Je regarde à droite et à gauche en sortant. Quelle idiote ! Aucune voiture ne passe à cette heure-ci. Je ne fais que retarder l’inévitable.
Il est temps de reprendre la marche. Normalement le silence est censé être rassurant. Là il plane au-dessus de moi comme une menace.
J’avance en quête d’un indice me permettant de localiser l’aigri. Peut-être en fais-je un peu trop ?
Des bruits de pas appuyés se font entendre derrière moi. Le rythme est celui d’une simple marche aucunement discrète. Ça ne suffit pas à me rassurer. Je tente un coup d’œil furtif. Il se tient à une quinzaine de mètres de distance sans se dissimuler en aucune façon.
J’accélère. Il accélère. Je ralentis. Il ralentit. Ce salaud s’amuse. Un peu comme le chat qui torture une souris avant de la manger. J’aimerais avoir une autre explication à son changement d’attitude.
Je continue avec cette épée de Damoclès derrière à la place d’au-dessus. Mon calme subsiste encore grâce à Earl. Je n’en espère pas beaucoup. Mais il sera au moins capable de servir de diversion, lors de ma fuite. Et ne comptez pas sur moi pour avoir des remords à son sujet.
Earl risque de subir probablement une bonne raclée. Le sort que me réserve l’aigri, doit être bien pire. De toute façon un petit escroc comme lui finit toujours mal.
Tout en marchant je finis par réaliser mon erreur. Je suis entrain de guider un maniaque jusqu’à mon domicile ! Quelle conne ! J’aurai dû fournir un autre point de rencontre à Earl. Seulement entre la fatigue et la panique, ça ne m’est pas venu à l’esprit. A présent je suis coincée.
Quelqu’un accourrait si j’appelais à l’aide ? Dans le meilleur des cas un résidant regardera au travers des rideaux et contactera la police, qui arrivera après la bataille. Puisque l’aigri arrêtera probablement de jouer pour entrer dans le vif du sujet.
Nous sommes arrivés.
Le vieux Bay Ridge constitue une sorte d’anomalie.
Ces maisons individuelles et décrépites avec leur petit jardin, ne sont pas à leur place au sein de la fourmilière new new-yorkaise. Elles appartiennent au passé. Cette impression de ville fantôme est d’ailleurs renforcée par la discrétion des habitants.
Ils n’ont rien d’irréductibles défenseurs des temps anciens. Ce sont juste des gens ayant hérités de logements encore peu près habitables et trop fauchés pour les quitter. Alors forcément ils font profil bas.
Et c’est dans ce décor que va avoir lieu le grand final. Difficile de trouver moins épique.
A quelques mètres de moi il y a ma maison. Comme j’ai envie de m’y réfugier. Je dois prendre sur moi, ne pas révéler mon adresse à l’aigri. Des phares font leur apparition. A part Earl, qui d’autre se rendrait en pleine nuit ici ? Mon calvaire prend fin. La cavalerie arrive.
L’aigri se retourne immédiatement vers le véhicule comme si lui aussi connait les raisons de sa présence. Le conducteur se gare et éteint ses phares.
Je devrais en profiter et filer. Pour une fois que quelqu’un fait quelque chose en mon honneur, il n’est pas question de rater le spectacle. Et puis il y aussi l’orgueil de l’autrice. Après tout n’ai-je pas écrit cette scène ?
Je reconnais la silhouette d’Earl entrain de sortir sur la gauche. Qu’est-ce qu’il nous prépare ?
Soudain le tonnerre retentit. La fenêtre de la portière n’est plus là. Un autre coup de foudre se fait entendre. Earl tombe à terre. Enfin le silence revient. En l’absence de son ma vue me renseigne. De la fumée s’échappe de la main droite de l’aigri. En fait c’est trop allongé pour être une simple main.
Un bruit plus léger à droite de la voiture fait son apparition. Un objet vient de tomber. Instinctivement je regarde par là. Quelqu’un est entrain de partir. Dempsey est là aussi. Face à l’action de l’aigri il a laissé tomber son arme et préféré fuir.
L’aigri jusque là si balourd dans ses mouvements à cause de tous les verres engloutis à l’hôtel, devient presque graçieux. Il saisit son arme des deux mains, l’aligne sur sa cible, et enfin tire. Dempsey tombe à son tour.
Quant à moi je demeure immobile. Je ne réalise pas encore ce qu’il vient de se produire. C’est exactement le contraire du coté de l’aigri. Il n’y prête pas la moindre attention, et revient vers moi l’arme toujours à la main.
Quelques lumières s’allument chez mes voisins. Il ne faut pas attendre plus de leur part. L’aigri arrive à ma hauteur en titubant. L’alcool reprend ses droits.
Il déglutit, tangue un peu, mais à la place du vomi des mots s’échappent de sa bouche.
« Des vautours. Voilà ce que vous êtes. »
Qu’est-ce que je suis censée dire ? Le sens même de ses paroles m’échappe.
« A peine Vannie enterré vous traquez ses fidèles. »
Vannie c’est le surnom de Charles Higgins. La situation devient un peu plus clair.
« Tu croyais me piéger sale garce. Tu m’allumes pour que je te suive et après t’avertis des complices. »
Il pense que j’ai voulu le faire abattre. Je suis morte !
« Mais j’ai compris ton manège quand t’es ressortis de cette boutique sans rien. Si c’était pas pour acheter, t’y es allée pourquoi ? Téléphoner, bien sûr. Moi on ne m’a pas comme çà. Schultz, Pisano, Steinberg, je vais tous les descendre ces fils de pute. »
Les explications achevées on en revient au point de départ. Je suis son oreille attentive et forcée.
« La police va finir par arriver. » Lui dis-je.
Je vais mourir. J’en ai parfaitement conscience. Alors autant me dispenser de ce numéro pathétique en accélérant le mouvement.
« Tu crois que les poulets me font peur. T'as une idée de combien de mecs j'ai descendu ? »
Je ne l’écoute même plus. Je refuse de lui accorder ce plaisir. Lui-même croit-il à son discourt le décrivant comme si exceptionnel ? En réalité son histoire est banale à pleurer. Un gang se taille un territoire dans la ville. Puis un autre le lui dérobe. Et ainsi de suite depuis la naissance de New York.
A la rigueur on peut accorder à la bande de Higgins le mérite d’avoir durée assez longtemps.
Des bruits de moteurs me tirent de ma torpeur. La police a fait vite. Une grande première. Il faut dire que depuis quelques années leurs véhicules sont équipés de radios.
L’aigri est trop stupide, et désespéré pour se rendre. Alors il tire. Avec Dempsey il prenait la pose et visait. Là il balance d’une seule main ses balles vaguement dans la direction des deux voitures. Celles-ci freinent brutalement.
Un petit son mécanique à peine perceptible clôt tout ce vacarme. L’aigri se met alors à recharger son arme au milieu de la rue, comme il changeait une roue ou repeignait la façade de sa maison. C’est tellement surréaliste.
Une occasion pareille ne se rate pas. Le tonnerre revient. L’épaule gauche de l’aigri sursaute, puis sa tête explose. Les sommations d’usage ? Un conte pour enfant.
Finalement l’aigri à ce qu’il voulait : une mort à sa convenance. Moi je n’étais au départ que le dernier repas du condamné, qu’un quiproquos a transformé en un ultime coup d’éclat.
A présent je suis ailleurs. Dans ma tête j’étais déjà morte. Que suis-je censée faire ?
Un des policiers s’approche de moi. Il rengaine. Son regard me plait. On y sent de la compassion. Ses lèvres s’agitent. Pourtant je ne perçois aucun son.
Progressivement des mots font leur apparition.
« Mademoiselle. », « Blessée. ».
Ne ressentant aucune douleur, je fais non de la tête.
« Habitez. », « Où. »
Je pointe du doigt la porte de ma maison.
« Appelez. », « Nom. »
C’est plus dur. Je dois ouvrir la bouche. Mon prénom et mon nom en sortent.
« Reposez. », « Après-midi. », « Déposition. », « Commissariat. »
« Merci. » J’aimerais tant le dire à ce personnage un peu humain en face de moi.
Malheureusement je ne suis plus en état de le faire. Seul quelques pas et une serrure me séparent de la fin de mon supplice.
Dormir, je vais enfin pouvoir dormir, et oublier toute cette crasse le temps de mon sommeil.
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