J'espère que ce récit vous plaira! Yuri
Blanc. Blanc. Blanc. D'habitude, Amy déteste cette couleur. Elle ne lui rappelle que trop bien les murs de l'hôpital. Mais là, cette blancheur immaculée, elle la trouve magnifique. Sans doute parce que c'est celle de la première neige, sans doute est-ce également parce qu'elle a rarement l'occasion de voir un tel paysage. Un souffle glacé vient caresser chaque centimètres de sa peau, apportant avec lui la si singulière odeur des troncs humides, et elle se surprend à trouver le froid qui l'enveloppe agréable. Puis doucement, elle se laisse tomber. Pour atteindre ce matelas de flocons qui recouvre le sol. Pour se prouver encore un instant qu'elle est en vie.
Le sommier de son lit se mit à grincer lorsque Amy s'y laissa choir, les bras grands ouverts, sortant brusquement de sa rêverie en ressentant la chaleur des draps. La neige n'est pas aussi tiède, ni aussi ferme. Le ciel d'où tombent les flocons n'est pas d'un blanc aveuglant comme l'est le plafond de sa chambre, dans laquelle il ne flotte que cette écœurante odeur de désinfectant et de médicaments. En un instant, elle était revenue à la réalité, arrachée à sa liberté imaginaire pour de nouveau se retrouver enfermée dans un monde où elle n'est qu'une malade, incapable d'aller plus loin que les couloirs de l'hôpital. L'hôpital, voilà l'unique paysage qu'elle n'ait jamais connu. Des murs blancs à rendre fou, des aiguilles, des patients plus ou moins condamnés et le monde extérieur qui évolue sous leurs yeux sans qu'ils n'en fassent jamais partie.
Les yeux d'Amy se perdent un instant sur le paysage que lui renvoie la fenêtre de sa chambre, celui là même qu'elle avait l'impression de fouler un instant auparavant, puis se posent sur sa sœur qui l'observe sans un mot. Elle lui sourit. Un sourire honnête. Sans aucune pitié. Voilà pourquoi Amy n'accepte guère que sa compagnie : parce que cette sœur jumelle qu'elle aime tant ne la regarde pas avec pitié, ne lui parle pas avec pitié, n'éprouve pour elle aucune pitié malsaine qui n'est gère réservée qu'aux malades, aux « condamnés » comme disent certains, celle-là même qui brise le cœur plus qu'elle n'y met du baume.
—Et ensuite, tu t'es vraiment allongée dans la neige ?
En se rasseyant sur sa couche, la jeune fille reprend la conversation là où elle s'était auparavant arrêtée, au moment où elle s'était évadée de la réalité. Sa sœur acquiesce en riant :
—Je voulais savoir quel genre de sensation ça pouvait procurer.
—Et ?
—C'est froid. J'ai eu l'impression que la neige me piquait à travers mes vêtements. Mais ce sont des piqûres plus agréables que celles qu'on te fait ici !
Les brunettes éclatent de rire, l'une parce qu'elle trouve sa comparaison amusante, l'autre parce que, de toute façon, elle ne sent même plus les perfusions plantées dans ses bras. Sa chair s'y est habituée.
Pourtant, un court instant, elle parvient à ressentir la morsure de la neige sur son dos.
La sonnerie annonçant la fin de l'heure des visites retentit soudain dans le bâtiment, invitant les intrus du monde extérieur à repartir de cet univers immaculé. Comme à chaque fois, Amy raccompagne sa sœur jusqu’à la sortie, traversant le parc ridiculement petit au bout duquel se trouve le passage entre les deux mondes. Si elle le désirait, il lui suffirait de ne pas lâcher le bras que lui prête sa jumelle pour le franchir et s'évader de son quotidien. Pourtant, comme à chaque fois, elle finit par la laisser partir. Et avec elle, elle voit partir la seule once de liberté que la vie lui ait permis de posséder. Elle l'observe partir. Sans un mouvement. Tant et si bien que les infirmières finissent par l'escorter jusqu'à sa chambre, lui conseillant d'une voix mielleuse de faire attention à elle, à son cœur.
Tout en gravant dans sa mémoire le paysage miniature que lui offre le jardin, la jeune fille retient un rire moqueur : à quoi bon ? Son cœur n'est déjà plus bon à rien. Dans un an, il ne lui permettra plus d'exister.
Tout en réalisant cela, Amy se surprend à remarquer que déjà, la neige chute des branches dénudées des arbres.
La fin de l'hiver approche peu à peu.
Rose. Rouge. Des couleurs criardes dans une chambre blanche. C'est tout ce que peut penser Amy en trouvant à son chevet un maigre bouquet de tulipes à peine écloses, disposé à la hâte dans un vase quelconque. Encore une preuve du passage express de son père, alors qu'elle était encore endormie. Comme d'habitude : il vient, lui apporte des fleurs, s'enquiert un instant auprès des médecins sur l'état de santé de sa fille, histoire de se donner bonne conscience. Puis il repart.
Elle le déteste. A chaque fois qu'il vient, il lui parle comme à une demeurée et la regarde avec toute la peine du monde. Et ses visites se finissent toujours dans les cris et les larmes, dans des colères qu'elle alimente souvent malgré elle. De fait, elle préfère encore recevoir des fleurs de sa part que son attention directe.
Vivement, elle ouvre la fenêtre de sa chambre afin de la débarrasser de l'ignoble parfum masculin qui y flotte. Plusieurs pétales de pruniers viennent se coincer dans ses cheveux, portés par l'air printanier. Agréablement frais, pas encore trop sec et portant avec lui la si particulière fragrance des feuilles nouvelles et des fleurs ouvertes trempées par la pluie.
Les troncs sombres défilent devant elle tandis qu'elle perçoit le bruissement de l'herbe sur son passage. Le ciel d'un bleu pale se découpe sur le feuillage verdoyant des branches, laissant percevoir d'imposants nuages d'un blanc laiteux. Amy se surprend à observer cette étendue azurée avec nostalgie comme si au fond d'elle, elle savait qu'elle ne serait bientôt plus en mesure de la contempler. Ce ciel devient un instant la plus belle chose qu'elle puisse observer, la seule chose qui donne un sens à son escapade.
Puis sans prévenir, une branche laisse retomber toute l'eau de pluie accumulée auparavant. L'eau fend l'air pour venir s'écraser sur son visage.
Le fracas avec lequel le vase explose au sol attire les infirmières jusqu'à la chambre de cette malade qui leur cause parfois tant de soucis. Mais que peuvent-elles lui dire, si ce n'est de « faire attention » ? Elles ont parfois l'impression que cette fille cherche quelque chose sans réussir à trouver l'objet de ses désirs et que, de fait, elle met volontairement dans l'embarras ceux qui l'entourent :
—Que s'est-il passé ?!
—Ma sœur a juste fait tomber ce vase, ce n'est rien ! »
Amy retient un sursaut : depuis quand sa sœur jumelle est-elle ici ?! Elle ne l'avait pas entendu entrer :
—Et toute cette eau sur ta tête ?!
—J'avais chaud. »
A quoi bon leur expliquer qu'afin de rendre son évasion mentale plus réaliste, elle avait jugé bon de s'asperger d'eau ? Que dans l'ivresse de cette liberté fictive, elle n'avait pas réalisé de suite ce qu'elle était en train de faire ? Elles ne comprendraient pas.
L'infirmière qui est chargée de s'occuper d'elle -et que sa sœur aime surnommer « Dame Hippocampe » en référence à son nez long à l’extrême- l’emmène se changer tandis que l'on porte les draps à sécher. Amy la suit, sans prêter attention aux fleurs qu'elle écrase sous ses pieds. Elles sont déjà fanées.
Dommage...Le printemps, de par son atmosphère, est la saison la plus agréable pour ceux qui vivent enfermés mais aussi, hélas, la plus courte de toutes.
Vert. Bleu. Vert. Des couleurs de l'extérieur qui se reflètent mal à travers les vitres épaisses des fenêtres. L'air dans les chambres est désagréablement frais. Une fraîcheur artificielle. De fait, Amy préfère passer ses journées à l'ombre des arbres du parc.
Personne ne le lui déconseille. « C'est son dernier été après tout, elle peut bien en profiter ! ». Sans doute est-ce que le corps médical pense, tout en gardant un œil distrait sur elle.
—Emmène moi voir cet endroit.
Les yeux rivés sur les tournesols que sa sœur lui a apporté et qu'elle a eu tant l'air d'apprécier cueillir, Amy lui fait la seule demande égoïste de sa vie.
—Pardon ?
—Emmène moi voir cet endroit.
Elle sait bien que sa sœur a bien compris sa demande, aussi la répète-t-elle afin qu'elle en saisisse toute l'importance :
—Très bien.
Sa sœur se lève, lui tend la main en guise d'invitation au départ. Elles traversent en courant le parc, l'allée. L'hôpital se fait de plus en plus petit, de plus en plus lointain. Puis la grille. Et la grille elle même disparaît derrière les deux jeunes filles.
La ville se fait également plus lointaine après quelques instants, comme si elle n'eut été qu'un rideau de béton avant la véritable liberté.
Un champ d'un jaune aveuglant. Des tournesols.
Devant un tel spectacle, Amy ne peut que s'émerveiller, en oubliant son cœur qui cogne avec violence dans sa poitrine Un pas, puis deux. Ses doigts se séparent de ceux de sa sœur tandis qu'elle se faufile dans cette mer éclatante. Elle sent sous ses pieds nus la terre encore humide, les feuilles des fleurs qui se frottent à ses jambes, le soleil taper sur sa peau blanche. Il y a si longtemps qu'elle n'avait pas ressenti tout cela. Et ces sensations nouvelles font monter en elle une béatitude qu'elle s'ignorait pouvoir ressentir.
Quand elle se retourne pour partager cette euphorie avec sa sœur, elle remarque qu'elle n'est plus là. Revenant sur ses pas, jusqu'à l'endroit où elle a laissé ses claquettes en bois, elle ballade son regard aux alentours : sa sœur a disparu. Sans doute avait-elle autre chose à faire... ?
Bravant cette solitude nouvelle dans ce monde inconnu et tant idéalisé, Amy se décide à traverser le champ de tournesols pour aller au delà, dans cette forêt qui semble lui tendre les bras, tirant un peu plus sur le lien qui l'attache à son monde de malade et qui lui semble de plus en plus élastique. Lorsqu'enfin elle l'atteint, elle remarque que déjà le feuillage émeraude des arbres rougit sous les rayons ardents du soleil et se laisse choir petit à petit.
La chaleur si insupportable qui caractérise l'été semble mourir sous l’assaut d'un vent humide.
Bruns. Rouge. Orange. Des teintes plus douces que celles qui caractérisent le printemps, agréables à regarder à l’œil nu, sans aucun prisme.
Assise contre le tronc d'un arbre sinueux, Amy observe avec attention chaque feuille qui tombe et qui, dans une dernière valse avec le vent, vient se laisser mourir près d'elle. Faiblement, elle saisit la tige de l'une d’entre elles puis la fait tournoyer entre son index et son pouce : ce simple spectacle l'amuse suffisamment pour oublier sa respiration sifflante et son palpitant qui se fait de plus en plus faible.
—Tiens... tu es revenue...
Traçant un sourire amusé sur son visage livide, Amy se penche légèrement pour faire face à sa sœur. Celle-ci acquiesce sans rien dire :
—Pourquoi as-tu disparu...?
Au milieu du bruissement sec des feuilles mortes, la question retentit et vient jusqu'aux oreilles de celle à laquelle elle est destinée. Celle ci s'approche, s'agenouille devant son double afin de lui faire face puis pose sa main sur son visage rongé par la maladie :
—Tu n'avais plus besoin de moi.
—C'est vrai...
Dans un ultime effort, Amy accentue le rictus candide que tracent ses lèvres déjà glacées, son esprit embrumé par le délire grandissant que son imagination lui offre comme dernier rêve.
—C'est vrai, j'avais réussi à pénétrer dans ce monde que j'ai tant fantasmé...pourquoi aurais-je eu encore besoin de toi, d'une liberté fictive que je m'étais inventée ? Et maintenant...
—Maintenant, je reste avec toi. Et je partirai avec toi. »
Lui adressant un sourire sincère, son double vient poser sa tête sur l'épaule d'Amy, attendant patiemment la fin. La jeune fille esquisse un rictus affectueux, les yeux rivés vers le ciel d'un gris sale que laissent entrevoir les branches dénudées des arbres. Elle laisse échapper un petit rire en réalisant que l'automne prend déjà fin et qu'avec lui, son cœur abandonne petit à petit ses fonctions.
Pour se donner du courage, elle mêle ses doigts à ceux de sa « sœur », sa liberté ; et se laisse bercer par le souffle glacé du vent.
Avant de se décider à s'endormir, elle remarque que du ciel gris tombe quelque chose de blanc. Et tout se recouvre de blanc. Blanc. Blanc. Blanc.
La première neige vient lui tisser un linceul immaculé. Un dernier souffle. Quatre saisons.
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