier qui louvoyait à travers les escarpements. Une odeur de glace et de résine flottait dans l’air. Des flocons descendaient mollement du ciel, recouvrant d’un voile ténu les empreintes de leurs pas sur la piste. Enfin, ils parvinrent à la gueule rougeoyante, hérissée de stalactites, qui s’ouvrait vers les entrailles de la bête. Une grille de fer bloquait l’entrée, gardée par deux créatures à tête de dragon.
« Nous ne pourrons jamais y pénétrer, gémit le garçon.
— Mais si, déclara le docteur d’un ton confiant. Regarde bien. »
Prenant dans son sac le lapin mécanique, il le remonta et le lâcha pratiquement au pied des gardes. Le jouet se mit à bondir en couinant dans tous les sens. L’attention des hommes-dragons fut aussitôt attirée ; ils se lancèrent à la poursuite du lapin, dont la trajectoire imprécise échappait à ces lentes créatures en armure de métal. Pendant ce temps, le docteur entraîna le garçon vers la grille, puis tira du ruban de son haut-de-forme une aiguille recourbée, avec laquelle il crocheta la serrure ; celle-ci ne lui résista pas bien longtemps et les deux intrus se retrouvèrent dans la gueule du monstre. Il s'agissait d'une grotte naturelle, élargie de main d’homme en des temps reculés.
« Une ancienne mine », souffla Fantasmagoria en montrant de grands étais de bois et des rails sur le sol.
Bientôt, les conspirateurs parvinrent à un battant métallique que le docteur déverrouilla aussi aisément que la grille. Au-delà, un hall donnait sur quatre autres portes, une à droite, une en face et deux à gauche. La plus proche révéla un vaste dortoir d’où s’élevaient des respirations régulières, des marmonnements et des ronflements. C’était donc là que se trouvaient les villageois disparus ! Le garçon voulut y entrer, mais son compagnon le retint fermement.
« Plus tard ! Nous devons d’abord explorer le reste de la caverne ! »
La seconde porte donnait sur un réfectoire, avec de longues tables tachées et usées. Le battant de droite découvrit un atelier, meublé d’établis et d’étagères chargées d’outils bizarres. Un peu partout, posés sur les plans de travail ou pendant à des crochets au plafond, se trouvaient des pièces destinées à fabriquer les faux humains : des mains et des têtes terriblement réalistes, mais aussi des jambes, des torses, des bras, tout de métal et de cuir. Sur un portant dans un coin de l'atelier étaient suspendus toutes sortes de vêtements. Le cœur battant et la bouche sèche, le garçon reconnut l’une des robes de sa grand-mère. Comprenant le trouble que ce spectacle occasionnait chez l’enfant, le docteur le fit sortir bien vite de cet endroit.
Finalement, ne restait que la porte qui leur faisait face : ils échangèrent un regard, puis Fantasmagoria crocheta la serrure, leur livrant accès un espace immense, aménagé au cœur même de la caverne. En dépit des monstrueuses lanternes disposées sur son pourtour, le plafond se perdait dans la pénombre, loin au-dessus de leur tête. Sur de larges établis, des plaques, des rivets, des rouages et des pièces semblables à d’énormes écailles d’un gris noirâtre avaient été abandonnés pour la nuit. Sous la garde de son gigantesque soufflet, l’univers de braises rougeoyantes d’une forge ronflait en sourdine.
Au-delà de ces installations se dressait la plus incroyable, la plus mémorable des constructions : une machine titanesque, qui élevait dans le clair-obscur son squelette de fer, ses câbles, ses ressorts et ses engrenages. Même dans cet état inachevé, on reconnaissait aisément un dragon, un immense dragon de métal qui n’était encore revêtu que d’une partie de sa peau et dont les ailes reposaient plus loin dans le gouffre, comme les vastes voiles d’un vaisseau échoué.
Le docteur Fantasmagoria s’avança de quelques pas, le visage éberlué, avant de déclarer :
« C’est tout à fait ce qu’il me faudrait, mais c’est un peu grand, peut-être… »
À peine avait-il prononcé ces mots que des pas lourds résonnèrent sur le sol rocheux, juste derrière eux. L’enfant se retourna brusquement : deux hommes à tête de dragons fonçaient vers eux ! À sa grande surprise, le docteur lui glissa quelque chose dans la main avant d’aller au-devant des créatures, un large sourire sur le visage :
« Conduisez-moi à votre maître, j’aurais bien des choses à lui dire ! »
Discrètement, il fit signe au garçon de se dissimuler en vitesse. Accroupi derrière une table métallique, l’enfant regarda son ami partir, encadré par les inquiétantes figures.
Il passa un long moment blotti dans sa cachette, à s'interroger sur ce qu’il devait faire. Peut-être même s’assoupit-il pendant un instant, en dépit de sa position inconfortable. Ce fut le son d’une cloche, au tintement sourd et sans grâce, qui le tira de sa torpeur. Il déplia son corps engourdi et se glissa dans le hall. Bientôt, les occupants du dortoir se dirigèrent vers le réfectoire ; le garçon reconnut Fraulein Gruss et Fraulein Klimmt, Meister Franz et d’autres habitants de la ville. Puis, enfin, sa grand-mère apparut :
« Comment se fait-il que tu aies été emmené ainsi, toi, un petit bon à rien ? » demanda-t-elle avec surprise.
Il sentit son sang ne faire qu’un tour :
« Ils ne m’ont pas pris, je suis venu de moi même ! protesta-t-il. Je voulais te sauver ! »
La vieille dame secoua la tête d’un air réprobateur :
« Tu as été bien bête de te faire piéger aussi… »
Malgré tout, son regard lui parut plus doux qu’à l’accoutumée.
Il serra la main autour de l’outil que lui avait laissé le docteur Fantasmagoria : la longue aiguille qu'il avait utilisée pour déverrouiller les serrures. Il ignorait s’il saurait s’en servir, le moment venu, mais il ferait de son mieux.
Il accompagna sa grand-mère, les demoiselles et deux autres vieilles dames aux cuisines afin de les aider à préparer du thé au lait et du brouet pour tout le monde. Pour la première fois, son aïeule et ses compagnes le complimentèrent et le remercièrent : c’était un sentiment très nouveau pour le garçon.
Comme il n’avait toujours pas de nouvelles du docteur, une fois le petit déjeuner terminé, il emboîta le pas aux trente-cinq autres habitants du village, des hommes et des jeunes femmes, vers le grand atelier. Chacun prit un poste de travail, en fonction de ses compétences, tandis que six des créatures à tête de dragon se plaçaient à divers endroits de la salle pour les surveiller. Meister Franz ainsi que Meister Gaspar, le forgeron, dirigeaient les opérations.
« N’oubliez pas que plus vite nous aurons fini, plus vite nous pourrons rentrer chez nous ! » rappelèrent-ils solennellement aux personnes présentes.
Chacun, sans mot dire, obtempéra. Étrangement, les travailleurs ne semblaient pas détester cette tâche : il fallait dire que la mécanique était absolument superbe, avec tous ses rouages et ses écailles qui luisaient sourdement dans la lumière de la forge. Il y avait même une chaudière dans son ventre, comme un énorme chaudron bouillonnant, qui lui permettrait de cracher de la fumée et des flammes !
Tandis qu’il assistait au mieux les ouvriers, l'enfant se sentait de plus en plus inquiet : que devenait le docteur ? Où les gardes l’avaient-ils emmené ? Était-il sain et sauf ?
Quand sonna la cloche de midi, il retourna aux cuisines pour aider sa grand-mère et les autres dames . Mais tandis que le repas était servi, il décida de se cacher pour échapper à la vigilance sans faille des hommes-dragons. Avisant dans un coin un sac de farine abandonné, il se glissa à l’intérieur et attendit que cesse le brouhaha.
Une fois sûr qu’il pouvait pointer son nez dehors sans danger, il se dégagea, encore tout poudré de blanc, et se dirigea discrètement vers le couloir, à la recherche du mystérieux « maître ». Sur le sol, un objet attira son attention : il reconnut le lapin du docteur. En le ramassant, il remarqua un morceau de papier coincé sous la carcasse du jouet. Il l’en tira avec précaution et le déplia : il reconnut un plan succinct, qui le guidait vers l’atelier des « faux humains ». Il gagna la porte close et avec concentration, enfonça le crochet dans la serrure.
À tâtons, il parvint à discerner les pièces du mécanisme et à les faire bouger, jusqu’à ce qu’il entende un claquement révélateur. Soulagé, il poussa le battant et entra dans l’espace assombri où les mains, les bras, les jambes, les têtes montaient une garde macabre.
Le plan indiquait une issue dissimulée derrière une haute étagère ; il n’eut aucun mal à la faire pivoter sur des charnières cachées, dévoilant une porte de bois. Il y colla son oreille et perçut aussitôt des bribes de conversation :
« … pouvez croire ce que je vous dis…
— N’est-ce… plan que vous avez ourdi… vous échapper ?
— M’échapper quand je ne suis pas prisonnier ? … seul et de mon plein gré ?
— … vous féliciter de votre habileté. Votre vision du monde… prêt à vous aider… mon grand projet !
— Je… que personne… total dévouement à ce rêve. Mais… sortir un peu de votre caverne.
—…moi y réfléchir…
— Y réfléchir ? »
La voix du docteur s’enfla, monta avec un enthousiasme dont lui seul avait le secret.
« Mais trêve de réflexion ! N’avez-vous pas une envie de projets encore plus immenses, encore plus fous que ce dragon qui dort sous la montagne ?
— … aucune idée de ce que ce dragon… m’apporter, répliqua l’homme d’un ton presque désespéré. Aucune…
— Eh bien, vous m’en parlerez en route ! » déclara Fantasmagoria avec assurance.
Après une pause, un bruit de pas retentit. Le garçon en profita pour s’écarter de la porte et rabattre l’étagère, avant de se dissimuler dans un coin, juste à temps pour éviter d’être repéré. Caché entre un torse et une jambe, il vit passer les hautes bottes du docteur et les chaussures basses de cuir violet du maître des lieux. Il eut envie d’éclater de rire tant son cœur s’allégeait : il allait pouvoir libérer les habitants de la ville !
Il déchanta vite en repensant aux gardes dragons. Il fallait qu’il trouve le moyen de les vaincre ! Après réflexion, il ramassa une corde qui traînait dans un coin, puis se rendit auprès de sa grand-mère et de ses amies qui ravaudaient du linge dans le dortoir. Il n’y avait qu’un homme-dragon à la porte, sa tête au museau allongé tourné vers l’intérieur de la pièce.
L’enfant se mit à quatre pattes et rampa à pas de loups jusqu’à la créature ; il passa discrètement la corde autour des jambes de métal et la noua solidement. Puis, se redressant, il bondit dans la salle. Quand le dragon voulut le suivre, il bascula lourdement en avant et demeura à terre, les bras battant le sol. Les dames se dressèrent en criant, mais le garçon sauta sur l’un des lits :
« Écoutez-moi ! J’ai le moyen de vous faire sortir de là ! Vous devez me faire confiance ! »
Sa grand-mère, Frau Klein et Frau Grimm semblaient prêtes à l’écouter, mais Fraulein Klimmt et Fraulein Gruss froncèrent les sourcils :
« Faire confiance à un vaurien tel que toi ?
— Oui, vous devez lui faire confiance ! déclara la vieille dame, les mains sur les hanches. C’est peut-être un vaurien, mais il en a dans la tête, lui, au moins ! »
Persuadées par cette tirade, les autres dames la suivirent vers la porte. Elle se tourna vers son petit fils en s’apercevant qu’il demeurait en arrière :
« Tu ne nous accompagnes pas ? »
L’enfant secoua la tête :
« Non, il faut que j’aide les autres… je n’ai pas beaucoup de temps ! Attendez-moi à côté de la grille, à l’entrée de la caverne ! Je vais les chercher ! »
Elle lui serra rapidement la main avant de filer avec une surprenante agilité, suivie de ses amies. Le garçon soupira de soulagement : restait maintenant à libérer les travailleurs, ce qui n’était pas si simple. Il ne pouvait lier les jambes des six hommes-dragons comme il l’avait fait pour un seul.
Une idée germa dans son esprit, particulièrement risquée, car elle ne pourrait fonctionner que grâce à la compassion des gens de la ville. Se faufilant entre deux gardes, il sauta sur le plus proche et se mit à le frapper de toute la force de ses petits poings :
« Vous n’avez pas le droit de nous retenir, de nous emprisonner ainsi ! »
Il se fit aussitôt ceinturer et soulever par la créature comme s’il ne pesait rien du tout.
« Au secours, à moi ! Ils vont m’emmener ! » se mit-il à sangloter et à gémir.
La plupart des villageois avaient cessé leur travail et le regardaient d’un air gêné, pour ceux qui ne détournaient pas les yeux. Mais Meister Gaspar considéra la masse qu’il tenait entre les mains. Le robuste forgeron à la tignasse rousse releva soudain le menton avec décision et se précipita vers l'être de métal. En prenant garde de ne pas frapper l’enfant, il lui asséna un grand coup sur la tête ; l'homme-dragon s’effondra aussitôt. Voir leur gardien ainsi abattu ranima l’énergie des prisonniers. Qui armé d’un marteau, qui d’une pince, qui d’une barre de fer, tous se ruèrent à l’assaut des autres geôliers qu’ils eurent tôt fait de neutraliser.
Meister Franz regarda autour de lui, comme s’il s’éveillait d’un mauvais rêve ; ses yeux se posèrent sur le garçon avec sévérité :
« Tu t’es fait volontairement capturer, n’est-ce pas ? »
L’enfant se mordilla la lèvre, gêné et embarrassé par ce ton réprobateur : il venait sans doute de perdre tout espoir de se faire engager comme apprenti. Il baissa la tête et avoua piteusement :
« Oui… Je l’avoue. »
Il sentit la main de l’artisan se poser sur son épaule :
« Bien joué, petit ! »
En voyant le sourire de l’horloger, l’enfant faillit fondre en larmes. Mais il se reprit, suffisamment du moins pour demander :
« Savez-vous qui a fait tout cela ? Est-ce que c’est... Garner ? »
Meister Franz soupira :
« Il portait un masque de métal, mais je crois l’avoir reconnu. Lui qui disait que personne dans la ville n'admettait son talent… Pourquoi est-il resté pour se livrer à... tout cela ? »
Le garçon écarta les mains pour montrer son incompréhension :
« Parce que c’est chez lui ? Mais ne tardons pas ! Une fois en ville, il faudra se débarrasser des faux villageois ! Mais je suis sûr que ça ne sera pas bien difficile ! »
Les travailleurs rejoignirent les vieilles dames ; le garçon confia son crochet à Franz qui força la grille. Ce fut un cortège triomphal qui le ramena chez lui. Jamais il n’aurait imaginé qu’il serait, un jour, reconnu et honoré par tous ces gens qui l’avaient toujours considéré comme un bon à rien. Les faux habitants furent bien vite mis hors d’état de fonctionner, tandis que chacun retrouvait sa place en ses foyers.
Dès qu’il fut sûr que sa vraie grand-mère, celle qui grognait et bougonnait, était de retour chez elle, l’enfant fila à la roulotte du docteur. Il le trouva attablé avec Garner, à qui il offrait le thé ; finalement, il n’avait rien de bien impressionnant : un homme mince et pâle, aux cheveux en bataille et aux yeux rêveurs.
En voyant entrer le garçon, il tourna vers Fantasmagoria un regard interrogateur. Le docteur haussa les épaules et ouvrit les bras :
« Je suis désolé de vous l’annoncer, mais vous devrez renoncer à votre main d’œuvre. »
Garner se leva subitement, manquant de renverser sur lui sa tasse de thé :
« Votre invitation n’était donc qu’une machination pour me tromper ! s’écria-t-il, d’un ton plein de reproches.
— Allons, calmez-vous, mon ami, répliqua son hôte avec un large sourire. Vous savez que tout cela n’aurait pas duré bien longtemps…
— Mais personne ne voulait m’écouter ! gémit l’ancien apprenti de Meister Franz en enfouissant son visage entre ses mains.
— Moi, je vous comprends ! Et je suis certain que ce garçon aussi. Viens t’asseoir, petit. Notre ami va nous expliquer pourquoi il a ainsi de la sorte ! »
L’enfant s’attabla auprès d’eux ; le docteur posa devant lui une tasse de thé fumant. Un peu rassuré, Garner commença son récit :
« Lorsque j’ai créé le dragon de la fontaine, les villageois l’ont trouvé trop original ; personne n’en voulait sur la place, j'ai dû user de trésors de persuasion pour qu'il y soit installé. Même l’Empereur a refusé de venir le voir. Je suis donc allé travailler dans d’autres villes, mais si je gagnais bien ma vie à prendre des commandes ordinaires, mon talent demeurait toujours incompris. Je me suis donc installé dans l’ancienne mine pour mener à bien le projet dont je rêvais… »
Ses yeux s’illuminèrent :
« Un nouveau dragon… Un énorme, magnifique dragon. Avec cette chaudière dans son ventre et une gueule capable de cracher du feu, il pourrait faire fondre toute cette neige, dégivrer ce ciel de glace et offrir le printemps à la ville. Alors, l’Empereur daignerait venir à Weissfells pour admirer mon oeuvre. Mais je savais que les villageois n’accepteraient jamais de travailler sur un projet aussi fou. Je les ai donc capturés et remplacés par des mécaniques… Mais à présent, tout le monde doit me haïr et mon rêve ne verra jamais le jour… »
Sa voix mourut, tandis qu’il essuyait une larme sur sa joue. Le docteur lui asséna une grande claque sur l’épaule :
« Moi, je crois en votre projet ! Si cet endroit est assez magique pour faire naître un fou tel que vous, alors tout est à espérer ! Même si nous ne sommes que deux… ou trois ? »
L’enfant sauta sur ses pieds et s’écria bien fort :
« Bien sûr, nous serons trois désormais pour faire rêver Weissfells ! Elle sera connue dans tout l’Empire comme la Ville au Dragon ! »
— Mais pas seulement… ajouta Fantasmagoria. Tu oublies mon cerf et ma sirène ! Weissfells deviendra la porte de tous les rêves ! »
Même si ce ne fut pas forcément simple, l’enfant et le docteur Fantasmagoria parvinrent à persuader les villageois que Garner ne leur avait jamais voulu aucun mal . Meister Franz et Meister Gaspar furent, bizarrement, les premiers à se rallier. Bien sûr, Fraulein Klimmt et Fraulein Gruss protestèrent, mais qui les écoutait ? Au fond d’elles-mêmes, elles étaient fières d’avoir vécu une telle aventure !
Et c’est ainsi qu’un an plus tard, la ville de Weissfells acheva son dragon, qui avait été remonté et réassemblé dans une caverne de rocaille juste aux abords de la ville ; ce fut là aussi, dans un lac cristallin et une forêt enchantée, que trouvèrent place les deux autres merveilles du docteur Fantasmagoria. Depuis, on dit qu’aucun endroit ne peut rivaliser avec Weissfells.
On raconte même que l’empereur Egedius Maximus Arbogast lui-même brave deux fois par an la neige et la glace pour visiter ce lieu fabuleux entre tous et regarder le dragon cracher des flammes en son honneur, et tout cela, finalement, grâce à un petit garçon nommé Simeon…
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