Gamzatti, Ajay
Cette dernière est penchée sur une table basse. Elle relève de temps à autre la tête vers la fenêtre grande ouverte, qui donne sur un paysage nocturne.
De grands bruits de pas retentissent. Entre Ajay.
Ajay (avec vivacité) : Ah, chère cousine ! Chère cousine, ma joie est grande, trop grande pour ne pas éclater et ne pas être partagée ! Et vous êtes bien difficile à trouver par cette heure tardive !
Gamzatti : Tardive, en effet. Et vous semblez désireux de réveiller chaque hôte de cette maison pour mieux me trahir à leurs yeux. Les servantes auraient tôt fait de rapporter votre présence aux oreilles de mon père, et là que deviendrai-je ? Mais confiez-moi donc, Ajay, confiez-moi la source de votre fièvre.
Ajay (baissant la voix) : Les honneurs, enfin ! La reconnaissance, la gloire ! Mes vers portés devant les grands de ce monde, donnés tout le mois devant les nobles, les princes, les plus riches, les plus importants ! Les palais, l'or et le brocart se tenant pour toile de fond ! L'audace enfin me permet de récolter les fruits de la renommée ! L'acharnement d'une plume avisée est venu payer sa dette, et m'offre plus qu'espéré ! (s'enflammant) Réalisez-vous, Gamzatti ?! Le nom d’Ajay porté en triomphe, ses œuvres entrant dans la prospérité ! Quelle autre récompense aurait su davantage me plaire sinon celle-ci ? Aucune, c'est certain ! Aucune autre que la gloire pour encenser mes écrits ! Une récompense qui pour vous semble tarder hélas, car de vos œuvres le monde ne voit l'encre, ni le papier. (Taquin) Ma chère cousine serait-elle par trop pudique, par trop poltronne pour laisser sa prose s'envoler au-delà de ses fenêtres ? Ou serait-ce seulement l'humilité exacerbée qui de ses liens retient captives vos ambitions ? Les maintient dissimulées dans le voile sombre de la nuit ? Votre talent est une étoile par trop brillante pour demeurer ainsi dans l'obscurité ! Et je crains que vous ne réalisiez l'erreur que vous commettez en écrivant à la seule lueur de votre lanterne...
Gamzatti (aimablement) : Cher cousin, vous vous inquiétez d'un rien et je commence à me lasser de votre prévenance excessive. Vous m'indisposez en vérité. Et cette indisposition me pousse à vous considérer comme tout à fait désobligeant. Vous parlez de génie et de talent, de gloire et d'audace sans seulement vous interrogez sur les différences qui nous opposent en tout point ! Vous craignez que ma plume perde de sa finesse à force de demeurer dans l'ombre, bien cachée dans un recoin de cette maison ? Eh bien, faites taire cette appréhension ! Elle ne souffre pas d'être ignorée des autres, de n'avoir pour compagne que les ténèbres et le silence de la nuit. Elle reste cette anonyme que la flamme vacillante éveille et incite à la confidence. Croyez-moi, ou si vous n'y parvenez pas, persuadez-vous que je mens par pure mauvaise foi. Mais jamais je ne me surprends à désirer le soleil pour remplacer la mèche de ma lampe.
Ajay : Vous êtes trop extravagante pour que je puisse vous comprendre.
Gamzatti (riant): Pour cela, il faudrait que vous soyez Gamzatti à sa table et moi Ajay à la sienne. Que nos yeux constatent la réalité de l'autre, que nos plumes soient animées d'égales aspirations. Que nous rêvions en commun, sans qu'aucune barrière ne nous en empêche.
Ajay : Quelle barrière empêche d'aspirer à la gloire ?
Gamzatti : Vous, aucune. Vous rêvez de grandeur avec la force violente et orgueilleuse d'un lettré reconnu par son entourage.
Ajay (interdit) : Quel auteur n'aspire pas à tout cela ?
Gamzatti : Certains n'y aspirent pas.
Ajay : Des couards sans une once d'audace !
Gamzatti : Alors la couardise a du bon, puisqu'elle me permet d'apprécier ce qui vous est étranger.
Ajay : Elle vous aveugle.
Gamzatti : C'est possible.
Ajay : Elle dévalorise votre talent ! Si vous osiez, si vous aimiez véritablement votre art, vous vous dresseriez contre cette obscurité ! (s'emportant) Vous arracheriez ses voiles nocturnes pour laisser entrer les rayons du jour !
Gamzatti : Ajay, le sentez-vous ?
Ajay : Quoi donc ?
Gamzatti : L'air.
Ajay (désinvolte) : L'air...l'air ! Le même que d'habitude ! Lourd, commun, irrespirable !
Gamzatti : Non.... Vous ne le sentez pas bien. (Approchant de la fenêtre) Il est plus doux. (Approchant encore) Plus frais. (S’accoudant au chambranle) Plein de ces odeurs enivrantes qui ne se révèlent qu'au cœur de la nuit. Comme autant d'opium offert aux insomniaques, aux rêveurs.... (Se retournant vers Ajay) Le sentez-vous ? Le jasmin du jardin a mêlé son parfum à celui de la nature endormie et des amandiers somnolant. (Se tournant de nouveau vers le paysage) En même temps, il a cette odeur sèche de terre battue...Celle du sentier en dessous, qui respire à nouveau après avoir été malmené des heures et des heures. Il a cette odeur qui saisit les sens et les maintient éveillés. Plus d'épices ! Plus de puanteur ! Plus de folle agitation pour la dissimuler !
Ajay (hautain) : Vous vous charmez de peu.
Gamzatti : Je me charme de ce qui est trop peu pour vous plaire. Vous aimez écrire face à une foule fourmillante, au spectacle furieux qui secoue la ville le jour. Eh bien ! Là, il n'en est rien. La mer d'âmes s'est retirée sous les toits. Le monde m'appartient, le ciel et ses étoiles sont miens ! Quand le jour tout cela m'est interdit, caché, réduit à rien ; la nuit ils deviennent mes muses, mes compagnons, mes amants. Et il faudrait me réduire en cendres pour que je m'en détourne ! Je respire enfin, Ajay, quand le jour me ferait suffoquer et tuerait en moi la moindre étincelle d'imagination ! Écrire en plein jour, ce serait renoncer à ma liberté ! Écrire en plein jour, ce serait être infidèle à cette beauté offerte à mes yeux seuls ! Ce serait me passer la corde au cou, m'immoler dans un feu féroce, me donner en pâture aux bêtes sauvages, me laisser étouffer par les lèvres de la terreur. Troquer le silence de la nuit, ses senteurs enivrantes, la complicité qu'elles inspirent entre ma plume et mon esprit...Ce monde dont je me persuade être la seule souveraine à la vulgarité fougueuse et bruyante du jour... (Riant) Oh non, je ne le pourrais ! Plutôt renoncer à mille bons partis demandant après moi qu'au seul amant que mon cœur réclame.
Ajay : Un monde de rêve qui n'a à vous offrir rien d'autre que des chimères d'inspiration. L'existence n'est pas que senteurs et beauté éphémères qui ravissent certes les sens mais limitent l'inspiration. La réalité est toute autre. Elle se déroule dans le théâtre humain qui se joue sous vos fenêtres, celui-là même que vous dénigrez et duquel vous vous tenez éloignée pour mieux vous enivrer de... (Il hésite un instant) De sottes rêveries d'enfant !
Gamzatti : De sottes rêveries d'enfant qui pourtant semblent attiser votre intérêt. N'êtes-vous pas le plus exalté quand vous me surprenez à achever une fable ?
Ajay : Pure curiosité.
Gamzatti (amusée) : Si vous le dites. Quoiqu'il en soit, ce sont ces chimères illusoires qui forment à mes yeux le plus beau terreau de l'imagination. Celui dans lequel la corolle du rêve s'épanouit, dans lequel les plus beaux vers, les plus belles idées naissent et croissent. Jamais votre muse d'or ne saurait mieux m'inviter aux plus intimes confessions que celle qui m'accompagne chaque soir, silencieuse et solitaire. J'aime à contempler sa face parsemée d'astres, tandis que l'encre sur le papier trace les lettres d'impudiques aveux, donne la parole aux plus intimes secrets de mon cœur. Mes rêveries d'enfant alors deviennent mon soulagement, les voiles de la nuit mon abri dans lequel le masque quotidien tombe, les larmes coulent, les rires éclatent, la joie déborde... (S'approchant d’Ajay) Vous avez raison, Ajay. Je suis une exubérante. Une folle.
Ajay : Certes.
Gamzatti : Mais vous savez, j'aime cette folie qui me transporte aux confins du songe. En elle, je me sens si entière, si vivante dès lors que ma plume vient à valser sur le papier. J'aime écrire lorsque la lune est au plus haut de son prestige, j'aime en faire le portrait...J'aime qu'elle soit ma seule confidente lors des obscures nuits de mon âme. Et cela, personne ne saurait me l'arracher. Que l'on m'empêche d'écrire ! Ma prose continuera de vivre dès lors que la nuit continuera de nimber le monde de son obscurité ! Elle vivra clandestinement dans mon cœur comme un amour impossible pourtant plein de cette saveur qui prête à sourire.
Ajay : Votre romantisme aura raison de vous plus promptement que la multitude que vous craignez.
Gamzatti : Que mon amour, aux confins de la nuit, m'emporte alors ; comme le soleil repousse au loin les étoiles et fait ombrage à la lune. Que ma folie prenne fin à l'aurore, que la flamme passionnée qui me consume s'étouffe lorsque le ciel s'embrase de mille flambeaux. Voyez, le ciel déjà rougeoie au dehors, le monde s'éveille et avec lui mon exaltation se rendort. Voyez, Ajay ! La flamme de ma lanterne se fait plus timide face à la lumière du jour, l'encre sur mes pages se révèle plus sombre qu'alors. (Refermant son cahier, récupérant son encre et sa plume) Partez, rejoignez les vôtres avant que par cette muse que vous aimez votre présence ne soit dévoilée sous le toit de mon père. Fuyez au loin, loin de cette cousine enfiévrée qui dès à présent retourne à sa tranquillité. Car que serait une amante qui s'enflamme en l'absence de l'être qu'elle chérit et se trouve maussade à son retour par excès de passion ? (Serrant la main de Ajay) Quittons le rêve, Ajay. Rejoignons nos réalités, nos devoirs, nos existences jusqu'à ce que la nuit, à nouveau, nous enlève et nous dérobe à nos sens. (L'embrassant) Souriez, cher Ajay, et portez dans la lumière du jour le souvenir de votre Gamzatti. Car dans le silence de la nuit, soyez assuré que mon cœur vers vous sera tourné, et que pour vous j'aurai une pensée.
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