La nuit s’achève. Je rentre à pied. S’il y a bien une chose qu’une serveuse sait faire, c’est marcher. Quant au risque d’agression nocturne, nous sommes dans le quartier de Bay Ridge à New York.
Un endroit plutôt tranquille bien plus similaire à Staten Island à quelques brassées en face, que le borough agité de Brooklyn dont il fait pourtant partie.
On a bien un caïd local ou plutôt avait. Il s’est fait buter en juin dernier. Dommage il était bien représentatif du quartier. Charles Higgins était un mick (gangster irlandais) alors que depuis de nombreuses années les italiens et les juifs mènent le jeu.
Higgins était en retard un peu comme notre architecture : des alignements de bâtiments se situant à mi-chemin entre le cottage et l’immeuble collectif, ne dépassant pas trois étages avec des petites boutiques au-rez-de-chaussée. C’est sûr qu’on est loin des hauts buildings de Manhattan.
Il me tarde d’être dans mon lit. Malgré mon état comateux je perçois sa présence. Peut-être à cause de ses bruits de pas, de son ombre, ou tout simplement parce que la rue est déserte ? Honnêtement je n’en sais rien. Tout comme j’ignore la raison pour laquelle je me retourne vers cette personne. Sans doute une sorte de réflexe. A peine j’effectue ce geste, que la silhouette s’engouffre dans une ruelle à proximité.
J’ai tout de même le temps d’apercevoir son pardessus. Ça me réveille. C’est le client aigri, qui m’a traité de brave fille !
Je recommence à avoir peur. J’ai déjà eu à faire à un maniaque de ce genre. Il vous matte parce que vous êtes présente, et cogite un peu trop dans sa tête. Peut-être est-ce plutôt moi, qui cogite un peu trop ?
Je continue mon chemin aux aguets, et m’en vais constater mon délire. En fait non je suis bel et bien suivi. Trop crevée pour réfléchir convenablement, je cherche un refuge à proximité.
Justement j’en vois une ébauche avec cette petite épicerie faisant nocturne. L’intérieur me fait douter. Eclairage faiblard, rayons presque vides, c’est vraiment ouvert ? Ah si il y a quelqu’un au comptoir.
Je ne sais pas trop, si je dois m’en réjouir. Un soupir associé à un regard harassé, ma visite ne lui fait pas plaisir. Pourquoi ? C’est la première fois que je le vois. Il y a des gens comme ça, qui n’aime pas l’humanité en général.
Vue que je suis là autant tenter de rester tout de même dans cette sécurité relative. Mes mots sortent alors péniblement de ma bouche.
« Je voudrais... »
« Vous en avez déjà eu assez. » Me coupe l’épicier avec un soupçon d’agacement dans la voix.
Ne parvenant pas à saisir l’allusion, je continue et finis par trouver une idée.
« ....téléphoner. »
Cette demande décrispe légèrement l’épicier.
« L’appareil est juste dans le fond à droite. »
N’étant pas en état de le faire je ne cherche pas à comprendre, et suis les indications. Effectivement il se trouve un téléphone dans un coin suffisamment isolé afin de préserver un minimum d’intimité.
Dans ce lieu restreint des relents de sueur et d’alcool me viennent au nez. Je réalise que ces odeurs viennent de moi, et comprend enfin la première réplique de l’épicier. Il me croyait en quête d’alcool.
Je m’égare. Cet appareil est censé me fournir de l’aide. J’y glisse une pièce avant de rester immobile. Qui puis-je contacter surtout à cette heure ? La police ? Vu mon travail je risque des embrouilles. Comment leur expliquer que je finisse si tard alors qu’officiellement je fais les chambres ? Sans parler de mon patron, qui risque de me prendre pour une balance.
Qui serait prêt à venir me secourir, qui tiens à moi ? Earl ? Soyons sérieux. Sa petite personne passe bien avant la mienne. Tiens ça me donne une idée. Elle me plait trop pour ne pas l’essayer. La standardiste me redemande un numéro agacée. Je lui fournis celui de l’immeuble d’Earl.
Mine de rien je tente un sacré coup de poker. Earl ne peut s’offrir qu’un logement avec un téléphone collectif au rez-de-chaussée. Sans compter que vu l’heure peut-être dort-il à poing fermé ? Il est partit bien avant moi en compagnie de son complice. Ça ne veut pas dire qu’il se soit couché immédiatement. Enthousiaste comme il était, il a pu prolonger la nuit. Il est même possible, qu’il ne soit pas encore rentré.
Il faut que j’arrête de me paniquer. De toute façon je suis en sécurité à l’intérieur. Du moins je l’espère. Ça sonne une fois. Je patiente. Deux fois. Je m’inquiète. Trois fois. Ça décroche. Je me réjouis. Au bout du fil c’est monsieur Lem, un vieux polack. Je suis écœurée.
Une petite devinette. Si vous réunissez trois polonais dans une pièce, qu’est-ce que vous obtenez ? Cinq avis différents.
Je lui demande juste de frapper à la porte de son voisin. Et il me fait des histoires. Pourquoi est-il déjà réveillé au fait ? A mon avis c’est le genre de concierge bénévole toujours à surveiller tout et tous.
Je hausse le ton. Lem finit par céder. S’il aime bien connaitre les affaires des autres, en revanche il ne veut pas en avoir personnellement.
Enfin la voix d’Earl parvint à mes oreilles. C’est déjà une victoire. Elle est pâteuse. Son propriétaire a été plus raisonnable que prévu.
Je n’aime pas les grandes phrases pompeuses. Par conséquent j’entre directement dans le vif du sujet.
« Après ton départ un type a demandé après toi. »
« De quoi ? »
J’ai capté son attention. Une deuxième victoire grâce à ce retour de bâton fictif.
« Il a fournit ta description et celle de Dempsey. »
« Et qu’est-ce que tu lui as raconté ? »
Il doute de moi. On est vraiment un couple uni.
« Rien. Je ne veux pas être mêlé à tes histoires. Sauf qu’il se doute de quelque chose et me suit depuis la fin de mon service. »
Il marmonne sans doute afin de dissimuler la joie de se savoir hors d’atteinte. J’aimerai dire que je suis surpris. Hélas ce n’est pas le cas.
« Écoutes. Le mieux c’est de lui raconter que tu m’as confondus avec un autre...»
Il brode cet enfoiré afin de ne pas se bouger.
« S’il me choppe, j’hésiterai pas une seconde à te balancer. »
« Sa...» Commence-t-il à dire avant de se reprendre. « Il est tout seul ton gars ? »
Il panique. La situation le dépasse. Je le secoue un peu.
« Tu passes me prendre. »
Ce n’est pas une menace, ni un ordre. C’est plutôt une évidence comme dire qu’il pleut.
« Où ? »
Ce simple mot me laisse sans voix. Moi qui était si fière de mon plan, je réalise à présent qu’il est comme ma grand-mère à savoir bancal.
Accueillant comme il est, l’épicier ne me laissera pas flâner bien longtemps dans sa boutique. Je ne me vois pas non plus attendre dehors. J’y serai trop exposée.
Une solution ou plutôt un bricolage prend forme dans mon crâne.
« Sur le chemin menant à chez moi. »
Au moins je serai en mouvement. Ça diminuera les risques. Je me résigne à sortir. La peur revient. Tant pis si je renforce le poncif sur l’intuition féminine, mais je sens que ça va mal finir.
Entre un escroc foireux et un maniaque bourré, comment pourrait-il en être autrement ?
Et dire que je voulais juste dormir. C’est trop demander ?
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